Ampère, André-Marie à Bredin, Claude-Julien
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[Vers le 10 octobre 1805] Vous avez donc embrassé ce pauvre enfant que son père a quitté. Il me
ressemble, dit-on ; faut-il le désirer ? Je le verrai dans huit jours. Vous viendrez
avec moi à Poleymieux, n'est-ce pas ? Puis je vous reconduirai à Lyon, dans cette
ville où j'ai été si heureux et que j'espère pourtant ne plus
jamais habiter. Oh, qu'ils me connaissent mal ceux qui pensent que ce séjour me ferait
du bien ! S'ils m'aiment, ces hommes dont je suis séparé, qu'ils ne me parlent
jamais de revenir me fixer dans ces lieux où se sont écoulées et mon
enfance et mes années de bonheur ! Non, non, ils n'ébranleront jamais ma
résolution ; leurs conseils ne pourraient qu'empoisonner inutilement le peu de moments
qui me reste à passer auprès d'eux. Que Barret, Ballanche ne me tourmentent pas
à ce sujet ! Épargnez-moi tous la plus grande peine que vos sollicitations me
feraient éprouver dans ce voyage dont la perspective s'offre à moi à la
fois sous des couleurs si douces et si tristes. Je m'occupe toujours beaucoup de
métaphysique et suis très lié avec Maine Biran [Maine de Biran]. Son
ouvrage , qui vient d'être couronné
à l'Institut et qu'il va publier, est l'écrit le plus opposé aux
systèmes modernes, que l'on peut imaginer ; c'est une métaphysique toute
spirituelle comme celle de Kant, peut-être plus éloignée encore de tout ce
qui tient au matérialisme. Ma manière de concevoir les phénomènes
intellectuels est plus simple et, à ce qu'il me semble, plus d'accord avec les faits ;
mais elle n'élève pas l'âme autant que la sienne et ne donne pas une si
haute idée de cette force innée de la volonté, libre par essence, dont il
fait découler toutes ses explications. Je connaîtrai mieux bientôt
l'ensemble de son système. J'attends avec impatience la publication de son livre.
Nizier est bien reconnaissant de votre souvenir ; en voilà encore un qui vaut mieux que
moi. Remerciez ces dames Bredin, de l'intérêt qu'elles veulent bien prendre au
pauvre exilé. Pas un moment pour dire à mes amis combien ils me sont chers. Mais
à bientôt. A. AMPÈRE
(1) D'après Mme Cheuvreux, p. 34, La date d'août 1806, donnée par elle, est impossible.
C'est le moment du remariage d'Ampère. Il faut lire début d'octobre 1805, puisque le journal
de Bredin et la correspondance avec Maine Biran montrent le passage d'Ampère à Lyon au moins
du 14 octobre au 18 décembre 1805.
Claude-Julien Bredin (1776-1854), était professeur d'anatomie à l'École vétérinaire de
Lyon dont son père était Directeur. Après la mort de son père en mars 1813, il devint
Directeur. C'était, avec Ballanche, un des meilleurs amis d'Ampère, quoiqu'il ne l'eût pas,
comme Ballanche, connu dès sa jeunesse, mais seulement rencontré en 1795 pour devenir son
intime en 1803 par l'intermédiaire de Roux. On pourra consulter sur lui un ouvrage d'Auguste
Viatte (1927), surtout consacré à sa correspondance avec Ballanche depuis 1816 et le beau
livre de M. Joseph Buche, sur l'École mystique de Lyon, 1935. Il a entretenu avec
Ampère une correspondance suivie et volumineuse que nous donnons aux Mémoires de
l'Académie de Lyon. Bredin conservait les lettres d'Ampère. En 1872, son fils en
communiqua un certain nombre à Mme Cheuvreux qui les lui rendit après les avoir utilisées.
Je n'ai eu connaissance que d'une partie de ces lettres provenant d'un envoi ultérieur et
restées entre les mains de Mme de Montebello. Pour le reste, j'ai dû reproduire sous toutes
réserves les textes publiés par Mme Cheuvreux dont j'ai pu apprécier ailleurs, quand j'avais
les autographes en mains, la liberté d'interprétation. En ce qui concerne Bredin, je ne
donnerai ici que des extraits de ses lettres, généralement très longues et presque
intégralement publiées dans un autre recueil, en me bornant aux passages qui peuvent nous
renseigner sur Ampère.
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