Ampère, André-Marie à Davy, Humphry
(1)
Paris,
1er novembre 1810 Monsieur, M. Underwood, que j'ai eu l'honneur de voir ce matin, m'ayant
autorisé à être auprès de vous l'interprète de la
reconnaissance que vous doivent tous ceux qui s'intéressent aux progrès de la
science qui vous en doit de si nombreux et de si importants, j'ose sous ces auspices vous prier
de me pardonner l'espèce d'indiscrétion qu'il peut y avoir à vous adresser
cette lettre sans être connu de vous et ne pouvant, Monsieur, vous offrir pour tout titre
à un peu de bienveillance de votre part que mon admiration pour les brillantes
découvertes par lesquelles vous avez donné une si heureuse extension aux
connaissances qu'on avait avant vous en chimie, et au système général de
cette science dont vous avez étendu et généralisé les lois en
faisant rentrer les terres et les alcalis dans la classe des autres oxydes. A cette
découverte capitale vous venez d'en joindre une nouvelle annoncée dans votre
lettre à mon respectable ami M. Pictet, qu'il a publiée dans le dernier
numéro de la Bibliothèque britannique. Vous aviez augmenté le nombre des
corps combustibles, vous venez de joindre à l'oxygène un second corps comburant,
le gaz oxy-muriatique (2), qui formera désormais avec lui une classe de corps simples
distingués de tous les autres corps simples que nous nommons combustibles par la
tendance électrique opposée. Il m'a semblé évident que, pour
refuser au gaz oxy-muriatique le nom de corps simple, il faudrait renoncer à cet axiome
de la chimie moderne qu'on doit donner ce nom à tous les corps qu'on n'a point encore
décomposés. J'ai été également frappé de l'analogie
des gaz oxygène et oxy-muriatique, celui-ci formant, avec des corps combustibles comme
l'hydrogène, le soufre, le phosphore, l'étain, etc., des acides qu'on pourrait
nommer : Acide hydromuriatique (acide muriatique ordinaire) ; Acide
sulfuro-muriatique (liqueur rouge de M. Thomson) ; Acide phosphoro-muriatique (liqueur
dont vous avez fait connaître la composition ammoniacale) ; Acide stanno-muriatique
(beurre d'étain), etc. Il suivrait de là que la combinaison d'apparence
terreuse formée d'acide phosphoromuriatique et d'ammoniaque serait une sorte de sel
insoluble qu'on pourrait nommer phosphoro-muriate d'ammoniaque, que le sel ammoniac ordinaire
serait un hydro-muriate, ainsi que tous les sels où l'acide hydro-muriatique serait
combiné avec un oxyde métallique, tandis que ceux où l'hydrogène de
l'acide s'en va, sous forme d'eau, avec l'oxygène de l'oxyde et où il ne reste
que le métal combiné avec le gaz oxy-muriatique, seraient, à
l'égard de ce gaz, ce que les oxydes ordinaires sont à l'oxygène.
Tout cela suppose que l'oxygène que l'on obtient en exposant l'acide oxy-muriatique
liquide à la lumière vient de l'eau décomposée et que l'oxyde noir
de manganèse donne naissance au gaz oxy-muriatique, parce que son oxygène
enlève, pour former de l'eau, l'hydrogène uni à ce gaz dans l'acide
hydro-muriatique. Pardon, Monsieur, si je prends la liberté de déduire
aussi longuement, de votre lettre à M. Pictet, des conséquences qui me paraissent
en découler aussi immédiatement. Sans ces réflexions préliminaires,
il m'eût été difficile d'expliquer l'opinion sur laquelle je désire
vous consulter. L'acide fluorique, tel qu'on le conçoit communément, ne peut
s'obtenir pur ; c'est un de ces êtres de raison dont vous avez fait justice quand on a
voulu imaginer des alcalis secs qu'on ne pouvait ni voir, ni obtenir, un acide muriatique sec
non moins chimérique, etc. La supposition que l'acide boracique et l'oxyde de silicium
[silice] sont dissous à l'état de gaz dans cet acide problématique,
n'est-elle pas contraire à toutes les analogies et ne serait-il pas probable que ces
phénomènes sont dus à un troisième corps comburant ? Permettez-moi
de donner à ce troisième corps comburant le nom d'oxyfluorique (3) : il se
trouverait combiné avec le calcium dans ce qu'on appelle le fluate de chaux. Quand cette
dernière substance est chauffée dans un tube de plomb avec de l'acide sulfurique
concentré où il y a toujours de l'eau, l'oxygène de cette eau convertirait
le calcium en chaux pour donner naissance au sulfate de chaux qui se forme, et son
hydrogène se combinerait avec l'oxy-fluorique pour former cet acide hypofluorique (4)
sous forme liquide, qui produit de si terribles effets sur les corps vivants. Celui-ci mis en
contact avec l'oxyde de silicium, il y aurait formation d'eau et le silicium uni à
l'oxy-fluorique donnerait ce gaz qu'on nomme acide fluorique silicé, que, dans cette
hypothèse, on devrait appeler acide silicio-fluorique (5) et qui serait analogue aux
autres acides gazeux. De même, lorsqu'on chauffe le fluate de chaux avec l'acide
boracique, une partie de cet acide serait décomposée pour changer le calcium en
chaux et, le bore désoxydé se combinant avec l'oxy-fluorique, il en
résulterait encore un acide gazeux, celui qu'on obtient en effet dans cette
circonstance, et qui devrait, dans cette hypothèse, être appelé acide
boro-fluorique. On découvrirait bientôt sans doute les acides sulfo-fluorique,
phosphofluorique, si l'on pouvait obtenir l'oxy-fluorique ; ce dernier peut être bien
difficile à obtenir, surtout s'il a plus d'affinité pour l'hydrogène que
n'en ont les gaz oxygène et oxy-muriatique (6). Reste à savoir si
l'électricité ne décomposerait pas l'acide hydro-fluorique sous sa forme
liquide, lorsqu'on aurait écarté l'eau le plus possible, en portant
l'hydrogène d'un côté et l'oxy-fluorique de l'autre, ainsi qu'il arrive aux
deux autres corps comburants, lorsque le même agent décompose l'eau et l'acide
hydro-muriatique (7). Le seul inconvénient à redouter dans cette
expérience est la combinaison de l'oxy-fluorique avec le conducteur avec lequel il se
trouverait en contact à l'état naissant. Peut-être aucun métal ne
pourrait se refuser à cette combinaison. Mais, en supposant que l'oxy-fluorique fut,
comme l'oxymuriatique (8), incapable de se combiner avec le charbon, ce dernier corps
peut-être serait assez bon conducteur pour être employé comme tel dans cette
expérience. Vous trouverez sans doute, Monsieur, ces dernières
[hypothèses] bien hasardées, peut-être même dénuées de
fondement ; je n'ose vous les présenter qu'en tremblant, et d'après un assez
grand nombre d'analogies que je ne pourrais vous exposer sans entrer dans des détails
encore plus fastidieux que les précédents ; je n'ai déjà que trop
abusé d'un temps dont les sciences réclament tous les moments. Pardonnez-moi une
trop longue lettre et permettez que je m'applaudisse d'avoir trouvé cette heureuse
occasion de vous offrir l'hommage de mon profond respect et de l'admiration aussi vive que
sincère que m'ont inspirée vos immortelles découvertes (9).
(1) La correspondance entre Ampère et Humphry Davy a duré de 1810 à 1825. Ils étaient à
peu près du même âge : Ampère né en 1775, Davy en 1778. C'est en 1807 que Davy réussit à
obtenir le potassium par la pile de Volta. Ses expériences, communiquées à l'Institut le 29
février 1808, furent aussitôt répétées à Paris. Mais on discutait pour savoir s'il
s'agissait de véritables métaux ou d'hydrures. Ampère, dans une note autographe, écrit : «
La petite quantité de potassium et de sodium produite par ce moyen (de Davy) ne permettait pas
de les soumettre à toutes les expériences propres à décider la question. Peut-être même
serait-elle toujours restée indécise si nous n'avions trouvé le moyen de se procurer les
substances métalliques découvertes par M. Davy, en telle quantité que l'on veut par un moyen
purement chimique". Mais, comme beaucoup d'autres travaux d'Ampère, celui-là est resté
inédit et, officiellement, c'est Gay-Lussac et Thenard qui obtinrent le potassium en grande
quantité par l'action du fer sur la potasse (Rech. physico-chimiques, I, 1811, p. 74. à 386).
(2) Chlore.
(3) Fluor.
(4) Acide fluorhydrique.
(5) Acide hydrofluosilicique.
(6) Chlore.
(7) Expérience destinée à isoler le fluor.
(8) Fluor rapproché du chlore.
(9) Voir la réponse de Davy à la date du 8 février 1811. Sa première publication sur le
fluor est du 8 juillet 1813 , trois ans après la lettre d'Ampère (Bakenan Lecture for 1813).
Voici ce qu'il y dit d'Ampère :
“ During the period that i was engaged in these investigations, i received two letters from
M. Ampère, from Paris, containing many ingenious and original arguments in favour of the
analogy between the muriatic and fluoric compounds.”
“ M. Ampère communicated his views to me in the most liberal manner ; they were formed in
consequence of my ideas on chlorine, and supposed by reasonings drawn from experiments of MM.
Gay-Lussac and Thenard.”
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