Ampère, André-Marie à Maine de Biran, Pierre
11 janvier [1812]
Votre lettre m'a fait un grand plaisir, mon cher ami, et j'attends votre tableau avec
la plus vive impatience. Je vais en attendant vous faire quelques observations sur ce que vous
en dites.
1°. Vous pensez que je classe les phénomènes d'après leurs
ressemblances, à la manière des physiciens et des naturalistes, et vous
aimez mieux les ranger d'après les facultés qui les produisent. Je crois
qu'à cet égard j'ai fait précisément comme vous. J'ai
distingué mon premier système (le système sensitif) par le seul
caractère de ne contenir que des phénomènes dont on peut concevoir
l'existence sans le déploiement de l'activité. Les divers
phénomènes que je réunis dans ce système n'ont que cette seule
ressemblance. Ce sont la sensation, l'association,
l'agrégation (comme dans les rêves et les vagues rêveries),
l'affection, le mouvement instinctif ou protocinèse, l'agitation
causée par l'espèce d'affection que Condillac nomme
inquiétude, et les traces que ces phénomènes laissent
après eux. Je nomme ce système sensitif parce que tous ces
phénomènes sont produits par les mouvemens excités dans les organes des
sens externes ou internes. Dans mon second système, j'ai mis tous
les phénomènes dont la cause est dans le fait primitif de la
distinction entre notre propre existence et celle d'autres êtres, fait primitif
dû au 1er déploiement, tel qu'il a lieu dans l'enfant
d'un à deux ans, l'action se porte généralement au dehors,
s'exerce à mouvoir les membres, etc... Il y a un moi distinct mais uni
aux modifications simultanées, cause de nos mouvements sans que
l'idée de causalité soit réfléchie et
mise à part. Ce système est celui de l'enfance de
l'intelligence humaine comme le précédent est celui de
l'huître. Comment vous étonnez-vous d'y voir les croyances
et les émotions ? Ne sommes-nous pas convenus que dans l'être
purement passif, il ne peut y avoir ni durée, ni succession,
ni passé, ni avenir, ni rien de relatif à quelque
chose d' absent, par conséquent ni crainte, ni désir,
ni croyance, tous phénomènes dont la cause est dans la
distinction de notre existence d'avec les objets extérieurs ?
C'est donc moi qui range les phénomènes d'après
leur cause, quand je place ceux-ci dans le second système.
Vous trouvez quelque chose de sensitif dans les émotions (désirs,
craintes, terreurs, etc...). Serait-ce que par hasard vous auriez lié au mot
sensitif l'idée de plaisir ou douleur ? Moi je n'y joins que
l'idée d'être causé par un mouvement des organes des sens.
Etre agréable ou pénible est une ressemblance à la
manière des physiciens et des naturalistes, ce n'est point d'un tel
caractère que je tiendrai jamais compte. Je range tous les phénomènes
d'après leurs causes, qui sont nos facultés. On vient de
lire à un criminel sa sentence ; il n'y a de sensitif que les sons qui ont
frappé son oreille, et qui sensitivement ne l'affecteraient nullement, mais
la croyance que cette sentence sera exécutée le lendemain, la
connaissance du temps futur, celle de la puissance des autres hommes qu'il n'a connue
que par la sienne propre, voilà ce qui produit en lui cette épouvantable
émotion, dont tous les élémens, toutes les causes sont
dans le système actif primitif. Je sais comme vous que l'émotion
produit souvent la croyance ; mais plus souvent encore comme dans le cas de ce
criminel, et mille autres, c'est la croyance qui produit l'émotion.
J'ai mis l'émotion à la suite de la croyance, comme
l'affection à la suite des phénomènes représentatifs
de la pure sensation, sans vouloir par là les regarder comme
postérieurs, mais parce que mettant dans chaque système des
phénomènes représentatifs et d'autres affectifs, il
fallait bien pour l'uniformité placer les uns toujours les premiers, et les autres
après. Le choix à cet égard étant arbitraire, je me suis
conformé à l'ordre usité généralement, sans contredire
pour cela la primauté, relativement au temps, des affections sur les
sensations.
Observez bien que dans mon langage sensation veut dire la partie non affective
des modifications produites par les sens. Ce n'est qu'un abus de mots qui
a fait attacher au mot sensation des idées de peine ou de plaisir. Je n'ai
rien compris à ce que serait un système sensitif composé, ni
comment on y admettrait des phénomènes qui supposeraient
nécessairement un développement de l'activité, et ne seraient pas
dus aux mouvemens excités dans les organes des sens. Je pense que vous y
renoncerez quand vous aurez réfléchi à ce que je viens de dire, à
moins que vous ne vouliez renoncer à classer les phénomènes par leurs
causes. Au reste ce serait précisément mon second système où je
n'admets rien de véritablement réfléchi, tout ce qui
l'est devant être réservé pour le 4ème système.
Je vous [prie d']examiner de même mon 3ème et mon 4ème
système. Vous ne verrez dans l'un que les phénomènes dont la cause
est dans la faculté d'appercevoir 1°. les ressemblances et
dissemblances qui nous fournissent les idées générales ; 2°. les
relations qui nous donnent les notions. C'est pour cela que la combinaison
est dans les 3èmes systèmes, car ce n'est qu'avec des idées
générales qu'on peut former des conceptions de choses qu'on
n'a pas vues, le poète, le romancier, l'artiste conçoivent ce
qu'ils créent avec des idées de cette classe que je nomme simplement
idées.
Je n'ai pas compris comment vous trouviez du vague dans les mots de combinaison
et conception. Le mot combinaison a un sens éminemment
actif qu'il doit à sa racine le verbe combiner. Tout le monde
l'emploie précisément dans le sens que je lui donne, et je ne sache
pas qu'on n'en ait jamais fait un autre usage. C'est proprement l'action de
combiner qui se prend par extension pour le résultat de cette action. Quant
à conception, n'est-ce-pas proprement la représentation
d'une chose qu'on n'a pas vue, mais qu'on a conçue
d'après une combinaison ? Ainsi je conçois, j'ai
la conception de la tour octogone de porcelaine qu'on dit être à
Pékin, mais je me souviens du Louvre, c'est un souvenir, mot
opposé en ce sens à conception.
Voici mon cher ami, une phrase de votre lettre qui m'a bien autrement surpris ?
«Comment confondre en effet ce qui est passif avec ce qui est actif,
une sensation, par exemple, qui s'avive d'elle-même au point de
devenir exclusive, avec un mode perçu qui s'éclaircit ou se distingue
par un acte d'attention ?...». Cela serait bon à dire à ceux qui
peuvent dire une telle sottise ? Mais comprenez-vous si mal mon tableau que vous n'ayez pas
vu que le mouvement organique, qui avive une sensation, est dans mon premier
système parmi les protocinèses, que l'attention (mal à propos
nommée dans le cas présent) donnée spontanément à
l'objet qui nous effraye, est une incitation, que l'attention volontaire, la
seule qu'on dût nommer attention, est une volition, etc... 2°.
Après le reproche de ne pas établir mes divisions sur les causes
des phénomènes que je classe, et que vous voyez par ce qui
précède venir surtout de ce que je ne vous ai pas exposé les raisons qui
placent chaque phénomène dans sa classe, vous passez, mon cher ami, à
l'objection de la symétrie qui règne dans mon tableau. N'avez-vous pas
remarqué qu'elle est une suite nécessaire de la marche que m'a
tracée cette idée sans laquelle je me serais infailliblement égaré
dans le labyrinthe : tout phénomène laisse une trace de même nature que lui
[et] qui doit par conséquent être placée à côté
de lui dans le même système. Il ne peut y avoir dans un système que le
phénomène primitif de ce système, la trace de ce
phénomène, et les diverses coordinations, soit entre ce
phénomène, soit entre sa trace et d'autres phénomènes
du même système ou des systèmes précédens. Or ces
coordinations se forment ou à l'instant du phénomène, ou
postérieurement entre sa trace et d'autres
phénomènes.
Ainsi les sensations s'unissent par des associations, et leurs traces
(les images) par des agrégations. L'autopsie donne naissance aux
attributions, la comparaison aux jugements, et le
phénomène premier du 4ème système, ce que je voulais nommer
synthétopsie, aux déductions. Ce n'est que
postérieurement qu'ont lieu dans le 2d système les croyances, dans
le 3ème les combinaisons, dans le 4ème les opinions, etc...
Mais ayant remarqué que les coordinations qui s'établissent
dès l'instant où le phénomène naît, sont de deux
sortes, suivant qu'elles résultent immédiatement et nécessairement de
la connaissance du phénomène, ou qu'elles dépendent
d'autres circonstances, telles que des phénomènes
précédents, des habitudes acquises, etc., dès lors j'ai
dû subdiviser en deux par des épithètes l'association,
l'attribution, le jugement et la déduction. Ce n'est donc
pas moi qui établis cette symétrie. Ce n'est pas non plus la nature par une
sorte de hasard. C'est une suite nécessaire de ce que nous ne pouvons concevoir rien
autre dans tout ce qui est représentatif, que les élémens dont se
composent nos représentations (dans le sens général que les
Allemands donnent à ce mot) et les divers modes de coordination établis entre ces
élémens et qui ne peuvent être qu'immédiats, ou médiats,
ou postérieurs à la naissance du phénomène.
Je m'exprime si mal que je crains bien de ne pas me faire entendre. C'est cependant
une idée bien simple. Nous sommes d'accord qu'il n'y a que 4 sortes
d'éléments, dans tout ce que nous concevons. La sensation,
l'autopsie, la comparaison ou perception des rapports de ressemblance, et
enfin la perception des relations que je voulais nommer synthétopsie. Il ne
peut donc y avoir que 4 systèmes dans le tableau de l'entendement. Le premier doit
comprendre les sensations, leurs traces et les diverses manières dont elles
peuvent s'unir passivement. Le second l'autopsie et tout ce qu'elle
produit en s'unissant aux phénomènes du premier système. Ce
système que je nommais autopsique, appelons-le système mixte,
et vous ne serez plus surpris d'y voir tous les phénomènes comme la
croyance, l'émotion, etc..., qui ne peuvent exister sans le premier
déploiement de l'activité qui constitue le moi se sentant uni
à ses modifications, et en produisant de nouvelles, et donne naissance aux idées
de succession, de passé, et d'avenir.
Dans le 3ème système on doit mettre tous les résultats de la
comparaison des phénomènes des deux systèmes
précédents, d'où les idées générales
tant en elles-mêmes que comparées à leur tour entre elles et aux
sensations, et y joindre les produits de l'imagination formés avec ses
idées générales, produits que j'ai nommés combinaisons.
Le phénomène caractéristique du 4ème système
étant de voir dans un groupe déjà formé, les relations
qu'établit entre ses éléments le mode de
coordination de ces mêmes éléments, en vertu d'une
attention essentiellement active fixée sur ce groupe, il faudra comprendre
dans ce système toutes nos idées de relations, les déductions ou
raisonnements auxquels elles donnent naissance exclusivement, et toutes les
conséquences soit rigoureuses, soit probables que nous en déduisons.
D'après cette marche si lumineuse et si naturelle à ce qu'il me semble,
jointe à ce qu'outre les 4 phénomènes élémentaires de
chaque système et leurs traces, il ne peut y avoir que des coordinations
entre les uns et les autres, et que ces coordinations ont lieu ou en même
temps que le phénomène et par les mêmes causes, ou en
même temps que lui par d'autres causes, telles que des phénomènes
précédents, des habitudes acquises, etc... ou enfin postérieurement au
phénomène, entre sa trace et d'autres
phénomènes. D'après cette marche, dis-je, on ne peut
être conduit qu'à mon tableau, sauf les mots que vous pouvez changer à
votre gré.
Pour que je pusse abandonner ce tableau, où tous les phénomènes sont
classés d'après leurs causes, et où le nombre de ces
phénomènes est déterminé a priori par les
premières lois de notre entendement, pour que je pusse lui en préférer un
autre, il faudrait me faire voir
1°. que cet autre système n'est pas une classification
arbitraire, mais un résultat immédiat des lois primitives
de notre entendement.
2°. Il faudrait me montrer a priori comment ces lois fixent le nombre de ces
phénomènes comme ils sont dans cet autre système.
3°. Me faire voir que mon tableau contient des phénomènes qui peuvent
être réduits à un moindre nombre, ce qui ne se peut puisqu'il n'y
en a aucun qui ne diffère essentiellement de tous les autres.
4°. Qu'il y a quelque chose dans l'entendement qui ne se trouve pas dans mon
tableau. C'est ici la vraie pierre de touche de sa vérité. Je ne connais pas
le vôtre qui est encore en route et je suis prêt à parier qu'aucun des
phénomènes que vous y aviez indiqués ne rentrera pas dans un des miens,
tandis que je suis presque sûr que vous en aurez oublié. Je vous dirai alors
où est dans votre tableau la place de la démonstration du carré de
l'hypoténuse, celle du syllogisme, celle de l'Iliade, celle de la croyance des
Mahométans sur la lune partagée en deux d'un coup de sabre etc... Tout cela a
sa place marquée dans mon tableau, tous ceux du vôtre s'y trouvent aussi
d'avance, je vous le montrerai dès que je l'aurai reçu.
L'idée de chaque phénomène de mon tableau est absolument
indépendante du mot dont je me sers pour le représenter. Je ne sais si vous avez
le même avantage, je lui dois de pouvoir changer mes mots à volonté sans
rien changer à mes idées. J'aime autant intuition
intellectuelle que synthétopsie, pourvu que vous n'appeliez plus
intuition la partie représentative des sensations. Car ce sont
là deux phénomènes diamétralement opposés. Par
synthétopsie j'ai entendu non pas la vue du groupe comme vous
semblez le supposer, mais la vue du mode d'union des élémens du
groupe, par laquelle on met à part la notion de ce mode d'union,
comme la causalité, le nombre, la forme, etc... Si vous
appelez cet acte éminemment actif intuition intellectuelle ce
n'est qu'en regardant le mot intuition comme exprimant l'action
de voir dans le groupe, de la préposition in dans, alors il
faudrait nommer l'autopsie, intuition primitive, vue en dedans du moi ;
j'aimerais mille fois mieux cette expression que celle d'apperception,
mot aussi vague qu'insignifiant, puisqu'on apperçoit aussi bien
les sensations et les rapports de ressemblance que le moi
et ses relations.
J'aimais assez l'analogie grammaticale des mots autopsie et
synthétopsie, les deux phénomènes qu'ils
représentaient ayant une telle analogie que l'un est comme un progrès
ultérieur de l'autre.
Comment pouvez-vous, mon cher ami, consentir à désigner un
phénomène si simple et si primitif par cette longue périphrase :
«aperception immédiate interne». Croyez-vous que l'analogie de
mes 4 systèmes et des 4 catégories de Kant, auxquelles je n'avais point
songé en le composant, soit l'effet du hasard ? N'est-ce pas plutôt un
résultat des lois de notre entendement ? Avez-vous fait attention que le nouveau
phénomène qui donne naissance au système dont il forme
le premier point, se combine avec tous les phénomènes des
systèmes précédents ? 1°. Le moi enfantin du second
système avec les phénomènes sensitifs ; 2°. La
comparaison à tous les phénomènes des deux
systèmes précédens, qu'elle nous conduit également
à classer et à dénommer ; 3°. L'intuition
intellectuelle ou synthétopsie, à toutes les coordinations
fournies par les 3 autres systèmes, où elle découvre dans
celles du 1er. les relations de nombre, de figure et d'étendue,
d'où naissent toutes les déductions mathématiques ; dans
celle du 2d système, les relations de causalité, de
succession, de substance et d'accident, d'existence, etc...,
d'où naissent toutes les déductions des sciences
métaphysiques et morales a priori; enfin dans les classifications
du 3ème système les relations de compréhension, source
de toutes les déductions logiques, du syllogisme, etc... Ce n'est
qu'en partant de ce point de vue que j'ai pu me faire une idée nette de ces 3
sortes de déductions et des nuances qui les caractérisent, sans
empêcher qu'elles découlent toutes d'un principe unique, que je vous
énoncerai dans une prochaine lettre, et qui est le fondement de toute connaissance
nécessaire, comme la théorie des hypothèses explicatives est
la base de toute connaissance nouménale objective. Je suis bien convaincu, mon
cher ami, que vous ne connaissez bien encore ni les principes, ni la
marche nécessaire, ni les applications de ma théorie ou
plutôt de celle de la nature même de mon entendement, je le vois dans
votre dernière lettre. Je crois même que sans cela vous ne me proposeriez pas de
remplacer le mot autopsie par celui d'apperception immédiate
interne, qui me semblerait plus propre à désigner l'application de
l'intuition intellectuelle au phénomène de l'autopsie,
et à la causalité qu'il contient, que ce phénomène
lui-même. Cette application est un acte de la raison
réfléchie qui ne peut appartenir qu'au 4ème systême.
Je ne puis vous en écrire davantage avant d'avoir vu votre tableau. S'il
n'était pas encore parti, envoyez-le moi de grâce et sur-le-champ. Je meurs
d'impatience de le voir. Répondez-moi aussi je vous en conjure sur tous les points
que j'ai indiqués de mon mieux dans cette longue lettre. Y a-t-il des choses que
vous n'admettiez pas ?
Adieu, mon cher ami, je vous embrasse de toute mon âme.
A. AMPÈRE
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