Ampère, André-Marie à Maine de Biran, Pierre
(1)
[autour du 5 juin 1815] Mon bien cher ami, j'ai eu un bien grand plaisir en recevant votre dernière lettre,
en y lisant que vous n'êtes plus tourmenté d'autant d'inquiétudes sur la
santé des personnes qui vous sont le plus chères. J'espère que vous
pourrez, en attendant mieux, retrouver du moins assez de tranquillité pour
rédiger enfin cet ouvrage auquel je regarde comme attaché le sort des sciences
psychologiques. Ce dont je ne doute point, et dont je voudrais que vous eussiez la même
conviction, c'est que le succès qu'il obtiendra tant en France que dans
l'étranger, dépend uniquement du parti que vous prendrez sur cette question
fondamentale : y a-t-il quelque chose de primitif qui puisse être considéré
comme donnant immédiatement une connaissance nouménique ? Si vous l'admettez vous
n'ajoutez rien à ce que d'autres ont déjà fait, il vous devient impossible
de réfuter le kantisme, et d'établir sur un fondement solide la distinction des
qualités premières et des qualités secondes. En effet que l'on emploie
comme Reid les mots de sensation et de perception pour désigner cette distinction
supposée primitive, ou qu'on se serve de tout autre mot, il n'importe. Comme l'esprit
humain est nécessité, soit par les catégories de l'entendement comme
dirait Kant, soit par une de ses lois, soit enfin par les habitudes de toute sa vie, à
finir par chercher ce qui se passe nouménalement dans le point de vue objectif, entre
les substances, il faudra nécessairement en venir à considérer l'âme
et la matière comme deux noumènes distincts, à regarder l'âme comme
douée de la double faculté de recevoir des modifications de la part de la
matière et d'en créer d'autres en elle-même, vi insitâ. Soit
que le concours de l'organisation soit nécessaire dans ce dernier cas, comme vous
l'établissez, soit que l'âme n'en ait pas besoin, comme le disent d'autres
psychologistes qui admettent la pensée et la personnalité sans que l'âme
agisse sur la matière, par une sorte d'action sur elle-même à la
manière de Fichte. Dans l'un et l'autre cas, la perception comme la sensation, est une
modification produite par une cause extérieure, mais dans l'âme substance, en
sorte qu'elle est soumise comme la sensation aux formes subjectives de l'entendement, et
l'émesthèse est le produit de l'activité de l'âme. Ce produit est un
de ses modes, mais un mode qu'elle ne reçoit point d'une cause étrangère,
l'émesthèse n'est pas plus l'âme substance que l'intuition du bleu n'est la
substance d'indigo qui donne lieu à cette intuition. De même que Descartes a fait
un grand pas, confirmé par tout ce qu'on a dit depuis lui, en distinguant deux choses,
savoir : l'intuition et la matière de l'indigo, longtemps confondues parce que l'usage
les nommait également couleur bleue, de même, et c'est là une de vos plus
importantes découvertes, vous avez distingué deux choses :
l'émesthèse et l'âme substance, qu'on avait confondues jusqu'à vous,
parce que l'usage est de les désigner l'une et l'autre sous le nom de moi ou Je, comme
vous l'avez si bien fait voir en analysant le fameux je pense donc j'existe de Descartes.
L'émesthèse certes n'est pas la substance, mais un mode de la substance de
l'âme. C'est ce que j'ai toujours entendu en l'appelant un phénomène, en
disant qu'il existait deux sortes de phénomènes de nature opposée, les
sensations d'une part et l'émesthèse de l'autre. Ce mot de
phénomène ne fait rien à la chose, mais il l'exprime nécessairement
dès qu'on appelle phénomène tout ce qui n'est pas noumène, tout ce
qui est senti ou aperçu de quelque manière que ce soit. Autrement vous diriez
comme M. Royer-Collard que tout est perdu, excepté le moi. Ce qui ne peut se dire avec
un sens qu'autant qu'on nomme moi l'âme substance. Maintenant vous me dites "
Enfin on pourrait dire que comme l'âme (force absolue) se manifeste à
elle-même dans le 1er. effort librement déterminé, qui pose un moi, la
substance passive (l'absolu de la matière), se manifeste à l'esprit dès la
première résistance à cet effort qui constitue le non-moi ". Ici
nous sommes parfaitement d'accord ou tout à fait discordants, suivant le sens que vous
donnez au mot : manifester. Je dis moi-même que la cloche ou les vibrations de l'air, par
exemple, se manifestent à nous par la sensation son, car elles produisent ce son, et
tout noumène suivant mon langage se manifeste à nous par le
phénomène qu'il produit. Mais j'entends par là que le
phénomène est seul perçu ou senti, sans que l'on ait pour cela la moindre
notion de rien autre que le phénomène et sa cause inconnue ; et dans 1'être
absolument passif, où il n'y a pas lieu à cette notion d'une cause inconnue,
quand le noumène se manifeste par un phénomène, il n'y a que celui-ci de
perçu ou senti. Ainsi le son, quand ce sont les vibrations de l'air,
l'émesthèse quand c'est l'âme qui se manifeste, enfin la sensation
musculaire quand c'est la substance du muscle ; mais cette substance ne peut être comme
pour toute autre sensation qu'une cause inconnue, et cette cause est la dernière qu'on
conçoit nouméniquement, parce que la sensation musculaire a subjectivement une
autre cause, savoir : l'émesthèse. Aussi M. F. Cuvier avec qui j'ai beaucoup
parlé de tout cela m'a-t-il souvent répété avec la plus
entière conviction que la sensation d'effort, comme il l'appelle, était la moins
propre de toutes à nous donner ce que M'. Royer-Collard appelle, comme Reid, une
perception immédiate. La sensation musculaire est en effet de toutes les sensations
celle qui est le moins hors du moi ; j'admets bien que l'émesthèse en la
produisant la perçoit hors d'elle comme toutes les autres sensations, mais moins en
dehors que toutes les autres, parce qu'elle lui est unie entièrement par la relation de
causalité. L'effort ne peut évidemment fournir que deux
éléments tous deux phénoméniques, l'émesthèse (cause)
et la sensation musculaire (effet). Quand on a mis ensuite des substances sous les intuitions,
et c'est là seulement qu'on en peut mettre primitivement, dans le cas où le
mouvement voulu d'une intuition mobile comme, par exemple, celle de la main, est
arrêté par un obstacle, on est amené à en mettre sous toutes les
sensations, puis enfin sous l'émesthèse, cette substance est l'âme, et sous
la sensation musculaire, cette substance est la matière du muscle, mais tout cela est
très postérieur et dérivé de loin. Vous dites que " la
sensation musculaire suspendue ou arrêtée par quelque cause accidentelle propre
à notre corps, diffère essentiellement de celle qui est contrainte ou
arrêtée par une résistance étrangère». Je le
veux bien, cela est vrai, mais qu'est-ce que cela fait à la question ? Que ces deux
sortes de sensations diffèrent si vous voulez autant qu'un son d'une couleur, qu'importe
? Il faudrait avoir quelque raison qui dise pourquoi l'une serait plutôt que l'autre
accompagnée, dans le sens de Reid d'une percepion immédiate, si tant est qu'on
puisse admettre la possibilité d'une perception immédiate qui soit autre chose
qu'une modification subjective, ce qui sera toujours absurde aux yeux de eux qui auront lu et
compris Kant. Vous me direz que des psychologistes fameux les ont
adoptées. Mais lisez-les, parlez-leur, vous verrez que cela a été pour eux
une ressource désespérée pour éviter l'idéalisme qu'ils
croyaient suivre de ce qu'ils appelaient la théorie des idées. Mais nous avons le
moyen d'éviter cet inconvénient par la théorie que nous soutenions en
commun à la Société philosophique, sur la nouménalité de
l'obstacle rencontré dans un mouvement volontaire perçu dans l'étendue
phénoménale. Cette théorie une fois jetée de ce monde pourra
être plus ou moins bien expliquée, modifiée, commentée, mais que
vous y renonciez ou non, elle sera infailliblement un jour universellement adoptée.
Seule elle détruit tout idéalisme. Vous me direz encore : mais ma
conscience me dit que j'ai cette perception immédiate. Reid en dit autant de toutes les
sensations. Il le dit au moins avec autant de raison. Pour le combattre vous lui direz que pour
les autres sensations ce sont des concrétions d'habitudes, ce qui est évident,
mais sur quelle raison, même supposée, pourrez-vous établir qu'il y a autre
chose qu'une concrétion d'habitude dans le cas de la sensation musculaire, où
certes la prétendue perception immédiate est plus obscure et presque inobservable
? Vous savez bien que tous nos collègues de la petite Société se
sont unanimement opposés à ce que la sensation musculaire eût aucun
privilège sur les autres. Ils se trompent en cela, elle a de plus son union intime par
causalité avec l'émesthèse. On en voit bien la raison. Mais qu'elle ait
encore la propriété de conduire seule à une prétendue perception
immédiate nouménique, si jamais vous parvenez à faire admettre une
pareille idée à personne, je veux bien perdre tout ce que vous voudrez. Comment,
mon cher ami, pouvez-vous renoncer à des vérités incontestables que vous
avez défendues à la Société philosophique, pour hésiter
à adopter ce que vous avancez dans votre lettre, et chercher à faire un
système exposé à toutes les difficultés qui pulvérisent
celui de Reid dont le vôtre ne serait alors qu'une copie mal déguisée. Je ne réfuterai pas ce que vous me dites sur ce que la résistance est une
non-cause. Comment une non-cause détruirait, suspendrait, l'effet d'une cause? Comme si
la première idée de la mécanique n'était pas qu'une force
égale peut seule détruire ou suspendre l'effet d'une autre force. Que pour
arrêter un corps en mouvement, il faut une force égale à celle qui l'a mu.
La résistance est une force comme l'attraction, l'élasticité, etc... Je
sais bien qu'elle n'est d'abord connue que comme obstacle. Mais qu'importe ? Etre
arrêté sans qu'une cause nous arrête, est un phénomène sans
cause, une contradiction. Il est inutile d'insister là-dessus, puisque, dans le passage
de votre lettre que je viens de citer vous dites : «La sensation musculaire suspendue ou
arrêtée par une cause accidentelle propre à notre corps, etc.». Vous
voyez bien que l'emploi du mot de cause pour ce qui suspend ou arrête le mouvement est
tellement nécessaire, que vous n'avez pu l'éviter, lorsque vous me blâmiez
de ce que vous faites dans la même page. Cet argument ad hominem doit suffire
là-dessus. Je ne dis point que la notion de la particule matérielle
(résistance), soit faite à l'instar de l'émesthèse, ce sont
là deux notions opposées, l'une est la cause productrice, l'autre la cause
destructrice ; l'émesthèse est un phénomène, cette notion de cause
prohibitive est le let, noumène connu. Mais il est évident que tout effet
exigeant une cause, s'il faut une cause pour produire, il en faut une aussi pour
détruire, et que conformément à votre propre langage dans le passage
cité, ce premier noumène doit être appelé cause, dans ce sens de la
cause qui détruit ou suspend l'effet produit par l'autre espèce de cause,
l'émesthèse. Il faut maintenant que cet effet soit perçu, il ne peut
l'être de manière que la cause prohibitive soit localisée, puis
juxtaposée, configurée, qu'autant que cet effet est un déplacement
observé dans une étendue nécessairement, purement
phénoménique, à cette époque où il s'agit d'expliquer
l'origine de la première notion nouménique. Le mouvement
phénoménal, une intuition parcourant un cadre fixe d'autres intuitions, est la
condition sine qua non de la résistance, car le mot résistance n'a de
sens qu'autant qu'une chose déjà faite et voulue de nouveau se trouve
arrêtée par un obstacle. Le mouvement phénoménal commence par
l'émesthèse, qui le produit et finit par la résistance qui le termine.
C'est lui qui met ces deux termes en opposition, et les éloigne de tout l'espace
parcouru. Jamais d'étendue sans intuition, c'est contre ce qu'a écrit à ce
sujet Mr. de Tracy ; une vérité dont rien ne peut obscurcir l'évidence.
J'avoue que l'endroit de votre lettre où vous me dites que j'ai
négligé en partie les différences entre les intuitions et les sensations,
celui que je conçois le moins, une partie de vos assertions à cet égard
sont parfaitement conformes à ma manière de voir. Mais les autres sont tellement
gratuites et contraires aux faits qu'il faut que je ne vous aie pas compris. J'ai
remarqué dans ma dernière lettre deux différences capitales. Voyons si
j'en ai oublié qui existent réellement, ou qui ne soient pas une suite
nécessaire des deux que j'ai signalées. 1°. Les intuitions nous sont
données toujours en nombre indéfini, unies entre elles par cette juxtaposition
continue, dont nous découvrons ensuite par l'ensemble de nos connaissances, la raison
explicative dans la juxtaposition des points de la rétine impressionnés. Car si
l'on ne trouvait pas ainsi la raison explicative d'une différence observée entre
deux phénomènes, il faudrait l'examiner de nouveau, et tâcher de la ramener
à quelque autre différence dont la raison fût connue. 2°. Les
résistances ne pouvant se trouver que sous des intuitions, comme j'ai déjà
dit, elles se combinent intimement avec ces intuitions, dont elles empruntent l'étendue,
en les modifiant à leur tour, puisque c'est par cette union avec des résistances
que les intuitions d'abord reçues comme planes deviennent susceptibles de
représenter des saillies et des enfoncements. Il est aisé de montrer que
ces deux différences rendent raison de toutes celles que vous énumérez,
lesquelles n'en sont qu'une autre expression, ou une conséquence nécessaire. Vous
me dites, mon cher ami, 1°. Que l'intuition est donnée primitivement hors du
moi. Mais vous êtes convenu mille fois que toutes les sensations l'étaient aussi,
c'est l'expérience faite et répétée au concert dont je vous ai
parlé mille fois. Si l'intuition nous paraît à plus de distance, vous savez
bien que cette distance à laquelle se place l'intuition vient de sa combinaison avec les
résistances trouvées à cette distance-là dans le mouvement
volontaire. Vous qui aimez à citer des expériences décisives, il y
en a une à ce sujet qui ne laisse rien à répliquer. C'est celle de
l'aveugle de Cheselden, il vit d'abord les couleurs dans ses yeux, et cependant
également étendues comme on entend le son dans les oreilles. Encore
c'était dans ses yeux parce qu'il les connaissait d'avance par le tact. Ne suit-il pas
évidemment de cette expérience que les intuitions seraient senties dans
l'organisation, mais toujours hors du moi, précisément comme les autres
sensations, pour l'être qui n'aurait que l'activité contractile interne sans
locomobilité dans l'étendue visible ou tangible. 2°. Vous dites qu'on
n'attribue pas de cause séparée aux intuitions qui paraissent et disparaissent
comme aux sensations qui commencent et finissent. Vous voyez bien que cela vient
précisément de leur combinaison avec des résistances. Celles-ci comme
causes ne peuvent être conçues ni créées ni anéanties. Quelle
est au reste la grande différence entre ces deux cas ? Je sens tout à coup une
odeur, j'en attribue le commencement à une cause, quelque temps après elle cesse,
donc une autre cause l'a fait cesser. Quand je serai plus avancé en connaissance, je
saurai que cette dernière cause est un homme, par exemple, qui a emporté loin de
moi le corps odorant. Je vois, de même tout à coup un cercle bleu, j'attribue
infailliblement cette apparition à une cause. Elle disparaît quelque temps
après, donc une autre cause l'a fait disparaître. Je saurai par la suite que cette
dernière cause est un homme qui a de même emporté le disque peint avec de
l'indigo. La parité est exacte tant que les intuitions ne sont que les
phénomènes produits par des impressions faites sur des points contigus d'un
organe étendu. Mais il n'en est plus de même quand il y a des résistances
qui viennent se combiner aux couleurs ; si les deux cas deviennent différents on voit en
quoi et pourquoi. En effet nous ne pouvons pas mouvoir dans une odeur qui n'est pas
étendue une autre odeur pour y trouver de la résistance, nous mouvons l'intuition
de la main parmi un cadre d'intuitions fixes, nous trouvons des résistances, une
là, une autre là, une autre là, etc. puis continûment, depuis
là jusque-là, etc... Voilà des résistances réunies par ce
que j'appelle configuration. J'éprouve que ces résistances subsistent, quoique je
ferme les yeux; d'ailleurs elles arrêtent l'effet d'une cause, elles sont donc des causes
pouvant équilibrer la première et toute cause est nécessairement
conçue comme permanente indéfiniment. Voilà ce qui répond
à une autre objection, vous me dites : 3°. Que quand l'intuition change le
fond étendu reste. Je n'ai pas bien compris ce que cela veut dire. Car quand je ferme
les yeux il ne reste rien du tout des intuitions de couleurs que la connaissance que j'ai comme
je viens de l'expliquer, de cet assemblage de résistances avec lesquelles ces couleurs
s'étaient combinées par substration. C'est cette configuration de
résistances qu'on sait être là, c'est ce que vous appelez le fonds
étendu qui reste, elle était combinée avec les intuitions, celles-ci s'en
vont et elle reste. Or quoiqu'à présent combinée avec les intuitions,
cette configuration n'en faisait pas partie primitivement ; elle s'y est unie à mesure
qu'on trouvait les résistances dont elle se compose en parcourant l'intuition. Il est
donc bien évident que tout ce qu'il y a de primitif dans celle-ci est purement
phénoménique, et s'anéantit, s'il s'agit d'une intuition visuelle
dès qu'on ferme les yeux, comme une odeur, dès qu'on se bouche le nez. Les
intuitions de l'aveugle de Cheselden étaient dans leur état primitif lorsqu'elles
lui semblaient dans les yeux; à cette époque quand il les fermait, pensez-vous
qu'il lui restât un fond étendu? J'insiste toujours là-dessus, parce
que s'il y a une chose évidente, c'est qu'il est absolument impossible d'échapper
à l'idéalisme de Kant, dès qu'on veut admettre quelque chose de
nouménique qui soit primitif. Enfin vous me dites : 4°, Que les
sensations sont inhérentes à l'organisation, au corps propre, que le moi s'en
distingue à la vérité, mais sans pouvoir s'en séparer comme il se
sépare des intuitions. J'ai déjà répondu à cela par ce qui
arriva à l'aveugle de Cheselden au commencement et avant la combinaison des
résistances avec les couleurs, celles-ci étaient dans ses yeux, il ne s'en
séparait pas plus que d'une sensation de chaud ou de froid rapportée au pied ou
à la main. Pour voir si les intuitions diffèrent primitivement des autres
sensations à cet égard, il faut éviter de les comparer aux sensations
très affectives, qui vont troubler le moi jusque dans le sanctuaire de son
activité en ébranlant toute l'organisation ; mais comparez-les, par exemple, aux
sons articulés qui ne sont pas affectifs, et dont l'habitude a fait aussi des signes des
distances et des positions des corps d'où ils viennent, avec toute
l'infériorité que leur donne à cet égard sur les couleurs de ce
qu'ils n'ont pas d'étendue phénoménale. Soyez sans prévention sur
ce qui se passe alors en vous, vous conviendrez que vous entendez les sons comme étant
hors de vous, hors de votre corps, vous les entendez dans la voûte qui les
réfléchit, dans le lit du torrent qui gronde, dans les feuilles de l'arbre
agité. Cette extériorité, apparente comme celle des intuitions, est
d'abord sentie à peu près de même, car elle résulte de même
des concrétions d'habitudes. La réflexion la réduit plus aisément
à sa juste valeur parce que ces habitudes sont moins invétérées,
qu'elles n'ont pas été répétées à tous les instants
de notre vie, et surtout parce que suivant ma théorie les couleurs sont intimement
combinées avec les résistances et que les sons leur sont seulement
associés, je voudrais pouvoir vous écrire tous les détails de cette
théorie fondée sur la distinction que j'ai établie depuis votre
départ entre les diverses combinaisons, et les diverses associations, il ne resterait
aucun doute dans votre esprit sur tout cela. Je ne sais si je vous avais écrit
qu'il y a eu il y a trois semaines une séance de la première classe de
l'Institut, remplie à moitié par une discussion psychologique entre M. de Laplace
et M. Hallé, au sujet d'un rapport fait par ce dernier sur un mémoire où
l'on expliquait les causes des illusions produites par les ventriloques, et les moyens qu'ils
emploient. Différant sur d'autres points, ni l'un ni l'autre ne pensaient à
douter que ces causes ne fussent toutes semblables à celles des illusions de la vue,
c'est en effet toujours le résultat des concrétions d'habitude, qui sont
seulement plus complètes etc. quand elles viennent d'une combinaison que quand elles
viennent d'une association. Si vous aviez entendu tous les rapprochements ingénieux
faits par M. Hallé, entre les effets que se proposent de produire le ventriloque et le
peintre de panorama, je craindrais que passant tout à coup au delà de ma
manière de voir vous doutiez tout à coup même des deux différences
qui existent réellement entre les intuitions et les sensations. En relisant votre
lettre, j'y trouve que nous n'attribuons pas aux intuitions des causes, qualités
secondes des corps, comme aux autres sensations. Cela m'a fait craindre que nous n'appelions
pas intuition, la même chose, que vous ne donniez ce nom à la totalité de
la concrétion d'habitude qui a lieu quand nous regardons un corps, et qui se compose de
ce que je nomme intuition, savoir une combinaison d'un nombre indéfini de sensations
visuelles coordonnées par juxtaposition, et une combinaison de résistances
connues par des expériences habituelles de toute la vie, et concrété ainsi
avec ces couleurs. Si cela était ainsi, une partie de ce que je viens de combattre dans
votre lettre serait vrai mais ce groupe total n'est pas un phénomène primitif.
Cela crève les yeux. La seule chose primitive c'est ce que donnait la vue à
l'aveugle de Cheselden avant qu'il eût joint des résistances. Oui, mon cher
ami, j'y ai réfléchi après avoir été interrompu à cet
endroit de ma lettre. Le vice commun à toutes les psychologies modernes, excepté
la vôtre telle que vous l'expliquiez à la Société philosophique
l'année dernière, consiste à donner un nom aux diverses concrétions
d'habitudes qui accompagnent aujourd'hui phénomènes de la sensibilité avec
d'autant plus de force que l'habitude qui les a formées est plus ancienne, à
considérer ensuite ces concrétions d'habitude avec les sensations qu'elles
accompagnent comme des phénomènes primitifs qu'il ne faut point expliquer, tandis
que si l'on pouvait séparer par la méditation ce qu'il y a dans ces groupes de
vraiment primitif, on trouverait qu'avant le déploiement de l'activité volontaire
il n'y avait que des phénomènes purement sensitifs, soit des sensations simples,
soit ces sensations composées avec la forme d'étendue que nous appelons tous deux
intuitions. Que les premiers développements de l'activité joignent à ces
phénomènes celui de l'émesthèse hors de laquelle ils sont tous plus
ou moins, mais que l'exercice de cette activité contrariée par des obstacles nous
apprend à connaître des résistances qui sont les premiers noumènes.
Que les phénomènes, et en général tous les changements de
phénomènes de quelque espèce qu'ils soient, nous apprennent l'existence
d'autres causes actives que la nôtre. Qu'alors les phénomènes deviennent
des signes qui nous avertissent et de la présence des résistances et de celles
des causes actives, le rugissement du lion nous l'annonce ainsi, les intuitions indiquent les
causes actives comme les autres sensations, quand on voit le lion, par exemple, au lieu de
l'entendre. Peu à peu ces signes se combinent si bien avec les choses signifiées,
que ces choses en deviennent inséparables, qu'elles modifient ou plutôt changent
entièrement les sensations ou intuitions signes que la concrétion totale nous
semble donnée à la fois. Que nous la regardons comme un fait primitif, ou le
résultat d'une loi de notre entendement. C'est ainsi qu'un paysan croit que le mot fer
désigne nécessairement ce métal. S'il n'y avait qu'une langue au monde
combien de philosophes penseraient ainsi ? Reid a nommé perception la concrétion
d'une sensation et de sa cause, qualité seconde d'un corps, vous n'avez pas
été séduit par une illusion si grossière, mais comme la
concrétion des couleurs et des résistances est beaucoup plus intime, pour les
raisons que j'ai déjà développées, et qui expliquent si bien
pourquoi elle est douée de cette plus grande intimité, vous tendez à
admettre cette concrétion d'habitude sous le nom d'intuition pour un
phénomène primitif, au lieu de n'appeler intuition que le groupe étendu
phénoménalement des sensations visuelles et de chercher comment les
résistances se sont combinées avec lui, à mesure que notre activité
y a trouvé des limites, limites qui sont la matière. J'avoue que cette
concrétion est tellement forte qu'il faut une profonde méditation pour la rompre,
et se figurer les intuitions comme en avait d'abord Cheselden. Mais celui qui en analysant
l'effort y a découvert les deux termes de l'émesthèse (cause) et de la
sensation musculaire (effet) ne doit pas trouver de difficulté à analyser
l'intuition, et à distinguer la partie primitive qui n'est que la couleur sentie de tout
ce qu'y adjoint le déploiement de l'activité. Si vous saviez combien
[était évidente] l'explication que donnait M de Laplace dans la séance de
l'Institut dont je vous ai parlé, explication incontestable et la seule qui s'accorde
avec tous les phénomènes, vous verriez de quelle manière
irréfragable il prouve à quel point les habitudes acquises modifient les
intuitions et joignent de nouveaux éléments à ceux qui en font
primitivement partie. Eléments introduits par ces habitudes et qu'on est bien
exposé à prendre pour primitifs. En relisant votre lettre j'y ai
trouvé un passage où vous êtes en contradiction complète avec Reid
sur un point où je trouve qu'il a évidemment raison. C'est celui où vous
me dites qu'il y a encore cette différence entre les sensations et les intuitions, que
nous donnons naturellement des causes aux premières et non aux secondes. S'il
était question de donner une cause à l'apparition et à la disparition des
unes et des autres, tel que l'homme dont j'ai déjà parlé, qui apporte et
emporte alternativement le corps coloré ou le corps odorant, il est clair qu'il y aurait
au contraire une parfaite similitude. J'ai donc pensé que vous entendiez ici parler des
qualités secondes des corps, qui sont en effet les causes des intuitions et des
sensations qu'ils nous font éprouver. Mais s'il y avait à cet égard de la
différence entre ces deux sortes de phénomènes, comment Reid aurait-il
pris précisément les couleurs pour exemple du double sens qu'il observe avec
raison avoir lieu dans les noms donnés aux sensations en disant que le mot rougeur, par
exemple, désigne à la fois et la sensation de rouge, et la qualité seconde
du corps en vertu de laquelle il nous affecte de cette sensation. Il ajoute même que dans
le langage vulgaire c'est cette qualité seconde qui est désignée
principalement par les noms des différentes couleurs, et qu'ainsi les expressions ce
corps est rouge, ce corps est bleu, etc., sont exactes, et point métaphoriques
comme le disent certains auteurs anglais qui prétendaient qu'on devait dire ce corps
est rubrifique, etc. pour exprimer que la qualité du corps n'était pas
d'être rouge, mais de produire le rouge en nous. Je demande comment vous arrangerez cette
observation très vraie que les noms des couleurs désignent réellement,
dans le langage ordinaire, les qualités secondes des corps causes des couleurs, avec la
prétention que nous ne supposons pas aussi naturellement d'après nos habitudes
acquises, des causes de cette sorte aux intuitions qu'aux sensations. Si vous admettez
l'autorité de quelqu'un qui ne partage pas d'ailleurs en plusieurs points ma
manière de voir, je vous dirai que M. Fréd. Cuvier à qui j'ai
communiqué une partie de ce que vous me dites, pense qu'il n'y a aucune sorte de doute
sur l'identité parfaite entre les intuitions, et les sensations, relativement à
la manière dont nous admettons dans les corps des qualités secondes qui en sont
causes, et dont nous concluons la présence des corps des sensations ou intuitions
correspondantes, il allait jusqu'à dire que les odeurs font pour le chien presque tout
ce que les couleurs font pour nous, et sur la distinction que j'ai faite relativement à
ce que les couleurs sont signes de la forme et non les autres sensations, à cause que
les couleurs ont seules l'étendue phénoménale, il a admis cette
différence, parce qu'on en rend raison par la disposition des parties de l'oeil, propre
à cet organe dont je vous ai parlé tant de fois, et a absolument rejeté
toute autre différence, surtout relativement aux causes considérées comme
les qualités secondes des corps, parce que d'une part tout le monde regarde les couleurs
comme des qualités secondes des corps, précisément comme les odeurs, et
que de l'autre nous savons bien que ces qualités secondes consistent également,
dans la réalité objective, l'une à envoyer des molécules lumineuses
à nos yeux, l'autre des molécules odorantes à notre nez. Je ne
comprends rien, mon cher ami, à l'étendue que cette lettre a prise
successivement, je l'ai fait recopier pour qu'elle fût un peu moins volumineuse. Je
n'oserais point cependant vous envoyer un si gros paquet, si vous ne me disiez que vous allez
écrire sur la psychologie, et qu'il est évident que la manière dont votre
ouvrage sera reçu, et par suite la position où va se trouver la science
dépend de la manière dont vous traiterez cette question. On peut différer
dans quelques détails, mais voici les points qui seront généralement admis
dès qu'on les développera convenablement par écrit, que vous les avez
professés à la Société philosophique et sur lesquels nous
étions alors absolument d'accord. 1°. Dans un être dépourvu
d'activité, il peut bien y avoir des sensations et des intuitions, mais sans moi, sans
causalité, sans durée aperçue, et par conséquent sans notion
quelconque des causes extérieures. 2°. Dans un être actif qui n'aurait
jamais d'autres modifications que celles qu'il produirait lui-même,
l'émesthèse serait la seule cause dont il pût avoir connaissance.
3°. Dans un être qui aurait à la fois ces deux sortes de modifications, celles
qui viendraient sans qu'il les eût produites seraient attribuées à des
causes inconnues, actives et inétendues, lors même que le phénomène
produit ainsi serait une intuition étendue. De là une première sorte de
noumènes, les causes extérieures actives. 4°. Pour le noumène
étendu, la matière, il faut autre chose que tout cela. Il faut que des mouvements
prédéterminés dans l'étendue phénoménale soient
arrêtés en certains points, libres en d'autres, et que ces mouvements fassent peu
à peu reconnaître les limites du champ de l'activité, car l'idée
fondamentale de la matière est l'impénétrabilité, cela est
avoué de tout le monde, et il ne peut y avoir d'impénétrabilité
qu'après que le déplacement qu'elle arrête est connu et voulu à
l'aide de la mémoire, et de l'étendue phénoménale. Il m'est au
reste fort égal que vous n'admettiez pas l'épithète de causes prohibitives
pour les résistances, j'aimerais mieux celle de limites de l'activité qui indique
mieux comment ce qui arrête les mouvements produits par l'émesthèse, est
comme vous le dites avec raison, l'antithèse de l'émesthèse, de la cause
productrice. Si vous avez quelque amitié pour moi, je vous le demande en
grâce, ne prenez un parti définitif sur tout cela qu'après avoir
médité et relu plusieurs fois cette lettre. Rappelez-vous aussi que, depuis 6
ans, vous avez plusieurs fois changé d'opinion sur l'origine de la connaissance des
corps, vous avez en quelque sorte épuisé toutes les tentatives qu'on peut faire
pour l'expliquer autrement que comme l'ensemble des résistances qui circonscrivent le
champ de l'activité. Avez-vous jamais pu vous satisfaire vous-même ? et peut-on
voir une explication plus simple que celle que vous adoptiez comme moi, l'hiver passé ?
Adieu mon cher et excellent ami, je vous aime et vous embrasse de toute mon
âme.
(1) [...] Cette lettre, attribuée par J.-J. Ampère à 1812, peut être datée de juin 1815.
Le rapport de M. Hallé sur un mémoire de M. de Montègre relatif aux ventriloques a été, en
effet, lu et discuté dans la séance du 15 mai 1815. [Bibliothèque Nationale, N.A.F. ms
14605, f. 134-154].
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if ($lang=="en" AND $val['bookId'] < '834') { print "Publish in :"; } ?>
Lettre publiée par extraits dans Correspondance du Grand Ampère, tome II, p.
498
Source de l'édition électronique de la lettre : DE LAUNAY (Louis). Correspondance du Grand Ampère. tome II. Paris : Gauthier-Villars, 1936. p. 498 Cette édition est très incomplète ; la présente édition électronique a été complétée à partir de l'ouvrage d'André ROBINET.
Autre source de la lettre : MAINE DE BIRAN, Pierre. Oeuvres, XIII-1 : Correspondance philosophique avec Ampère. sous la dir. de ROBINET, André. Paris : J. Vrin, 1993. p. 413-427
Autre source de la lettre : original manuscrit Bibliothèque nationale de France, N.a.f., ms. 14605, f° 134-154 [note d'André ROBINET]
Autre source de la lettre : copie Bibliothèque Victor Cousin, ms. 9, f° 27-39 [note d'André ROBINET] (Copie du secrétaire d'Ampère avec corrections de la main d'Ampère [note d'André ROBINET])
Autre source de la lettre : copie Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XV, chemise 261 (Copie Naville) Pour consulter cette copie, cliquer ici et naviguer dans le fonds virtuel à l'aide des flèches "page suivante" (jusqu'à l'image 871).
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Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr513.html
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