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Parcours historique > De Faraday à l'Exposition de 1900

L'avènement de la fée électricité, 1870-1900

I - La dynamo et la lumière électrique

Par Christine Blondel et Bertrand Wolff

"S'il arrive qu'un jour, un artisan puisse disposer de l'énergie électrique comme on dispose du gaz... "

Ainsi débute le tableau enthousiaste de la société future, que peint en 1889 un homme politique britannique, Lord Salisbury. A ses yeux, comme pour ses contemporains, la distribution de l'électricité devait permettre de réduire les grandes manufactures, dangereuses aussi bien pour la santé des ouvriers que pour la stabilité sociale. Une décennie plus tard, en 1900, ce sont les techniques les plus familières de la vie quotidienne qui paraissent sur le point d'être bouleversées par l'introduction de la nouvelle forme d'énergie.

Il aura cependant fallu une trentaine d'années, à partir des années 1870, pour passer d'un artisanat dispersé à une industrie bien établie. C'est seulement après la mise au point de la dynamo, la mise en évidence de son fonctionnement en moteur aussi bien qu'en générateur, la construction de réseaux de transport de l'électricité en continu puis en alternatif grâce au transformateur, que l'électricité devient compétitive avec la vapeur ou le gaz. De nouvelles entreprises sont créées qui entretiennent des rapports tendus avec les municipalités soumises aux concessions accordées aux compagnies gazières.

Fig. 1. Le Palais de l'Électricité à l'Exposition universelle de 1900.

Au début du XXe siècle les moteurs électriques commencent à s'imposer à côté de la machine à vapeur, du moteur à gaz ou de la roue hydraulique, et l'éclairage électrique entre en vive concurrence avec l'éclairage au gaz. La télégraphie sans fil (TSF), utilisant les ondes électromagnétiques, fait imaginer "une planète aussi transparente que le cristal". Les héros des temps nouveaux se nomment Edison, Siemens ou Marconi. Avec les grandes expositions internationales, en particulier l'Exposition d'électricité de 1881, une véritable "electromania" se développe dans le public, en même temps qu'apparaissent les usages industriels et domestiques qui annoncent l'électrification de la société. Au moment où s'ouvre à Paris la grande Exposition universelle de 1900, l'écrivain Paul Morand peut écrire : l'électricité, "c'est la religion de 1900".

Des machines magnétoélectriques à la dynamo : toute une série d'innovations

Au début des années 1860 l'usage des machines magnétoélectriques, ou "magnétos", reste limité à la la galvanoplastie, à l'éclairage à arc et au télégraphe. Les applications exigeant une certaine puissance, comme l'éclairage des phares, recourent à de grosses magnétos comme celles de la compagnie l'Alliance qui pèsent plus d'une tonne. A l'époque, il ne semble pas que les magnétos puissent rivaliser à grande échelle avec les piles [Voir la page Les usages variés, mais limités, de l'électricité avant la dynamo et les usines électriques].

Un grand nombre de constructeurs, inventeurs ou physiciens tentent cependant d'en améliorer les performances, chacun de son côté, sans toujours connaître précisément des travaux similaires et sans toujours publier ou breveter ses innovations. C'est seulement à la fin des années 1870 qu'apparaissent dans tous les pays industriels de grandes revues d'électricité, telle La lumière électrique en France, qui permettent la circulation rapide des informations. La dynamo, ou plutôt les différents types de dynamos, puis les alternateurs, résultent de multiples innovations.

Dans les magnétos de Clarke ou de l'Alliance, les bobines induites passent successivement devant des aimants permanents au cours de leur rotation. Une première innovation est mise en œuvre dans une petite magnéto à main par l'inventeur et industriel allemand Werner von Siemens, pour ses télégraphes, en 1856. La série de bobines induites est remplacée par une bobine unique qui est enveloppée par l'aimant inducteur. On parlera plus tard de "circuit magnétique fermé". Cette disposition renforce considérablement le champ magnétique coupé par les conducteurs mobiles et donc la puissance électrique délivrée. En outre la machine est plus compacte. [Voir la vidéo La petite magnéto de Siemens... ]

En 1864, autre amélioration : l'ingénieur anglais Henry Wilde remplace les aimants permanents de sa machine magnétoélectrique par des électroaimants, moins lourds, moins coûteux, et sources d'un champ magnétique plus intense. Ces électroaimants sont eux-mêmes alimentés par une petite magnéto de Siemens.

Fig. 2. La dynamo de Wilde. [Louis Figuier, Les merveilles de la science, t. 1, 1867]
Une petite magnéto de Siemens, placée au-dessus de la dynamo, alimente deux gros électroaimants verticaux. L'induit de la petite magnéto et celui de la dynamo sont entraînés, à l'aide de deux courroies différentes, par la même machine à vapeur.

Puis en 1867, plusieurs inventeurs utilisent pour alimenter les électroaimants inducteurs une partie du courant produit par la machine elle-même : c'est "l'auto-excitation".

On nomme alors machines dynamo-électriques, puis simplement "dynamos", ces nouveaux générateurs où le champ magnétique est produit par des électroaimants, pour les distinguer des "magnétos" où le champ est produit par des aimants permanents. La distinction est secondaire du point de vue scientifique, mais sur le plan technique c'est un pas capital vers les applications industrielles : à puissance égale, les dynamos sont beaucoup moins lourdes et encombrantes, et donc moins onéreuses, que les magnétos.

Aujourd'hui le mot "dynamo" a pris un sens différent. Il désigne une machine produisant du courant continu par opposition à un alternateur qui produit du courant alternatif.

Indépendamment, dans le cadre de recherches universitaires, le physicien Antonio Pacinotti décrit en 1865, dans une revue scientifique italienne, une machine magnéto-électrique expérimentale d'un type nouveau, fonctionnant aussi bien en moteur qu'en générateur (fig. 3). Sa machine comporte deux innovations : un induit en anneau à enroulement continu et un "commutateur". L'enroulement est subdivisé en 16 bobines, le fil joignant l'une d'elle à la suivante étant relié à l'un des 16 conducteurs du commutateur. Cet induit est entouré, comme dans la magnéto de Siemens, par les pièces polaires de l'aimant inducteur.

Mais Pacinotti ne dépose pas de brevet, ne parvient pas à faire construire une machine d'usage industriel, et son innovation reste peu diffusée.

Fig. 3. La machine de Pacinotti, vue de dessus. A la gauche et à la droite de l'anneau, subdivisé en 16 bobines, les deux pièces polaires des aimants inducteurs.
[Fondazione Galileo Galilei, Pise].

Le passage à l'exploitation commerciale

Tandis qu'en Allemagne Werner von Siemens commercialise ses petites dynamos, en France Zénobe Gramme reprend le principe de la dynamo pour en faire une machine industrielle. Menuisier d'origine belge, Gramme est souvent représenté comme un "manuel" sachant à peine lire et écrire. Lui-même s'est plu à cultiver cette image de l'ouvrier inculte mais génial. Cependant il a travaillé dans des entreprises de pointe en électricité : la compagnie l'Alliance où il est engagé en 1860 pour fabriquer des pièces en bois destinées aux machines magnétoélectriques et les ateliers du constructeur d'instruments Ruhmkorff. En outre dès les années 1860, il s'intéresse à la science en suivant, comme d'autres constructeurs, des cours publics de physique.

A partir de 1867, Gramme prend des brevets sur plusieurs machines génératrices. Le modèle présenté à l'Académie des sciences en 1871 intègre les innovations antérieures : électroaimants inducteurs, auto-excitation et pièces polaires enveloppantes. Par ailleurs cette machine comporte un induit en anneau et un collecteur analogues à ceux de Pacinotti.

Autour d'un anneau de fer doux, le fil de l'induit est enroulé en plusieurs bobines distinctes (fig. 5). Ces bobines sont reliées entre elles et chacune de leurs extrémités est soudée à un des secteurs de laiton disposés longitudinalement sur le pourtour d'un cylindre isolant qui constitue le collecteur. Deux frotteurs de cuivre, en contact avec le collecteur en deux points diamétralement opposés, constituent les bornes positives et négatives de la machine, qui fournit ainsi un courant continu, presque constant.

Les dynamos Gramme, commercialisées à partir de 1872, sont un succès industriel : en sept ans plus de mille ont été vendues, y compris à l'étranger. Le rendement énergétique de certains modèles dépasse les 80%.

Fig. 4. Devant le Musée des arts et métiers, Gramme tient dans sa main gauche l'induit en anneau de sa dynamo.

Fig. 5. L'anneau de la dynamo de Gramme.
Chaque bobine est connectée à une lame du collecteur et les balais B, qui frottent sur le collecteur, recueillent un courant continu.
[Branly, Traité élementaire de physique, 1900]

Fig. 6. Dynamo Gramme dite "cinq lumières", destinée à l'éclairage à arc.
Les pièces polaires des électroaimants enveloppent, l'une la moitié supérieure, l'autre la moitié inférieure de l'anneau. La poulie de gauche, actionnée par une machine à vapeur, entraîne l'induit.
[La Nature, 1881]

Les magnétos (à aimant permanents) ne sont pas complètement abandonnées (fig. 7). Dotées par Gramme de l'induit en anneau et par Siemens d'un induit en tambour, elles sont utilisées pour certaines applications telles que la charge des accumulateurs, et comme machines de démonstration dans l'enseignement.

[voir la vidéo La machine de Zénobe Gramme ]

Fig. 7. La machine magnétoélectrique de Gramme dite "modèle de laboratoire".
A droite : détail de l'anneau, connexions au collecteur, balais frotteurs.
[Lycée Guez-de-Balzac, Angoulême]

A partir des années 1870, le rôle des entrepreneurs et des hommes d'affaire devient décisif dans le développement de l'électricité industrielle. C'est ainsi qu'en France Gramme s'allie avec un industriel, Hippolyte Fontaine, et un financier, le comte d'Ivernois, pour fonder en 1871 la "Société des machines magnéto-électriques Gramme". D'autres constructeurs, tel Breguet, construisent des machines sur les brevets Gramme. Les différents usages entraînent des modèles variés : pour la galvanoplastie chez Christofle, pour l'éclairage à arc (fig. 6) ou les travaux d'atelier, et plus tard pour l'éclairage à incandescence.

En Europe et aux Etats-Unis les inventeurs et les constructeurs rivalisent dans la recherche empirique des dispositions les plus favorables. Certaines innovations, liées à la course aux brevets, n'amènent pas d'amélioration notable. D'autres constituent de réels progrès.

Dans l'anneau de Gramme, seules les portions externes du bobinage coupent les lignes de champ magnétique et contribuent à la production de la force électromotrice. En 1873, l'ingénieur Von Hefner de l'entreprise Siemens dispose des circuits rectangulaires tout autour d'un long noyau cylindrique (fig. 8). Ainsi la plus grande partie du bobinage devient active. De fait cet induit en tambour, adopté ultérieurement par Edison, s'impose progressivement face à l'induit en anneau.

D'autre part, le noyau de fer doux est feuilleté pour limiter l'échauffement et les pertes énergétiques par courants de Foucault.

Fig. 8. Mode d'enroulement de l'induit de la machine de Siemens.
Pour la clarté du schéma, seul un des cadres disposés autour du cylindre de fer doux est représenté.
[Figuier, Les merveilles de la science, suppl., 1890]

Parmi le foisonnement des firmes qui commercialisent ces machines, certaines s'imposent plus particulièrement : Gramme et Breguet en France, Siemens en Allemagne, Brown-Boveri en Suisse, Brush, Weston et Edison aux Etats-Unis, et pour certaines dans plusieurs pays par l'intermédiaire de leurs filiales.

Une première percée du courant alternatif

Toutes les machines précédentes produisent du courant continu. En effet le premier objectif des constructeurs, depuis Pixii en 1832, était de remplacer les piles utilisées dans les cuves à électrolyse, puis dans la télégraphie. Même si quelques machines à courant alternatif ont été utilisées pour l'éclairage à arc, l'usage du continu restait donc largement prépondérant.

Les nouvelles lampes à arc, type "bougie Jablochkoff" (voir plus loin), qui doivent être alimentées en courant alternatif, incitent certains constructeurs à mettre au point des dynamos produisant des tensions alternatives. En 1878 Gramme construit une dynamo très différente de ses dynamos à courant continu : ce sont les bobines inductrices qui tournent et non la bobine induite (fig. 9). La structure de cette machine évoque celle des alternateurs actuels. La même année apparaît un alternateur Siemens à induit tournant, inspiré quant à lui des machines magnétoélectriques type Alliance dont les aimants permanents auraient été remplacés par des électroaimants. Cependant l'essor des dynamos à courant alternatif va attendre le développement des moteurs électriques.

Fig. 9. L'alternateur Gramme

A gauche : schéma. L'inducteur tournant possède 8 pôles [Revue industrielle, 1878]

A droite : Le modèle commercialisé en 1880 [Revue industrielle, 1880]

Une approche "scientifique" des machines électriques

Pendant une dizaine d'années les progrès de la dynamo sont essentiellement le fruit de tâtonnements, effectués aussi bien par des physiciens comme Pacinotti, que par des ingénieurs comme Siemens ou des autodidactes comme Gramme. A partir de la fin des années 1870, des physiciens et des ingénieurs — en Angleterre les frères Hopkinson, en France Mascart, Deprez, Breguet, etc. — commencent à étudier avec les outils de la physique les phénomènes dont la dynamo est le siège. La théorie des "circuits magnétiques" permet de concevoir des noyaux d'induits et des pièces polaires plus efficaces, en limitant les "fuites" de champ magnétique. La nécessité d'un décalage des balais pour atténuer les étincelles entre frotteurs et collecteur est théorisée par Breguet. Des relations sont établies entre force électromotrice induite, tension aux bornes, intensité délivrée, vitesse de rotation et rendement énergétique. Dès lors, la théorie va accompagner la technique et une nouvelle discipline se met en place, "l'électricité industrielle", avec ses enseignements, ses revues, ses sociétés savantes et ses congrès internationaux.

La "bougie" Jablochkoff : un renouveau pour l'éclairage à arc

Les dynamos sont rapidement employées pour l'alimentation des cuves à électrolyse. Elles remplacent en effet avantageusement les piles ou les machines magnétoélectriques dans les ateliers de galvanoplastie et sont ensuite utilisées pour extraire le cuivre ou l'aluminium de leurs minerais par électrolyse. Mais c'est l'éclairage à arc qui assure le succès commercial des dynamos, avant même l'apparition des premières lampes à incandescence.

En 1876 un ingénieur russe, Paul Jablochkoff, travaillant dans les ateliers Breguet, y invente un nouveau type de lampe à arc, baptisée "bougie électrique", puis bougie Jablochkoff. Les lampes à arc nécessitaient des mécanismes régulateurs complexes pour maintenir une distance constante entre les deux pointes de charbons disposés face à face [Voir la page Les usages variés,...]. Jablochkoff place ces deux charbons côte à côte, en les séparant par une petite épaisseur d'isolant (fig. 10). L'arc s'amorce entre les pointes et l'isolant se volatilise au fur et à mesure de l'usure des charbons, il n'y a plus besoin de régulateur. Un globe de verre dépoli réduit en outre l'éblouissement.

Si la "bougie" est alimentée par des piles, l'usure des deux charbons est inégale. Jablochkoff résout le problème en alimentant ses bougies avec une machine magnétoélectrique à courant alternatif de l'Alliance. La durée de vie des bougies étant inférieure à deux heures, il ajoute une réserve de bougies dans le socle puis automatise leur remplacement. Aussitôt, comme on l'a vu, les constructeurs s'empressent de mettre au point des dynamos à courant alternatif qui supplantent rapidement les machines de l'Alliance.



Fig. 10. La bougie Jablochkoff, son globe et le support mobile des charbons.
[Figuier, Les nouvelles conquêtes de la science, 1883]

A Paris, l'hippodrome en 1877, puis l'avenue de l'Opéra, des grands magasins et des grands hôtels sont éclairés par des bougies Jablochkoff (fig.11 et 12). A Londres, on éclaire les rives de la Tamise, à Rome en 1879, le Colisée. Mais ces installations lourdes où coexistent des dynamos à courant continu alimentant chacune un petit nombre de lampes à régulateur, et des dynamos à courant alternatif alimentant plusieurs dizaines de bougies électriques, restent limitées à quelques lieux marquants qui font connaître l'éclairage électrique à un large public.

De nombreuses variantes de la bougie Jablochkoff, mais aussi des perfectionnements des lampes à régulateur, apparaissent sur le marché, en France et à l'étranger : lampe-soleil, lampes Jamin, Brush, Wilde, Siemens, etc. Une lampe anglaise, la lampe Werdermann, où une tige de charbon en contact avec un disque de cuivre est portée à l'incandescence, constitue même une première approche de l'incandescence. A la fin des années 1870, une vive concurrence se livre entre une dizaine de sociétés, chacune proposant son propre système complet : la dynamo, la machine à vapeur ou le moteur à gaz qui entraîne la dynamo, les lampes et le système de distribution. On discute les avantages de diverses solutions : autant de dynamos que de lampes ou une seule puissante dynamo pour plusieurs lampes ? Lampes en série ou en parallèle ? En 1881, à Londres, trois compagnies se partagent trois districts de la City : la société Brush alimente une trentaine de lampes en série avec une seule dynamo délivrant 2000 volts tandis que la société Siemens, avec plusieurs dynamos, combine montages série et parallèle.

Autre question-clé : du point de vue économique, la lumière électrique peut-elle rivaliser avec le gaz ? Selon une étude menée pendant plusieurs mois sur le système Brush à Londres, l'électricité serait quatre fois moins chère que le gaz. Mais à Paris, à la suite de comparaisons avec le gaz, la municipalité exige de la Compagnie Jablochkoff une baisse de ses tarifs, et cette dernière met fin en 1882 à l'éclairage du quartier de l'Opéra. Les difficultés pour évaluer les pouvoirs lumineux et leurs coûts réels, ainsi que l'agressivité de la concurrence entre le gaz et l'électricité, rendent difficile l'interprétation de ces comparaisons.

L'éclairage à incandescence, une idée simple, une réalisation complexe

Le succès des bougies Jablochkoff n'a pas éliminé l'idée d'utiliser comme source de lumière l'incandescence d'un conducteur parcouru par un courant suffisamment intense. Dès les années 1840, des tentatives ont été menées dans cette direction. Mais si les métaux usuels rougissent lorsqu'ils s'échauffent, ils fondent ou brûlent avant d'être "chauffés à blanc". Même un métal non inflammable comme le platine, ne produit qu'une lumière rougeâtre, peu intense, à l'approche de son point de fusion. On se tourne vers des conducteurs non métalliques, comme le carbone, dont la température de fusion est très élevée et qui peut fournir une lumière très blanche. Mais le charbon brûle à l'air ! Pour limiter sa combustion, on le place à l'intérieur d'un globe dans lequel on a fait un vide le plus poussé possible. Cependant il est difficile de produire des fils de charbon et en outre le vide créé par les pompes demeure insuffisant. La durée de vie des filaments de carbone reste donc très courte.

Fig. 13. Quelques lampes à filaments de carbone commercialisées en 1881.
A partir de la gauche : deux modèles Edison (bambou du Japon), une lampe Maxim (carton), une lampe Swan (coton). [La Nature, 1881]

L'apparition au milieu des années 1860 de pompes plus performantes, les pompes à mercure, relance les recherches. Le chimiste Joseph Swan en Angleterre et Thomas Edison aux Etats-Unis mettent au point chacun de leur côté de nouveaux procédés pour obtenir des filaments de carbone à la fois fins, souples et durables, en testant une grande variété de substances : papier, carton et toutes sortes de fibres végétales. Swan carbonise des fils de coton judicieusement traités. Edison, après avoir fait des essais sur de nombreux végétaux, choisit une variété de bambou venue du Japon, qu'il soumet ensuite à un traitement complexe. Une autre difficulté concerne le soudage du filament aux bornes métalliques tout en assurant une étanchéité rigoureuse de l'ampoule de verre. A partir de 1879 Edison et Swan, immédiatement suivis par plusieurs concurrents, parviennent à mettre au point des modèles de lampes dont la durée de vie atteint quelques centaines d'heures (fig. 13).

La lumière douce et légèrement jaune des lampes à filament de carbone est appréciée par contraste avec la lumière vive et bleutée des lampes à arc. Mais dans les années 1890 l'incandescence souffre de la comparaison avec l'éclairage au gaz, du fait de l'apparition de nouveaux becs de gaz, les becs Auer, sources d'une lumière très blanche. Deux voies sont alors explorées pour permettre d'élever la température du filament : le retour au filament métallique, avec des métaux à très haut point de fusion, et le remplacement du vide par une atmosphère inerte. D'autre part, la théorie physique de l'incandescence se développe et vient guider une recherche jusque là très empirique. Au début du XXe siècle apparaît le filament de tungstène, et une dizaine d'années plus tard sont commercialisées les premières lampes à atmosphère inerte.

L'incandescence, une révolution pour l'éclairage domestique ?

Fig. 14. Un lustre de lampes à incandescence éclairant un salon d'oeuvres d'art. [Figuier, Les nouvelles conquêtes de la science, 1888]

Le titre de La lumière électrique, la grande revue française d'électricité créée en 1879, est significatif. Bien que la revue traite chaque semaine de toutes les innovations électriques à travers le monde, c'est l'éclairage, plus que toute autre application, qui a lancé le mouvement.

Selon Edouard Hospitalier, ingénieur électricien et chroniqueur pour La Nature, la lampe à incandescence annonce une "révolution, celle de l'éclairage des appartements". A la différence des bougies Jablochkoff, cette lampe "s'allume et s'éteint à volonté, instantanément, par la manœuvre d'un simple commutateur, sa puissance peut être facilement graduée, enfin elle réalise la division presque indéfinie de la lumière électrique." Certes son rendement lumineux est nettement inférieur à celui de la lampe à arc et, poursuit Hospitalier, les deux modes d'éclairage électrique sont "aussi distincts dans [leurs] applications [que] dans leur principe ; le premier convient aux éclairages de grande puissance, le second là où on veut avant tout une lumière belle, fixe, et extrêmement divisée". De fait éclairage à arc et à incandescence vont, au cours des années suivantes, se partager le marché.



Pour l'incandescence, comme pour l'éclairage à arc, les constructeurs proposent des systèmes complets, de la machine à vapeur ou du moteur à gaz qui actionnent les dynamos jusqu'aux lampes, en passant par le système de distribution. Un problème crucial parmi les multiples problèmes techniques à résoudre, est celui de la régulation : il faut fournir à chacune des lampes, montées en dérivation, une intensité constante, quel que soit le nombre de lampes allumées. A la veille de l'Exposition internationale d'électricité de 1881 et après les expériences déjà acquises à Londres, Berlin ou New-York, une demi-douzaine de systèmes sont déjà en concurrence. Edison vient de construire une dynamo de très forte puissance. Sous une tension d'une centaine de volts, elle peut, selon l'inventeur, alimenter jusqu'à 1200 lampes, ce qui correspond à une puissance d'environ 100 kW (fig. 15).

Mieux que ses rivaux, Edison sait frapper l'imagination du public et de ses clients potentiels. Il obtient d'éclairer le grand escalier de l'Exposition, le lieu le plus spectaculaire. Il sait aussi, par une habile campagne de publicité auprès des journalistes, n'hésitant pas à recourir à quelques arguments sonnants et trébuchants, gagner en France une presse d'abord réservée quant à la supériorité de son système.

Fig.15. La grosse dynamo Edison (17 tonnes) focalise l'attention à l'Exposition de 1881. [La Nature, 1881]

Dès 1882 il installe, dans le quartier de Wall Street à New York, un réseau pour distribuer l'électricité à la manière du gaz, à partir d'une station centrale de forte puissance. Des câbles souterrains acheminent le courant dans le quartier avec fusibles de protection, interrupteurs, et compteur chez l'abonné. L'électricité devient un bien de consommation d'abord pour des bureaux, des banques ou des magasins, puis pour des particuliers.

A Paris, après le terrible incendie de l'Opéra Comique provoqué en 1887 par l'éclairage au gaz, les électriciens obtiennent l'interdiction du gaz dans les salles de spectacle. Ils installent leurs dynamos dans les caves d'un nombre croissant de bâtiments. Souvent les lampes à arc continuent de coexister avec les ampoules à incandescence. Ainsi en 1889, au Bon Marché, dix machines à vapeur actionnent une quarantaine de dynamos Gramme et Edison, pour alimenter 3000 lampes à incandescence et 300 lampes à arc. L'usine parisienne de la société Edison produit des dynamos et des ampoules en quantité, mais le développement de l'éclairage électrique domestique ne commence à Paris que dans les années 1890, avec l'implantation des usines centrales alimentant des réseaux de distribution.

Pour en savoir plus

ALGLAVE, Emile ; BOULARD, J. La lumière électrique : son histoire, sa production et son emploi dans l'éclairage public, Paris, 1882. [Lire sur Internet Archive]
FIGUIER, Louis. Les merveilles de la science,
   t. 5 [...paratonnerre, pile, ...machines dynamo-électriques, moteur électrique, électrochimie, télégraphe et téléphone,...], Paris, 1890. [Lire sur Gallica]
   t. 6 [...éclairage électrique, machine dynamo-électrique, usines centrales,...], Paris, 1891. [Lire sur Gallica]
FIGUIER, Louis. Les nouvelles conquêtes de la science. L'électricité, Paris, 1884. [Lire sur Gallica]
GLASER DE CEW, Gustav. Magneto- and dynamo-electric machines: with a description of electric accumulators, London, Symons, 1884. [Lire sur Internet Archive]
PARVILLE, Henri de. L'électricité et ses applications : Exposition de Paris, Paris, 1883, 2ème édition. [Voir le PDF]
La Nature : voir la liste des articles Lampes électriques, Lumière, Machines électriques et Moteurs électriques dans la table des années 1873-1882 [Voir le PDF]
La Nature, année 1881, 2ème semestre : nombreux articles traitant de l'éclairage, des dynamos et de la locomotion électrique à l'occasion de l'Exposition de 1881. Accès à partir de la partie "Physique" de la table des matières. [Voir le PDF]

Thomas EDISON, Cahiers de Science & Vie, Hors-série, 32, avril 1996.
CARDOT, Fabienne ; CARON, François (eds). Histoire de l'électricité en France, t. 1 (1881-1918), Paris : Fayard, 1991.
DAUMAS, Maurice (ed.). Histoire générale des techniques, t. 4, Paris : PUF, 2ème ed., 1996.
HUGHES, Thomas. Networks of Power : Electrification in Western Society, 1880-1930, Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1983.
SCHIFFER, Michael. Power Stuggles : Scientific Authority and the Creation of Practical Electricity Before Edison, Cambridge : MIT Press, 2008.
VARASCHIN, Denis (ed.), Mémoires de l'Électricité, Paris : Fondation Maison des Sciences de l'Homme, 2007 (1 DVD-ROM).

Une bibliographie de "sources secondaires" sur l'histoire de l'électricité.



Mise en ligne : avril 2011 (dernière révision : mai 2012)

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