Ampère, André-Marie à Maine de Biran, Pierre
(1)
A Monsieur Maine de Biran, Conseiller de préfecture du département de Périgueux. Rue Mazarine n°20. A Paris. Précédemment à l'hôtel de la Réunion, rue St Pierre, Montmartre.
Poleymieux,
14 octobre 1805 Mon adresse est chez M.M. Ballanche imprimeurs, aux halles de la Grenette, à Lyon. Monsieur, Depuis près d'un mois que je passe mon temps en partie ici et
en partie à Lyon, plus occupé de mathématiques et d'affaires
particulières que de toute autre chose, je me proposais tous les jours de vous
écrire, et je n'exécutais pas cette résolution, faute de temps et de
résultats métaphysiques dont j'eusse à vous faire part. J'attendais
toujours d'en avoir quelques-uns qui valussent la peine de vous être communiqués ;
je me détermine enfin à vous écrire ; sans cela, un plus long silence me
pèse trop. Je voudrais d'abord savoir de vos nouvelles, où vous en êtes de
votre ouvrage , et quels changements ont été
produits dans votre théorie par les réflexions qui ont dû suivre la
conviction où je vous ai laissé qu'un certain nombre d'impressions distinctes et
associées, et la connaissance que l'homme a de ses membres et de leur mobilité,
devaient nécessairement précéder la volonté de mouvoir, et, par
conséquent, la naissance de ce que vous nommez le sentiment du Moi. Je m'en suis
beaucoup occupé, et j'ai discuté cette question avec deux Lyonnais, qui se sont
aussi beaucoup occupés de métaphysique. Chacun de nous voyait d'abord la chose
sous un point de vue différent ; mais la discussion a produit des idées si
précises que nous avons fini par être tous d'accord : 1° Que la
distinction et l'association des impressions par juxtaposition, résultat immédiat
de l'organisation étendue de l'oeil et de l'organe du tact, étaient absolument
indépendantes du mouvement volontaire et devaient nécessairement le
précéder, puisque la volonté même ne peut naître que de cette
connaissance ; 2° Que l'impression faite sur le cerveau lorsque l'âme imprime
aux nerfs la détermination nécessaire pour le mouvement volontaire, se
plaçait hors de ces impressions, par la même raison qui les avait
déjà placées les unes hors des autres ; 3° Que cette
dernière impression, bien distincte de celle de la contraction musculaire
apportée par les nerfs du membre et dont elle est la cause, se retrouvant dans toutes
nos actions qu'on nous apprend à exprimer par des phrases qui commencent par Je ou Moi,
s'associe nécessairement à ce mot, et constitue ainsi un Moi qu'on peut appeler
phénoménal, hors duquel se trouvent, d'après sa génération
même, nos diverses impressions ; 4° Mais, de même que nous ne connaissons
que par nos impressions le monde phénoménal où les couleurs sont sur les
objets, où le soleil a un pied de diamètre, où la terre est plate et
immobile, où les planètes rétrogradent, etc., les physiciens et les
astronomes conçoivent un monde nouménal hypothétique, où les
couleurs sont des sensations excitées dans l'être sentant par certains rayons et
qui n'existent qu'en cet être ; où le soleil a 307 000 lieues de diamètre ;
où la terre est un sphéroïde aplati qui tourne autour de lui ; où les
planètes se meuvent toujours dans le même sens, etc. De même, les
métaphysiciens conçoivent un Moi nouménal, dont le Moi
phénoménal n'est, ainsi que toutes nos impressions ou idées, qu'une simple
modification, en sorte que le vulgaire et les Cartésiens ont également raison de
placer les uns les couleurs hors du Moi, les autres au dedans, parce qu'ils parlent de deux
choses différentes qu'ils nomment également Moi : les Cartésiens du Moi
nouménal, où les couleurs sont réellement ; le vulgaire du Moi
phénoménal, hors duquel elles sont précisément comme elles sont les
unes hors des autres ; 5° Ce Moi nouménal ne peut être connu, comme le
monde des physiciens et des astronomes, que par les hypothèses que nous faisons pour
expliquer les phénomènes du monde apparent et de notre propre pensée. Mais
son existence est par là même prouvée de la même manière que
celle des autres substances ; et, c'est cette existence, base de l'espérance de l'autre
vie, qu'il faut chercher à mettre hors de doute ; car, pour le sentiment que je viens
d'appeler Moi phénoménal, il n'a lieu que lors d'une action sur un terme
organique ; il disparaît dans le sommeil et ne peut par conséquent conduire
à aucune conséquence utile à la morale. J’ai fait aussi de
nouvelles réflexions sur ce vice de raisonnement dans lequel les métaphysiciens
sont si sujets à tomber, lorsqu'une sensation est liée avec une idée
abstraite. Depuis les époques de notre enfance dont nous ne nous ressouvenons plus, on
est porté à attribuer faussement cette idée abstraite à cette
sensation. Ainsi l'idée du déplacement d'un membre est liée à la
sensation musculaire, dont M. de Tracy a tant parlé ; mais, si l'on n'avait pas
perçu ce déplacement dans l'étendue perçue par un autre organe, on
aurait eu beau sentir et produire à volonté cette sensation, on n'en aurait
jamais tiré l'idée de déplacement, qui n'y est associée que par une
longue habitude de les percevoir ensemble. De même, la véritable idée de
résistance est celle d'une cause qui s'oppose au mouvement ; elle suppose la
connaissance de l'étendue et du déplacement, et qu'on ait vu que ce
déplacement continuerait si le mobile ne rencontrait pas un autre corps. On a pris
l'idée de cause en soi pour l'associer dans ce cas ; et, d'après cette
hypothèse, on a dit qu'il résistait. Cette idée de la résistance
s'est unie par une longue habitude à la sensation de pression que nous éprouvons
en appuyant sur les corps qui résistent à nos mouvements. Mais, dans cette
dernière sensation, il n'y a rien originellement qui ait le moindre rapport avec
l'idée abstraite de résistance ; la liaison entre cette sensation et cette
idée vient uniquement de ce que les mêmes corps qui empêchaient le mouvement
de nos membres, nous faisaient éprouver la première. J'espérais vous
écrire plus au long ; mais je suis forcé de vous quitter. J'attends de vos
nouvelles avec une vive impatience, et je vous prie d'agréer l'hommage de ma haute
estime et de ma vive amitié. A. AMPÈRE
(1) D'après la Philosophie des deux Ampère. Didier, 1866 (une seconde édition a été
publiée en 1870 sur les mêmes formes, en format plus petit).
Maine Biran, philosophe spiritualiste, né à Bergerac en 1766, d'abord garde du corps, puis
retiré à Bergerac de 1789 à 1795, marié en 1795, membre des Cinq Cents en 1797, à la fois
sous-préfet et député de Bergerac de 1810 à 1814 (voir Lettres 0365 et 0366), réélu
député et rentré à Paris en 1815, mort à Paris en 1824.
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Correspondance du Grand Ampère, tome I, p.
285-286-287
Source de l'édition électronique de la lettre : DE LAUNAY (Louis). Correspondance du Grand Ampère. tome I. Paris : Gauthier-Villars, 1936. p. 285-286-287
Autre source de la lettre : BARTHELEMY-SAINT-HILAIRE, Jules. Philosophie des deux Ampère. Paris : Didier et Cie, 1866. [note de Louis DE LAUNAY]
Autre source de la lettre : MAINE DE BIRAN, Pierre. Oeuvres, XIII-1 : Correspondance philosophique avec Ampère. sous la dir. de ROBINET, André. Paris : J. Vrin, 1993. p. 4-7
Autre source de la lettre : original manuscrit Bibliothèque nationale de France, N.a.f. ms 14605, f. 20-23. [note d'André ROBINET]
Autre source de la lettre : copie Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XV, chemise 261 [note d'André ROBINET] (Copie Naville [note d'André ROBINET])
Autre source de la lettre : copie Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XVII, chemise 274 (Copie Jean-Jacques Ampère [note d'André ROBINET]. Copie par un secrétaire.) Pour consulter le fac-similé de cette copie, cliquer ici et naviguer dans le fonds virtuel à l'aide des flèches "page suivante".
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Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr278.html
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