@. Ampère et l'histoire de l'électricité 

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@.ampère

Correspondance d'Ampère, Lettre L1156

Présentation de la Correspondance

Ampère, André-Marie      à      Maine de Biran, Pierre


11 janvier [1812]

Votre lettre m'a fait un grand plaisir, mon cher ami, et j'attends votre tableau avec la plus vive impatience. Je vais en attendant vous faire quelques observations sur ce que vous en dites.

1°. Vous pensez que je classe les phénomènes d'après leurs ressem­blances, à la manière des physiciens et des naturalistes, et vous aimez mieux les ranger d'après les facultés qui les produisent. Je crois qu'à cet égard j'ai fait précisément comme vous. J'ai distingué mon premier système (le système sensitif) par le seul caractère de ne conte­nir que des phénomènes dont on peut concevoir l'existence sans le déploiement de l'activité. Les divers phénomènes que je réunis dans ce système n'ont que cette seule ressemblance. Ce sont la sensation, l'­association, l'agrégation (comme dans les rêves et les vagues rêveries), l'affection, le mouvement instinctif ou protocinèse, l'agitation causée par l'espèce d'affection que Condillac nomme inquiétude, et les traces que ces phénomènes laissent après eux. Je nomme ce système sensitif parce que tous ces phénomènes sont produits par les mouvemens excités dans les organes des sens externes ou internes. Dans mon second système, j'ai mis tous les phénomènes dont la cause est dans le fait primitif de la distinction entre notre propre existence et celle d'autres êtres, fait primitif dû au 1er déploiement, tel qu'il a lieu dans l'enfant d'un à deux ans, l'action se porte généralement au dehors, s'exerce à mouvoir les membres, etc... Il y a un moi distinct mais uni aux modifications simultanées, cause de nos mouvements sans que l'idée de causalité soit réfléchie et mise à part. Ce système est celui de l'enfance de l'intelligence humaine comme le précédent est celui de l'huître. Comment vous étonnez-vous d'y voir les croyances et les émotions ? Ne sommes-nous pas convenus que dans l'être purement passif, il ne peut y avoir ni durée, ni succession, ni passé, ni avenir, ni rien de relatif à quelque chose d' absent, par conséquent ni crainte, ni désir, ni croyance, tous phénomènes dont la cause est dans la distinction de notre existence d'avec les objets extérieurs ? C'est donc moi qui range les phénomènes d'après leur cause, quand je place ceux-ci dans le second système.

Vous trouvez quelque chose de sensitif dans les émotions (désirs, craintes, terreurs, etc...). Serait-ce que par hasard vous auriez lié au mot sensitif l'idée de plaisir ou douleur ? Moi je n'y joins que l'idée d'être causé par un mouvement des organes des sens. Etre agréable ou pénible est une ressemblance à la manière des physiciens et des natura­listes, ce n'est point d'un tel caractère que je tiendrai jamais compte. Je range tous les phénomènes d'après leurs causes, qui sont nos facultés. On vient de lire à un criminel sa sentence ; il n'y a de sensitif que les sons qui ont frappé son oreille, et qui sensitivement ne l'affecteraient nullement, mais la croyance que cette sentence sera exécutée le lende­main, la connaissance du temps futur, celle de la puissance des autres hommes qu'il n'a connue que par la sienne propre, voilà ce qui produit en lui cette épouvantable émotion, dont tous les élémens, toutes les causes sont dans le système actif primitif. Je sais comme vous que l'émotion produit souvent la croyance ; mais plus souvent encore comme dans le cas de ce criminel, et mille autres, c'est la croyance qui produit l'émotion. J'ai mis l'émotion à la suite de la croyance, comme l'affection à la suite des phénomènes représentatifs de la pure sensation, sans vouloir par là les regarder comme postérieurs, mais parce que mettant dans chaque système des phénomènes représentatifs et d'autres affectifs, il fallait bien pour l'uniformité placer les uns toujours les premiers, et les autres après. Le choix à cet égard étant arbitraire, je me suis conformé à l'ordre usité généralement, sans contredire pour cela la primauté, relativement au temps, des affections sur les sensations.

Observez bien que dans mon langage sensation veut dire la partie non affective des modifications produites par les sens. Ce n'est qu'un abus de mots qui a fait attacher au mot sensation des idées de peine ou de plaisir. Je n'ai rien compris à ce que serait un système sensitif composé, ni comment on y admettrait des phénomènes qui supposeraient néces­sairement un développement de l'activité, et ne seraient pas dus aux mouvemens excités dans les organes des sens. Je pense que vous y renoncerez quand vous aurez réfléchi à ce que je viens de dire, à moins que vous ne vouliez renoncer à classer les phénomènes par leurs causes. Au reste ce serait précisément mon second système où je n'admets rien de véritablement réfléchi, tout ce qui l'est devant être réservé pour le 4ème système.

Je vous [prie d']examiner de même mon 3ème et mon 4ème système. Vous ne verrez dans l'un que les phénomènes dont la cause est dans la faculté d'appercevoir 1°. les ressemblances et dissem­blances qui nous fournissent les idées générales ; 2°. les relations qui nous donnent les notions. C'est pour cela que la combinaison est dans les 3èmes systèmes, car ce n'est qu'avec des idées générales qu'on peut former des conceptions de choses qu'on n'a pas vues, le poète, le romancier, l'artiste conçoivent ce qu'ils créent avec des idées de cette classe que je nomme simplement idées.

Je n'ai pas compris comment vous trouviez du vague dans les mots de combinaison et conception. Le mot combinaison a un sens émi­nemment actif qu'il doit à sa racine le verbe combiner. Tout le monde l'emploie précisément dans le sens que je lui donne, et je ne sache pas qu'on n'en ait jamais fait un autre usage. C'est proprement l'action de combiner qui se prend par extension pour le résultat de cette action. Quant à conception, n'est-ce-pas proprement la représentation d'une chose qu'on n'a pas vue, mais qu'on a conçue d'après une combi­naison ? Ainsi je conçois, j'ai la conception de la tour octogone de porcelaine qu'on dit être à Pékin, mais je me souviens du Louvre, c'est un souvenir, mot opposé en ce sens à conception.

Voici mon cher ami, une phrase de votre lettre qui m'a bien autrement surpris ? «Comment confondre en effet ce qui est passif avec ce qui est actif, une sensation, par exemple, qui s'avive d'elle-même au point de deve­nir exclusive, avec un mode perçu qui s'éclaircit ou se distingue par un acte d'attention ?...». Cela serait bon à dire à ceux qui peuvent dire une telle sottise ? Mais comprenez-vous si mal mon tableau que vous n'ayez pas vu que le mouvement organique, qui avive une sensation, est dans mon pre­mier système parmi les protocinèses, que l'attention (mal à propos nommée dans le cas présent) donnée spontanément à l'objet qui nous effraye, est une incitation, que l'attention volontaire, la seule qu'on dût nommer attention, est une volition, etc... 2°. Après le re­proche de ne pas établir mes divisions sur les causes des phénomènes que je classe, et que vous voyez par ce qui précède venir surtout de ce que je ne vous ai pas exposé les raisons qui placent chaque phénomène dans sa classe, vous passez, mon cher ami, à l'objection de la symétrie qui règne dans mon tableau. N'avez-vous pas remarqué qu'elle est une suite nécessaire de la marche que m'a tracée cette idée sans laquelle je me serais infailliblement égaré dans le labyrinthe : tout phénomène laisse une trace de même nature que lui [et]  qui doit par conséquent être placée à côté de lui dans le même système. Il ne peut y avoir dans un système que le phénomène primitif de ce système, la trace de ce phénomène, et les diverses coordinations, soit entre ce phénomène, soit entre sa trace et d'autres phénomènes du même système ou des systèmes précédens. Or ces coordinations se forment ou à l'instant du phénomène, ou postérieurement entre sa trace et d'autres phénomènes.

Ainsi les sensations s'unissent par des associations, et leurs traces (les images) par des agrégations. L'autopsie donne naissance aux attri­butions, la comparaison aux jugements, et le phénomène premier du 4ème système, ce que je voulais nommer synthétopsie, aux déduc­tions. Ce n'est que postérieurement qu'ont lieu dans le 2d système les croyances, dans le 3ème les combinaisons, dans le 4ème les opinions, etc... Mais ayant remarqué que les coordinations qui s'établissent dès l'instant où le phénomène naît, sont de deux sortes, suivant qu'elles résultent immédiatement et nécessairement de la connaissance du phénomène, ou qu'elles dépendent d'autres circonstances, telles que des phénomènes précédents, des habitudes acquises, etc., dès lors j'ai dû subdiviser en deux par des épithètes l'association, l'attribution, le jugement et la déduction. Ce n'est donc pas moi qui établis cette symétrie. Ce n'est pas non plus la nature par une sorte de hasard. C'est une suite nécessaire de ce que nous ne pouvons concevoir rien autre dans tout ce qui est représentatif, que les élémens dont se composent nos représen­tations (dans le sens général que les Allemands donnent à ce mot) et les divers modes de coordination établis entre ces élémens et qui ne peuvent être qu'immédiats, ou médiats, ou postérieurs à la naissance du phénomène.

Je m'exprime si mal que je crains bien de ne pas me faire entendre. C'est cependant une idée bien simple. Nous sommes d'accord qu'il n'y a que 4 sortes d'éléments, dans tout ce que nous concevons. La sensation, l'autopsie, la comparaison ou perception des rapports de ressemblance, et enfin la perception des relations que je voulais nommer synthétopsie. Il ne peut donc y avoir que 4 systèmes dans le tableau de l'entendement. Le premier doit comprendre les sensations, leurs traces et les diverses manières dont elles peuvent s'unir passivement. Le second l'autopsie et tout ce qu'elle produit en s'unissant aux phénomènes du premier système. Ce système que je nommais auto­psique, appelons-le système mixte, et vous ne serez plus surpris d'y voir tous les phénomènes comme la croyance, l'émotion, etc..., qui ne peuvent exister sans le premier déploiement de l'activité qui consti­tue le moi se sentant uni à ses modifications, et en produisant de nouvelles, et donne naissance aux idées de succession, de passé, et d'avenir.

Dans le 3ème système on doit mettre tous les résultats de la comparaison des phénomènes des deux systèmes précédents, d'où les idées générales tant en elles-mêmes que comparées à leur tour entre elles et aux sensations, et y joindre les produits de l'imagination formés avec ses idées générales, produits que j'ai nommés combinaisons. Le phénomène caractéristique du 4ème système étant de voir dans un groupe déjà formé, les relations qu'établit entre ses éléments le mode de coordination de ces mêmes éléments, en vertu d'une attention essentiel­lement active fixée sur ce groupe, il faudra comprendre dans ce système toutes nos idées de relations, les déductions ou raisonnements auxquels elles donnent naissance exclusivement, et toutes les consé­quences soit rigoureuses, soit probables que nous en déduisons.

D'après cette marche si lumineuse et si naturelle à ce qu'il me semble, jointe à ce qu'outre les 4 phénomènes élémentaires de chaque système et leurs traces, il ne peut y avoir que des coordinations entre les uns et les autres, et que ces coordinations ont lieu ou en même temps que le phénomène et par les mêmes causes, ou en même temps que lui par d'autres causes, telles que des phénomènes précédents, des habitudes acquises, etc... ou enfin postérieurement au phénomène, entre sa trace et d'autres phénomènes. D'après cette marche, dis-je, on ne peut être conduit qu'à mon tableau, sauf les mots que vous pouvez changer à votre gré.

Pour que je pusse abandonner ce tableau, où tous les phénomènes sont classés d'après leurs causes, et où le nombre de ces phénomènes est déterminé a priori par les premières lois de notre entendement, pour que je pusse lui en préférer un autre, il faudrait me faire voir

1°. que cet autre système n'est pas une classification arbitraire, mais un résultat immédiat des lois primitives de notre entendement.

2°. Il faudrait me montrer a priori comment ces lois fixent le nombre de ces phénomènes comme ils sont dans cet autre système.

3°. Me faire voir que mon tableau contient des phénomènes qui peuvent être réduits à un moindre nombre, ce qui ne se peut puisqu'il n'y en a aucun qui ne diffère essentiellement de tous les autres.

4°. Qu'il y a quelque chose dans l'entendement qui ne se trouve pas dans mon tableau. C'est ici la vraie pierre de touche de sa vérité. Je ne connais pas le vôtre qui est encore en route et je suis prêt à parier qu'aucun des phénomènes que vous y aviez indiqués ne rentrera pas dans un des miens, tandis que je suis presque sûr que vous en aurez oublié. Je vous dirai alors où est dans votre tableau la place de la démonstration du carré de l'hypoténuse, celle du syllogisme, celle de l'Iliade, celle de la croyance des Mahométans sur la lune partagée en deux d'un coup de sabre etc... Tout cela a sa place marquée dans mon tableau, tous ceux du vôtre s'y trouvent aussi d'avance, je vous le montrerai dès que je l'aurai reçu.

L'idée de chaque phénomène de mon tableau est absolument indépendante du mot dont je me sers pour le représenter. Je ne sais si vous avez le même avantage, je lui dois de pouvoir changer mes mots à volonté sans rien changer à mes idées. J'aime autant intuition intellec­tuelle que synthétopsie, pourvu que vous n'appeliez plus intuition la partie représentative des sensations. Car ce sont là deux phénomènes diamétralement opposés. Par synthétopsie j'ai entendu non pas la vue du groupe comme vous semblez le supposer, mais la vue du mode d'union des élémens du groupe, par laquelle on met à part la notion de ce mode d'union, comme la causalité, le nombre, la forme, etc... Si vous appelez cet acte éminemment actif intuition intellectuelle ce n'est qu'en regardant le mot intuition comme exprimant l'action de voir dans le groupe, de la préposition in dans, alors il faudrait nommer l'autopsie, intuition primitive, vue en dedans du moi ; j'aimerais mille fois mieux cette expression que celle d'apperception, mot aussi vague qu'insignifiant, puisqu'on apperçoit aussi bien les sensations et les rapports de ressemblance que le moi et ses relations.

J'aimais assez l'analogie grammaticale des mots autopsie et synthé­topsie, les deux phénomènes qu'ils représentaient ayant une telle analogie que l'un est comme un progrès ultérieur de l'autre.

Comment pouvez-vous, mon cher ami, consentir à désigner un phénomène si simple et si primitif par cette longue périphrase : «aperception immédiate interne». Croyez-vous que l'analogie de mes 4 systèmes et des 4 catégories de Kant, auxquelles je n'avais point songé en le composant, soit l'effet du hasard ? N'est-ce pas plutôt un résultat des lois de notre entendement ? Avez-vous fait attention que le nouveau phénomène qui donne naissance au système dont il forme le premier point, se combine avec tous les phénomènes des systèmes précédents ? 1°. Le moi enfantin du second système avec les phénomènes sensitifs ; 2°. La comparaison à tous les phénomènes des deux systèmes précédens, qu'elle nous conduit également à classer et à dénommer ; 3°. L'intuition intellec­tuelle ou synthétopsie, à toutes les coordinations fournies par les 3 autres systèmes, où elle découvre dans celles du 1er. les relations de nombre, de figure et d'étendue, d'où naissent toutes les déductions mathématiques ; dans celle du 2d système, les relations de causalité, de succession, de substance et d'accident, d'existence, etc..., d'où naissent toutes les déductions des sciences métaphysiques et morales a priori; enfin dans les classifications du 3ème système les relations de compré­hension, source de toutes les déductions logiques, du syllogisme, etc... Ce n'est qu'en partant de ce point de vue que j'ai pu me faire une idée nette de ces 3 sortes de déductions et des nuances qui les caractérisent, sans empêcher qu'elles découlent toutes d'un principe unique, que je vous énoncerai dans une prochaine lettre, et qui est le fondement de toute connaissance nécessaire, comme la théorie des hypothèses explicatives est la base de toute connaissance nouménale objective. Je suis bien convaincu, mon cher ami, que vous ne connaissez bien encore ni les principes, ni la marche nécessaire, ni les applications de ma théorie ou plutôt de celle de la nature même de mon entendement, je le vois dans votre dernière lettre. Je crois même que sans cela vous ne me proposeriez pas de remplacer le mot autopsie par celui d'apperception immédiate interne, qui me semblerait plus propre à désigner l'appli­cation de l'intuition intellectuelle au phénomène de l'autopsie, et à la causalité qu'il contient, que ce phénomène lui-même. Cette application est un acte de la raison réfléchie qui ne peut appartenir qu'au 4ème sys­tême.

Je ne puis vous en écrire davantage avant d'avoir vu votre tableau. S'il n'était pas encore parti, envoyez-le moi de grâce et sur-le-champ. Je meurs d'impatience de le voir. Répondez-moi aussi je vous en conjure sur tous les points que j'ai indiqués de mon mieux dans cette longue lettre. Y a-t-il des choses que vous n'admettiez pas ?

Adieu, mon cher ami, je vous embrasse de toute mon âme.

A. AMPÈRE



  Source de l'édition électronique de la lettre : original manuscrit
Archives de l'Académie des sciences, carton 15, chemise 261


  Autre source de la lettre :
MAINE DE BIRAN, Pierre. Oeuvres, XIII-1 : Correspondance philosophique avec Ampère. sous la dir. de ROBINET, André. Paris : J. Vrin, 1993. p. 247-254


  Autre source de la lettre : copie
Archives de l'Académie des sciences, carton 15 chemise 261 [copie Naville, selon note A. Robinet]


Voir le fac-similé :
Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr1156.html

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