Maine de Biran, Pierre à Ampère, André-Marie
Le Sous-Préfet de l'arrondissement de Bergerac à Monsieur Ampère membre du bureau consultatif des arts au ministère de l'intérieur.
Bergerac,
le 5 août 1807
Mon cher et bon ami, j'ai reçu votre lettre du 23 juillet avec une bien douce
satisfaction. Elle me fournit la preuve que vous êtes entièrement rendu à
vous-même et que l'activité de votre esprit, l'énergie de votre
volonté ont repris l'empire sur une passion malheureuse qui avait absorbé et
comme paralysé toutes vos facultés intellectuelles et morales. Au
caractère de votre style et aux saines idées métaphysiques que je trouve
établies en résultats dans cette bonne lettre, je reconnais mon ami, mon
compagnon d'études de 1805... La science, la vérité,
l'amitié l'ont reconquis pour toujours je l'espère, et
s'applaudissent de cette utile conquête.
Nous sommes d'accord, je crois, sur le fond des choses que vous m'exprimez en peu de
mots : la nature du jugement d'existence personnelle ou étrangère, la
différence entre un premier état que j'appelle intuition passive,
où l'animal sans conscience de lui-même et par conséquent sans
réminiscence ne fait que sentir, intueri, ou imagine les objets des sensations
extérieures avec lesquelles il est comme identifié ; et cet autre état
supérieur où l'homme acquiert la connaissance réelle du moi
séparé de ce qui ne l'est pas, en tant qu'il a la conscience que
certaines actions dépendent de lui comme effets ou résultats de l'effort
qu'il crée. Car c'est jusque là qu'il faut remonter pour concevoir le
phénomène propre de la conscience, distinct de la sensation, et la nature de la
volonté ou de l'action volontaire, si obscurcie ou méconnue par les
métaphysiciens, surtout par ceux de nos jours. Sur toutes ces idées fondamentales
je crois comme vous, mon cher ami, que nous sommes très rapprochés et peut
être même plus que deux penseurs ne l'aient été
jusqu'à ce jour. Nous ne pouvons différer encore que dans l'expression ou
l'emploi et la valeur des hypothèses explicatives, etc... J'aurais bien
désiré de pouvoir satisfaire au désir que vous m'avez manifesté
depuis longtemps d'avoir, avec mon Mémoire de Berlin, les notes que j'avais
commencées sur le système de métaphysique que vous me communiquâtes
dans le temps. Mais en vérité, il m'est impossible, tant que je suis dans ma
sous-préfecture d'avoir quelques moments à moi dans la journée pour
m'occuper à tête reposée de ces matières abstraites, qui exigent
une réflexion concentrée. Les tracasseries, les affaires pullulent autour de moi,
aucune d'elle n'exige en particulier une attention forte et soutenue, mais leur
succession rapide et continuelle entraîne ma pensée, et absorbe tout mon temps Je
ne puis régler l'emploi de ce temps, parce que je ne sais jamais dans un instant ce
qui doit survenir l'instant d'après : aussi puis-je vous dire avec
vérité que jamais je ne fus en même temps ni si occupé ni si
inappliqué. Ce genre de vie qui use mes facultés sans leur donner l'exercice
convenable, me fatigue et me contrarie singulièrement. Aussi suis-je bien
déterminé à saisir les premières occasions de la changer. Je compte
pouvoir aller incessamment passer quelques jours à ma campagne, comme je le fis, quand
je composai mon Mémoire de Berlin. C'est là où je le reverrai et en
ferai faire la seconde copie que je vous destine pour être mise ensuite à
l'impression.
Cela ne peut guère être fait avant la fin de septembre. Pourrai-je vous
l'envoyer à Lyon à l'adresse que vous m'indiquez, ou sous le couvert
du ministre de l'Intérieur à Paris ? Vous me parlez bien de
l'époque de votre départ du 10 au 15 courant, mais vous ne me dites rien sur
celle de votre retour à Paris. J'aurais pourtant besoin de le savoir positivement,
et j'espère que vous m'en direz un mot dans votre première.
Je vous envoie toujours en attendant le croquis des notes que je fis en lisant la lettre
où vous me développiez votre système. J'avais toujours pensé
à retranscrire ces notes en leur donnant la suite et les développements
nécessaires, mais puisque vous êtes bien aise de les voir de suite, et que
d'ailleurs il m'est impossible de m'en occuper en ce moment, je prends le parti de
vous les adresser dans l'état où elles sont, doutant si vous pourrez lire ces
chiffons ou deviner ma pensée qui ne s'y trouve qu'indiquée. J'aurais
rempli pourtant une partie de mon but si je pouvais vous rappeler encore à ces
idées si propres à faire diversion aux passions qui agitent l'âme et
à y ramener l'équilibre.
Je ne sais si notre bon ami Degérando vous aura communiqué le prospectus que je
lui ai adressé d'un nouvel établissement d'instruction que je me propose
de fonder à Bergerac. J'ai déjà une souscription assez nombreuse. Mais
je crains qu'il ne me manque des instituteurs capables soit pour les mathématiques,
soit pour le latin. Dans le cas où vous connaîtriez quelque sujet qui voudrait
venir ici jouir d'un traitement assez avantageux, et d'un sort assez doux, dans un beau
climat, vous me feriez bien plaisir de me l'adresser. Je me chargerais des frais du voyage.
Adieu mon cher et bon ami, donnez-moi de vos nouvelles au plus tôt. J'espère
en recevoir avant que vous n'ayez quitté Paris, vous répondrez sans doute
à deux articles que je prenais la liberté de vous recommander dans ma
dernière lettre. Vous connaissez tous mes sentiments pour vous : ils dureront autant que
ma vie.
M. BIRAN
Rappelez-moi au souvenir de notre bon ami Degérando.
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