@. Ampère et l'histoire de l'électricité 

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Parcours historique > Mythes et légendes de l'électricité et du magnétisme

Les poissons électriques : de la légende à l'électricité animale

par Dolores Martín

"Qui non indomitam mirae torpedinis artem
audiit et merito signatas nomine vires ?"
"Qui n'a entendu parler de l'indomptable adresse de l'étonnante torpille
et des pouvoirs auxquels elle doit son nom ?"
Claudius Claudianus, poète latin (IVème siècle)


Plusieurs millénaires avant que la nature de l'électricité et du magnétisme soit étudiée par les hommes, quelques phénomènes naturels en ont montré des effets merveilleux ou terrifiants. L'électricité et le magnétisme peuvent rarement être saisis à travers l'expérience directe des sens et ne fournissent pas de preuves matérielles permettant de comprendre leur comportement. Il était difficile d'imaginer l'existence dans la Nature de quelque chose qui ne soit ni liquide, ni solide, ni gazeux et qui ne soit pas localisable dans l'espace. Pendant des siècles ces phénomènes sont restés invisibles et leur caractère mystérieux les a fait associer, dans diverses civilisations, à toutes sortes de divinités, de forces diaboliques et de légendes.

Le magnétisme et l'électricité ont longtemps été liés au monde magique des mythes. En Mésopotamie (3000 av. JC), on connaissait la propriété de l'ambre jaune d'attirer les petites pailles lorsqu'il est frotté. Le phénomène était expliqué par la croyance religieuse selon laquelle l'ambre jaune avait une âme, identifiée au dieu Marduk. On confectionnait des amulettes d'ambre avec l'image de ce dieu afin de chasser les esprits malins1. Au XVIIème siècle, lorsque sont trouvées et étudiées d'autres substances se comportant comme l'ambre, cette propriété d'attirer les corps légers après frottement est baptisée "électricité" d'après le nom de l'ambre en grec : elektron.

L'ambre jaune

D'autres manifestations de l'électricité étaient expérimentées par les hommes sans que le lien puisse être fait entre ces phénomènes. Ainsi la violence de la foudre ne semble pas avoir le moindre rapport avec l'attraction de l'ambre. Un autre phénomène électrique naturel, encore très différent, se manifeste dans la capacité de certains poissons de provoquer des décharges électriques.

Les poissons électriques dans l'Antiquité

Les poissons comme la torpille en Méditerranée, le poisson-chat du Nil (malaptérure) ou encore les anguilles électriques ou gymnotes, possèdent des organes électriques qui produisent des décharges allant jusqu'à plusieurs centaines de volts pour capturer leurs proies ou se défendre des prédateurs. Bien avant la connaissance de l'électricité, ces animaux ont été l'objet d'observations et ont habité l'imaginaire des anciennes civilisations.

Raie torpille (en haut).
Etienne de Lacépède, Histoire naturelle des poissons, Paris, 1798, t. 1, pl. 6, p. 82.

Plusieurs témoignages de l'Ancienne Egypte, comme un bas-relief du tombeau du noble Ti à Saqqarah, montrent que les pêcheurs égyptiens connaissaient l'existence de ces poissons qui provoquent de violentes commotions. Les pêcheurs pensaient que le poisson-chat protège les autres poissons, car lorsqu'un poisson-chat se trouvait pris dans leur filet, ils restaient engourdis plusieurs minutes. Si un pêcheur prenait un de ces poissons, on considérait qu'il devait libérer les autres poissons de son filet. Comme le poisson-chat et la torpille sauvaient les poissons, ils furent également considérés comme des protecteurs des marins des autres habitants de la mer.

"Comment ils signifiaient un homme qui en sauve beaucoup d'autres en mer".
Horapollon, De la signification des notes hiéroglyphiques des Égyptiens..., traduit du grec
par Jean Martin, Paris : J. Kerver, 1543.

Dans le monde grec, la torpille est classée dans la catégorie des narcotiques par Hippocrate (460-377 av. JC) . Mais c'est à Platon qu'on doit une des références les plus significatives sur la torpille dans le Monde Ancien. Dans ses Dialogues un disciple de Socrate, Menon, compare son maître à un de ces poissons électriques :
"Socrate, j'avais entendu dire, avant même de te rencontrer, que tu ne fais rien d'autre que t'embarrasser toi-même et mettre les autres dans l'embarras. Et voilà que maintenant, du moins c'est l'impression que tu me donnes, tu m'ensorcelles, tu me drogues ; je suis, c'est bien simple, la proie de tes enchantements, et me voilà plein d'embarras ! D'ailleurs, tu me fais totalement l'effet, pour railler aussi un peu, de ressembler au plus haut point, tant par ton aspect extérieur que par le reste, à une raie torpille, ce poisson de mer tout aplati. Tu sais bien qu'à chaque fois qu'on s'approche d'une telle raie et qu'on la touche, on se trouve plongé, à cause d'elle, dans un état de torpeur ! Or, j'ai à présent l'impression que tu m'as bel et bien mis dans un tel état. Car c'est vrai, je suis tout engourdi, dans mon âme comme dans ma bouche, et je ne sais que te répondre"2.
Le discours de Socrate frappe son interlocuteur de torpeur et le paralyse à la manière de la torpille ! Le mot français torpille (ou torpedo en latin) a d'ailleurs la même étymologie que "torpeur".

D'après certains textes, les Grecs utilisèrent les commotions provoquées par les poissons électriques pour calmer la douleur et tenter de soigner des maladies. Les décharges de ces poissons anesthésient en effet la région du corps touchée et, dans la mesure où elles stimulent violemment les nerfs, on peut en espérer une action thérapeutique sur les paralysies. Des médecins renommés comme Discoride(40-90 av. JC) conseillent les décharges de la torpille pour traiter les maux de tête ou l'arthrite. Plus tard chez les Romains, ces pratiques devinrent courantes. Le médecin officiel de l'Empereur Claude, Scribonius Largus, recommandait les décharges de la torpille en particulier pour traiter la goutte3.

Plusieurs auteurs grecs et romains décrivent les commotions provoquées par ces poissons, la manière dont elles se transmettent, ainsi que leurs possibles vertus médicales.4 Mais ces effets ne sont jamais présentés en rapport avec les phénomènes d'attraction de l'ambre frotté. Quelques penseurs comme Plotin (205-260) imaginent que l'action du poisson se transmet par le filet du pêcheur, tandis que pour d'autres comme Plutarque (46-125), c'est par l'eau de mer. Galien (130-200), un des médecins les plus influents de l'histoire de l'Occident, explique les propriétés thérapeutiques de la torpille à partir de sa nature "froide", suivant sa théorie des quatre humeurs qui relie les secrétions du corps aux quatre qualités chaud, froid, sec et humide. La torpille agit comme le venin du serpent par son caractère "froid".

Mosaïque dans les ruines de Pompéi. En haut, la torpille.

Les explications mécanistes de la commotion

Au XVIIème siècle, l'intérêt pour la torpille renaît : en 1652, Montaigne reprend l'hypothèse de Galien sur le froid pour expliquer le comportement de la torpille : "on la voit se tapir sous le limon, afin que les autres poissons se coulant par dessus, frappés et endormis de cette sienne froideur, tombent en sa puissance."5

Les poissons électriques commencent à constituer un vrai sujet de recherche pour les médecins. En 1671 Francesco Redi (1626-1697) localise, à l'intérieur de la torpille, les organes responsables de ses décharges. Son disciple à l'Académia del Cimento de Florence, Stefano Lorenzini, raffine les explications sur la nature des chocs et affirme que le poisson diffuse violemment des corpuscules qui pénètrent la peau de l'expérimentateur, créant un choc et excitant les nerfs. La plupart des savants pensent que l'activité nerveuse et musculaire est due à des esprits vitaux, entités mystérieuses commandées par le cerveau, qui circulent dans les nerfs et provoquent à la fois les sensations et les contractions musculaires.

Le rapprochement avec la décharge de la bouteille de Leyde

C'est avec l'invention de la bouteille de Leyde en 1746, le premier condensateur de l'histoire, que les similitudes entre les phénomènes électriques produits par cet appareil et ceux de la torpille commencent à être signalées. La bouteille de Leyde, une fois chargée par une machine électrique, provoque en effet à travers le corps des commotions très semblables à celles des poissons électriques.

Bouteilles de Leyde. Société des Amis d'André-Marie Ampère

L'anguille de Guyane est examinée par plusieurs savants : "il est impossible de toucher ce poisson sans ressentir un horrible engourdissement dans les bras et jusqu'aux épaules". Un médecin anglais, Edward Bancroft, montre en 1769 que si plusieurs personnes se tiennent la main, lorsque celle se trouvant à une extrémité de la chaîne touche le poisson tandis que la personne à l'autre extrémité trempe son doigt dans l'eau, une commotion est ressentie simultanément par tous les membres de la chaîne humaine. On peut tremper une tige métallique dans l'eau à la place du doigt. Cette expérience de la décharge à travers une chaîne humaine et des conducteurs métalliques était bien connue avec la bouteille de Leyde.
Mais ce sont les démonstrations publiques de John Walsh avec la torpille en 1772 à la Rochelle et l'île de Ré, qui donnent du poids à la thèse de la nature électrique des commotions6. Il montre que les conducteurs de l'électricité transmettent la décharge du poisson et que les isolants comme le verre la suppriment. Il montre aussi que les deux extrémités de l'organe électrique de la torpille sont de natures électriques opposées. Mais il ne parvient pas à obtenir d'attractions ou d'étincelle.
Les fines études anatomiques de la torpille par John Hunter mettent en évidence la très forte innervation de l'organe électrique et Hunter en déduit que "la volonté de l'animal contrôle absolument le pouvoir électrique de son corps". D'ailleurs les yeux du poisson se ferment pendant la décharge !

Observation anatomique de Hunter sur l'organe électrique du poisson torpille (1773).

Cependant d'autres savants ne sont pas convaincus par ces expériences. Certes la sensation est la même qu'avec une bouteille de Leyde mais il reste impossible de soutirer de l'électricité de la torpille ou d'obtenir la propriété caractéristique de l'électricité, à savoir des attractions. Ils préfèrent s'en tenir aux explications mécanistes.

Afin d'établir la nature électrique des commotions provoquées par les poissons, le physicien et chimiste Henry Cavendish fabrique en 1776 une torpille artificielle en bois, puis une autre en cuir. Cette bouteille de Leyde en forme de poisson simule le fonctionnement du poisson.

Ses expériences détaillées convainquent ses collègues que les chocs de la torpille sont de nature électrique, d'autant plus que John Walsh parvient à produire une étincelle avec une torpille une nuit de 1776, dans sa maison avec quelques amis philosophes. Bien que ses résultats n'aient pas été publiés, on peut dire avec lui qu'il avait réussi à éclairer scientifiquement "l'indomptable adresse de la merveilleuse torpille"7.

A la fin du XVIIIème siècle, à la suite des travaux de Galvani, l'électricité devient un principe d'économie de la nature : l'électricité "animale" transmet l'influx nerveux. De nombreux savants, comme Joseph Priestley en Angleterre, conseillent et pratiquent l'application de décharges électriques pour traiter de nombreuses maladies comme la paralysie, l'apoplexie, la surdité, la cécité, les douleurs musculaires et dentaires, les désordres menstruels et les maladies mentales, un domaine où l'histoire de l'électricité se prolongera en psychiatrie8.

L'électricité n'était plus seulement une propriété de la matière inerte, produite par le frottement, elle était naturellement présente dans des organismes vivants. Une nouvelle forme d'électricité, l'électricité "animale", prenait place à côté de l'électricité "naturelle" de la foudre et de l'atmosphère, et de l'électricité "artificielle" produite par les machines des physiciens. On pressentait que cette électricité animale avait une relation avec la volonté, et peut-être même jouait-elle un rôle fondamental dans le fonctionnement de l'être vivant, voire dans celui de l'esprit9.

L'électricité a donc une longue histoire en médecine, bien avant qu'on sache en faire des théories physiques. L'utilisation de la torpille dans l'Antiquité a laissé place dans le monde moderne à des modes successifs d'électrification avec des bouteilles de Leyde, des piles de Volta, puis avec toutes les autres sources d'électricité ou de radiations électriques mises au point aux XIXème et au XXème siècles. Aujourd'hui l'électricité est devenue indispensable en médecine, le pacemaker symbolisant sans doute le lien entre l'électricité et la vie.



1 BENZ, Ernst. Theology of Electricity: On the Encounter and Explanation of Theology and Science in the 17th and 18th Centuries, Allison Park, PA: Pickwick, 1989, p. viii.
2 PLATON. Le Menon. Oeuvres complètes, Paris: Gallimard, 1950, 80 a-d, p. 527-528.
3 WALKER, Cameron. "Animal Electricity before Galvani", Annals of Science, 1937, p. 87.
4 WU, Chau. "Electric Fish and the Discovery of Animal Electricity". American Scientist, vol. 72, 1984, p. 598-607.
5 cité dans PICCOLINO, Marco. The Taming of the Ray. Electric Fish Reasearch in the Enlightenment from Walsh to Volta. Firenze: Olschki. 2003, p.17.
6 WALSH, John. "Experiments on the torpedo or the electric ray at La Rochelle and isle de Ré in June-July 1772", trad. française dans Jean-Baptiste Le Roy, "Lettre", Observations sur la Physique, t. IV, 1774, p. 205-217.
7 Op.cit. PICCOLINO, Marco, p.5.
8 PRIESTLEY, Joseph. The History and Present State of Electricity, Vol. I, 1775, p. 472.
9 Voir Galvani et l'électricité animale sur le site Ampère.

Mise en ligne : mars 2009

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