Ampère, André-Marie à Maine de Biran, Pierre
12 juillet 1812 Je suis arrivé, mon cher ami, avant-hier 10 dans cette ville. Hier, M. Ballanche m'a
remis votre lettre. Je serai à Paris du 25 au 26 juillet, et j'ai bien peu de temps pour
vous répondre ; car nous sommes tellement surchargés d'ouvrage que je ne sais
comment nous en viendrons à bout. Cependant cette lettre m'a fait tant de plaisir en me
donnant de vos nouvelles, dont j'étais privé depuis bien longtemps, que je
commence à vous écrire un mot à la hâte sans savoir seulement si je
pourrai achever ma lettre. En reconnaissant votre écriture sur l'adresse,
j'éprouvai une bien vive satisfaction ; mais elle a été cruellement
empoisonnée par ce que vous me dites de l'état de votre santé ;
j'espère qu'elle continuera à s'améliorer, et que ce voyage aux eaux, qui
me prive de vous trouver à Paris, la rétablira complètement. Je
conviens avec vous, mon cher ami, qu'il m'est presque impossible de me faire entendre par
lettre sur les points de ma théorie psychologique. L'explication de vive voix peut seule
vous en donner une connaissance complète ; je veux seulement vous présenter ici
un aperçu de ce que je pense sur les deux ou trois points où nous
différons le plus et d'abord au sujet de votre premier système. Je l'admets
bien comme vous pour système affectif pur et primitif ; mais vous êtes convenu
mille fois avec moi qu'il y avait un système sensitif représentatif
indépendant du Moi, qui a lieu chez les animaux et qui, par conséquent, n'est pas
du tout, comme vous semblez l'indiquer dans votre lettre, une sorte de résultat du
système affectif pur qui n'y contribue en rien, et du système autoptique, qu'il
précède nécessairement. Le système affectif pur ne
fournissant directement aucun élément à nos connaissances c'est par le
système sensitif représentatif qu'il faut commencer le tableau de tout ce qui
entre dans ce qu'on nommait autrefois entendement. Ce système représentatif lui
fournit immédiatement les images et les divers modes d'union entre les images. Il n'y a
à y considérer, comme dans les autres systèmes, sous le point de vue de
l'entendement, que des éléments représentatifs et des coordinations
entre ces éléments, moyen d'analyse qui ne peut nullement s'appliquer au
système affectif pur. Faites donc de ce dernier tout ce qu'il vous plaira, pourvu que
vous en traitiez tout à fait à part et par une méthode qui lui soit
particulière, en évitant de le présenter dans un même tableau avec
les quatre autres systèmes de phénomènes relatifs à l'entendement,
dont il détruirait toutes les analogies. Qu'il soit hors de rang, et je suis content,
pourvu que le système sensitif représentatif qu'on trouve dans votre tableau,
soit bien reconnu comme un système primitif et indépendant de tout autre. J'y ai
beaucoup travaillé pendant cette tournée, et je suis persuadé que vous
adopterez les résultats de cette recherche, qui me paraissent s'accorder très
bien avec l'ensemble de vos idées. Je vous les communiquerai quand vous serez à
Paris. Au sujet du mot intuition que je veux ramener à sa signification primitive
regarder dedans, in tueri, je n'ai qu'un mot à vous dire. 1°. Cette
signification s'accorde parfaitement avec le sens dans lequel presque tous les
métaphysiciens ont employé les mots : intuition, vérités
intuitives, connaissance intuitive, pour toutes les vérités abstraites qu'on
aperçoit immédiatement, et je vous ferais voir aisément que l'intuition de
Pestalozzi en est un cas particulier puisque c'est une méthode où au lieu de
trouver les règles de l'arithmétique par le raisonnement, on les voit
immédiatement par ce que j'appelle l'intuition, dans un groupe formé de lignes,
etc...; 2°. S'il était possible de trouver de quelque manière que ce
fût un mot pour désigner cette vue immédiate des rapports
nécessaires, qui est le premier phénomène du 4me système, et qui en
fournit tous les élément, je n'insisterais pas sur cet emploi du mot intuition,
mais cela est tellement impossible que depuis que nous écrivons là-dessus, vous
n'avez pu vous-même en trouver un à me proposer. Car celui de réflexion,
outre qu'il n'a dans son étymologie aucun rapport à ce dont il s'agit, que dans
le sens où l'a pris M. Degérando, il n'en est qu'un cas très particulier,
et que dans le sens ordinaire de la langue française il s'applique à tout emploi
de nos facultés quelles qu'elles soient où l'on médite sur un objet
quelconque (Réfléchissez-y dit-on tous les jours, faites des réflexions
profondes sur ce sujet important). Je crois absolument impossible, quelque précaution
qu'on prenne, d'empêcher la masse des lecteurs d'entendre ce mot dans ce sens vulgaire,
par la force de l'habitude, et de s'exposer à être aussi mal compris que Locke l'a
été pour s'être servi de ce mot. Vous savez que cela a été au
point qu'on croit encore généralement quoique bien à tort sans doute,
qu'il est du nombre des philosophes qui n'ont vu partout que la sensation. Vous ne
voulez pas sans doute vous exposer à n'être nullement compris, vous parviendrez
[à l'être] en employant le mot intuition comme moi, parce que ce mot
n'étant pas vulgaire, on est encore à temps de lui fixer un sens, d'accord
d'ailleurs avec son étymologie, et qui s'écarte à peine de la
signification que lui ont donnée la plupart des métaphysiciens. Enfin, ce
qui me paraît devoir achever de vous décider, c'est que vous pouvez très
bien vous passer de ce mot dans l'exposition du système sensitif où vous vouliez
l'employer, puisque vous me dites vous-même que vous pouvez adopter à sa place le
mot impressions. Faites-moi encore cette concession, et nous pourrons, du moins dans les
écrits que nous préparons, parler à peu près la même langue.
Je vous prie, mon cher ami, de me répondre là-dessus le plus tôt que vous
pourrez. Roanne, le 21 juillet. Il ne m'a pas
été possible, cher et excellent ami, d'achever cette lettre à Lyon ; je
l'y avais écrite à plusieurs reprises, je viens... Paris, le 26
juillet. J'ai été interrompu en commençant à vous
écrire, mon cher ami, par le directeur du collège de Roanne ; et, depuis,
toujours avec lui ou ses élèves, ou dans la voiture, je n'ai pu seulement
entrevoir la possibilité de reprendre cette lettre. Il me reste à vous demander
comment vous me dites que, d'après ma définition de l'intuition, les notions
qu'elle laisse seraient composées, parce qu'elle aurait lieu dans un groupe. Sans doute
le groupe est composé mais les nouveaux rapports aperçus entre les parties de ce
groupe, en sont-ils moins des éléments simples ? Il est bien clair que ces
nouvelles relations sont ce qu'il y a de plus simple dans notre entendement,
considérées, comme elles le sont dans ce système, en elles-mêmes et
indépendamment des parties du groupe entre lesquelles elles existent. Une ligne
droite est comme une courbe, un groupe composé d'une infinité de points. La
relation de rectitude entre ces points, que l'intuition nous révèle entre les
points de la droite et non entre ceux de la courbe, est une notion simple. Je ne dis pas que le
moi fut donné par l'intuition, mais bien la causalité distinguée du moi,
et considérée en elle-même. Dès le 2d système, le moi existe
mais groupé en une seule complexion avec l'effet produit. L'intuition nous
découvre entre ces deux parties du groupe, savoir : le moi et l'effet produit, la
relation de causalité, celle de liberté, etc... qui sont encore des notions
simples. Je n'ai pas compris du tout ce que vous m'avez dit sur la ligne droite. Dans le sens
que je donne au mot groupe, elle est évidemment un groupe de points. Car j'entendais par
groupe dans ma définition tout ce qui est composé. Mais ce n'est pas dans le
groupe de la ligne droite seulement qu'on peut voir par intuition qu'elle est plus courte
qu'une courbe. Il faut pour cela que la droite se joigne à leurs
extrémités, et ne forme qu'un seul groupe de points qui est le contour en partie
droit et en partie courbe qui renferme un espace de toutes parts. C'est entre les deux parties
l'une droite et l'autre courbe de ce contour entier, qu'on aperçoit le rapport de plus
grande longueur dans la partie courbe, rapport précisément et uniquement
fondé sur l'union de ces deux parties en un seul contour (groupe total) ; car lorsqu'une
droite et une courbe ne sont pas ainsi réunies en un seul contour, la droite peut
être de mille lieues et la courbe de quelques lignes, parce que séparées
l'une de l'autre ainsi,
ce sont deux groupes de points indépendants l'un de l'autre, et qu'unis
ainsi
en un seul contour ce sont deux parties d'un même groupe, dont l'existence
entraîne nécessairement la relation AEB>AB. Cette relation, comme toutes celles
qui sont connues par intuition est indépendante de la nature des lignes, soit qu'elles
soient ainsi vues ou touchées, ou seulement conçues dans l'imagination.
C'est parce que les notions sont ainsi indépendantes de la nature des
éléments du groupe où on les aperçoit qu'il n'y a point de
contradiction à les supposer exister dans les noumènes. Il y aurait
absurdité manifeste à y supposer toute autre chose, c'est pourquoi le
phénomène que j'ai appelé déduction (le dernier du 4me
système) se compose entièrement de notions fournies par des inductions, mais
transportées où elles n'ont ni été ni pu être
aperçues. Ce qui est en analogie parfaite avec la formation du 4me
phénomène dans chacun des 3 autres systèmes. II n'est pas moins
évident que le me phénomène du 4me système (le raisonnement) n'est
aussi qu'une chaîne de jugements dont chacun résulte immédiatement d'une
intuition. L'analogie est encore ici complète entre les 4 systèmes. Je n'ai pas
compris du tout comment elle vous avait échappée, et comment vous n'avez pas vu
que c'est précisément dans le 4me système où les 3 modes d'union
entre les éléments de ce système dérivent le plus
immédiatement de ces éléments eux-mêmes. Vous me parlez du choix
souvent si difficile des termes intermédiaires. Sans doute qu'en passant par
différents termes intermédiaires, le raisonnement conduit à
différents résultats, et qu'il faut les choisir quand on veut arriver à un
résultat déterminé. Mais cela empêche-t-il que chaque terme
intermédiaire soit dans le raisonnement, lié au suivant par une relation
intuitive ? Et d'ailleurs le choix lui-même des termes intermédiaires peut-il se
faire autrement que par un jugement, suite immédiate d'une autre intuition par laquelle
nous voyons que tel terme intermédiaire conduira à tel résultat ?
Voici que je me charge de vous démontrer dès que nous nous reverrons:
1°. La théorie de l'identité des idées sous des signes
différents regardée comme l'origine du jugement et du raisonnement est ce que les
hommes ont jamais inventé de plus faux et de plus ridicule. Ou les idées sont
réellement identiques et alors il n'y a qu'une chose à dire, c'est que A est A
sans aucun progrès possible. Voyez le chapitre de Locke sur la sottise des jugements
identiques. 2°. Il n'y a point de conclusion sans prémisses; il faut un point
de départ. Où le prendre dans ces jugements reconnus dans tous les siècles
comme évidents, excepté par quelques métaphysiciens systématiques,
comme ceux-ci : l'espace ne peut avoir ni plus ni moins de 3 dimensions, une droite qui a deux
points également distants d'une autre, a tous ses autres points à la même
distance de cette dernière, (c'est le fameux théorème qu'on n'a jamais pu
démontrer), rien ne peut commencer sans une cause qui détermine son commencement
à l'époque où il commence (ex nihilo ni hit), la volonté
de l'homme est la cause de ses actions, etc... Où prendre dis-je des prémisses?
Ces prémisses ne peuvent être des jugements antérieurs, que seront-elles ?
J'ai le premier résolu cette question dont Descartes avait approché, et sur
laquelle les autres métaphysiciens français ont tant déraisonné
avec leur identité. Ces prémisses sont et ne peuvent être pour ces
jugements primitifs que des coordinations ou unions préétablies entre les
éléments d'un groupe, où l'on voit intuitivement une relation jusqu'alors
cachée dans ce groupe. Descartes disait : On peut affirmer d'une chose tout ce qui est
compris dans l'idée claire et distincte de cette chose. Comment quelque chose
pourrait-il être compris dans l'idée d'une chose si cette idée
n'était pas complexe, n'était pas déjà un groupe? Vous me
proposez d'appeler mon intuition, analyse abstraite, moi je vois deux sortes d'intuitions,
l'intuition analytique qui nous fait retrouver dans un groupe, ce que nous y avons mis en le
formant, elle nous le fait mieux connaître en prévenant les erreurs qui pourraient
venir du défaut de mémoire, mais elle n'ajoute réellement rien à
nos connaissances. L'intuition synthétique, qui nous fait découvrir dans un
groupe ce que nous n'y avons point mis, mais qui résulte du mode même de
coordination ou d'union entre les éléments de ce groupe, mode
déterminé par les lois primordiales de toute existence, et absolument
indépendant dans les cas dont nous parlons de la nature des éléments
coordonnés. C'est ainsi que les figures tactiles de Saunderson lui fournissaient les
mêmes intuitions que les figures visibles fournissent aux géomètres qui y
voient. Pour parler comme vous me le proposez, dirais-je : analyse analytique, et analyse
synthétique ? Ou cesserais-je de distinguer le raisonnement analytique où sans
rien ajouter au groupe on le simplifie en en rejetant successivement ce qui est inutile au but
qu'on se propose, et le raisonnement synthétique où le groupe devient au
contraire de plus en plus compliqué par les nouveaux éléments que chaque
intuition successive en fait sortir, et joint aux éléments
précédents par autant de jugements ? Faudrait-il enfin fonder sur un
phénomène que je nommerais analyse abstraite, les jugements que les Allemands ont
nommés, à la vérité assez mal à propos, jugements
synthétiques a priori, et que je me suis attaché à expliquer en les
ramenant à mon intuition ? Vous me demandez des exemples d'axiomes, en voici :
1°. Dans un contour en partie rectiligne et en partie curviligne, la partie
rectiligne est plus courte que l'autre. Ce qui ne peut se voir que dans le groupe total de tous
les points du contour. 2°. L'espace a 3 dimensions. Ce qui ne peut se voir que dans
une coordination d'élémens quelconques en espace. Ce qui est encore un groupe.
3°. L'effort est la cause du mouvement produit dans le bras, par exemple. Ce qui ne
peut se voir que dans un groupe où entrent comme éléments, l'effort, les
impressions musculaires de l'intérieur du bras, et les impressions extérieures
qui nous apprennent que le bras s'est mû.
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if ($lang=="en" AND $val['bookId'] < '834') { print "Publish in :"; } ?>
Lettre publiée par extraits dans Correspondance du Grand Ampère, tome II, p.
409-410
Source de l'édition électronique de la lettre : DE LAUNAY (Louis). Correspondance du Grand Ampère. tome II. Paris : Gauthier-Villars, 1936. p. 409-410 Cette édition est incomplète ; la fin a été ajoutée à la présente édition électronique à partir du manuscrit original.
Autre source de la lettre : MAINE DE BIRAN, Pierre. Oeuvres, XIII-1 : Correspondance philosophique avec Ampère. sous la dir. de ROBINET, André. Paris : J. Vrin, 1993. p. 297-304
Autre source de la lettre : original manuscrit Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XV, chemise 261 [note d'André ROBINET]
Autre source de la lettre : copie Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XVII, chemise 264 [note d'André ROBINET] (Copie Jean-Jacques Ampère [note d'André ROBINET])
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Voir le fac-similé : |
Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr417.html
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