@. Ampère et l'histoire de l'électricité 

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Laboratoire historique

Les énigmes de l'adhérence électrostatique

Par Christine Blondel et Bertrand Wolff


Attraction – communication – répulsion : une expérience élementaire ?

L'expérience de l'attraction de la boule d'un pendule électrostatique par un bâton de verre ou d'ébonite frotté, suivie d'une répulsion après contact, est décrite au début de tous les cours d'électrostatique. La répulsion de la boule, après la communication d'une charge électrique lors du contact, illustre la force de répulsion entre charges de même signe. Certes la boule du pendule a souvent le mauvais goût de rester quelque temps "collée" au tube, au grand dam de l'enseignant qui doit secouer discrètement le pendule et considérer le phénomène comme parasite. L'interprétation de l'expérience, fournie par Dufay en 1733, peut se résumer en une règle de trois mots : attraction – communication – répulsion.

Mascart, Traité d'électricité statique, t. 1, 1876

Cliché B.W.

Nous avons voulu reproduire une des expériences fondamentales de Dufay illustrant cette règle, en attirant des feuilles d'or avec un tube de verre électrisé. Mais dans nos premiers essais, presque toutes les feuilles adhéraient obstinément au tube ! De même lorsqu'on attire de petits bouts de papier avec une règle ou un peigne frottés, on constate plus souvent l'adhérence de ces bouts de papier que leur répulsion. On peut même obtenir une véritable ribambelle de bouts de papier qui se tiennent les uns les autres.

Dans l'expérience des feuilles d'or, c'est en laissant tomber ces feuilles au-dessus d'un tube de verre plus fortement électrisé que nous avons enfin pu observer que certaines d'entre elles étaient attirées puis repoussées vers le haut, sans contact. Pour peu que l'expérimentateur suive alors les dérives capricieuses d'une de ces feuilles au gré des courants d'air, il peut la maintenir assez longuement en flottaison aérienne [Voir la vidéo La danse des feuilles d'or ].

Les exposés élémentaires accordent peu d'attention au phénomène d'adhérence, privilégiant les expériences qui permettent de poser d'emblée le cadre théorique d'un cours moderne d'électrostatique : lois d'attraction et de répulsion à distance entre charges de même signe ou de signe contraire.
Il est cependant difficile de faire abstraction d'un phénomène aussi frappant. C'est d'ailleurs une question d'importance pour diverses industries qu'il s'agisse d'éviter ou de rechercher l'adhérence de poudres, poussières ou films.

Un rappel historique nous permettra de voir comment les phénomènes d'adhérence électrostatique, longtemps sujets d'intérêt, ont été relégués au second plan avec l'évolution des conceptions de l'électricité. Dans un second temps nous tenterons de répondre, dans le cadre de l'électrostatique moderne, à deux questions étroitement liées : comment se fait la "communication" de l'électricité ? pourquoi y a-t-il tantôt répulsion, tantôt adhérence ? Enfin, nous nous demanderons si l'existence de réponses théoriques suffit à permettre la prédiction de résultats d'expériences.

L'indifférence pour les phénomènes d'adhérence après la "règle" de Dufay

Jusqu'au XVIIIe siècle, l'électricité est définie par la propriété qu'ont certains corps frottés d'attirer de petits objets. Au cours du XVIIe siècle la plupart des descriptions de phénomènes électriques mentionnent des phénomènes d'adhérence. En outre dans les diverses théories de l'attraction électrique alors en concurrence, un critère souvent invoqué est l'aptitude plus ou moins grande de ces théories à rendre compte du phénomène d'adhérence. Certes on mentionne parfois que les objets attirés par le verre frotté peuvent être ensuite repoussés, mais cette répulsion n'est pas considérée comme une propriété fondamentale de l'électricité. C'est en quelque sorte un effet secondaire, pour lequel une variété d'interprétations sont proposées.

Avec la publication en 1733 des Mémoires de Dufay, la situation change. Dufay reconnait avoir d'abord suivi l'idée courante selon laquelle la répulsion n'est qu'apparente. Cette répulsion pourrait résulter d'une attraction exercée par les corps environnants, auxquels le corps électrisé aurait transmis une part de sa vertu électrique. Reprenant l'expérimentation en détail, Dufay est amené à renoncer au rôle des corps environnants et à formuler une toute autre hypothèse :

"j'ai imaginé que le corps électrique [électrisé] attirait peut-être tous ceux qui ne le sont point, et repoussait tous ceux qui le sont devenus par son approche et par la communication de sa vertu".

Il explique ensuite l'expérience de la feuille d'or à l'aide de ce nouveau principe :

"L'explication de tous ces faits est bien simple, en supposant le principe que je viens d'avancer; car [...] lorsqu'on laisse tomber la feuille sur le tube, il attire vivement cette feuille qui n'est nullement électrique, mais dès qu'elle a touché le tube, ou qu'elle l'a seulement approché, elle est rendue électrique elle-même, et par conséquent elle en est repoussée, et s'en tient toujours éloignée, jusqu'à ce que le petit tourbillon électrique qu'elle avait contracté soit dissipé, ou du moins considérablement diminué ; n'étant plus repoussée alors, elle retombe sur le tube où elle reprend un nouveau tourbillon, et par conséquent de nouvelles forces pour l'éviter, ce qui continuera tant que le tube conservera sa vertu."

Toute mention d'adhérence a disparu, la feuille d'or est "toujours éloignée". Par ailleurs soulignons l'observation par Dufay de répulsions sans contact, la feuille ayant "seulement approché" le tube.

Pour l'historien des sciences John Heilbron, "Dufay dissipe le brouillard dans lequel [ses prédécesseurs] avaient laissé la répulsion électrique.[...] D'abord attraction, ensuite communication de l'électricité, ensuite répulsion. Dufay fut ravi de cette règle simple, que nous allons désigner comme la règle ACR" [Heilbron, Electricity in the 17th and 18th Centuries, 1979]

Dans l'Encyclopédie de Diderot, une vingtaine d'années plus tard, l'article ELECTRICITÉ de Louis-Guillaume Le Monnier récapitule un grand nombre d'expériences d'attractions, certaines étant suivies d'une répulsion [Voir Que dit l'article ELECTRICITÉ de l'Encyclopédie ?]. Le Monnier reprend l'interprétation de Dufay : si les feuilles d'or sont repoussées, c'est qu'"elles sont devenues électriques par communication". Mais il ne mentionne pas d'adhérence consécutive à une attraction. Ce phénomène ne semble déjà plus digne d'intérêt, l'attraction-communication-répulsion étant devenu un principe explicatif majeur. C'est le principe ACR qui est désormais au centre des controverses, car l'interprétation en termes de "tourbillons" qu'en a donné Dufay est loin d'être partagée par tous. En France dominent les conceptions de l'abbé Nollet pour qui tous les phénomènes électriques peuvent être interprétés par le jeu des "affluences" et "effluences" simultanées d'un fluide électrique pénétrant les corps.

Comment éviter l'adhérence ?

Ultérieurement les publications sur l'électricité ignorent le plus souvent le phénomène d'adhérence. Cependant on y trouve des indications indirectes mais précieuses sur la manière d'éviter ce phénomène désormais considéré comme parasite. Il s'agit de bien mettre en évidence le phénomène intéressant, à savoir la "communication" de l'électricité suivie d'une répulsion.

Ainsi, à la lecture de l'article ELECTRICITÉ, on comprend qu'une électrisation suffisamment forte du tube est nécessaire :

"La répulsion n'est guère sensible quand l'électricité [du bâton de verre] est faible ; mais dès que l'électricité devient un peu plus forte, la feuille d'or ne manque guère d'être repoussée, aussitôt qu'elle s'est assez approchée pour toucher le tube. Enfin, quand l'électricité est très forte, il n'y a plus de contact entre la feuille et le tube, et la répulsion commence lorsque la feuille d'or s'en est approchée à deux ou trois pouces ; dès ce moment cette feuille devient électrique par communication."

Dufay avait déjà noté que le contact n'est pas indispensable à la communication de l'électricité.

La nécessité d'une électrisation forte justifie également l'utilisation du verre, alors le plus "électrique" des corps connus.

De nombreuses précautions expérimentales sont encore ajoutées sans qu'il soit précisé que ces conditions doivent être respectées pour obtenir de "bonnes" répulsions : choisir un long tube fermé à ses deux extrémités "pour empêcher la poussière et l'humidité de s'y introduire", "l'avoir un peu séché au feu", et enfin le frotter avec les matières les plus appropriées. Alors un simple tube "attire les corps légers à deux ou trois pieds".

Lors de nos premières expériences, l'adhérence des feuilles d'or était prédominante. Pour l'éviter, il nous a fallu utiliser un verre très fortement électrisé et respecter les recommandations – notamment le séchage – des électriciens du XVIIIe siècle [Voir Les verres anciens s'électrisaient-ils mieux que ceux d'aujourd'hui ?]. Dans la vidéo La danse des feuilles d'or on voit les feuilles d'or s'approcher du verre sans le toucher, avant d'être repoussées. Mais avant d'obtenir cette séquence, que d'essais malheureux où les feuilles restaient collées au tube, refusant obstinément de s'en détacher !

Un retour au 4ème mémoire de Dufay montre que ces difficultés y sont notées "pour ne pas rebuter ceux qui voudraient faire ces expériences". Ainsi Dufay souligne que la feuille d'or est plus difficilement repoussée par la résine que par le verre et qu'elle "y demeure très-souvent appliquée, en sorte qu'il faut souffler fortement dessus pour la détacher".

Nous avons par ailleurs repris plus systématiquement l'expérience classique consistant à approcher le tube de verre au-dessus de feuilles d'or ou d'aluminium, ou encore de morceaux de papier, posés sur une table. En règle générale, on trouve que plus l'électrisation est forte, moins on observe de feuilles restant collées au verre et plus grande est la proportion de feuilles repoussées. Beaucoup de ces dernières l'ont été sans avoir touché le tube.

Répulsion ou adhérence : l'explication moderne

Au milieu du XVIIIe siècle, la communication de l'électricité entre deux corps, en l'absence de contact, ne constitue pas un sujet d'étonnement. En effet, dans les conceptions de l'époque, par ailleurs fort diverses, la "matière électrique" n'est pas confinée à l'intérieur des corps, mais s'étend dans l'espace environnant sous forme d'effluves, émanations ou autres atmosphères électriques.

Aujourd'hui on explique la communication sans contact par une décharge électrique dans l'air intermédiaire. Il faut pour cela un champ électrique suffisamment élevé pour rendre l'air conducteur. Le transfert de charges entre le tube et les corps légers – la "communication" – se produit entre le verre fortement électrisé et les bords minces des feuilles d'or, d'aluminium ou de papier par un "effet de pointes". Lorsque le verre est peu électrisé, le champ électrique est trop faible pour rendre l'air conducteur, et la feuille vient au contact du tube.

Mais pourquoi la plupart des feuilles venant au contact du verre ont-elles tendance à venir se plaquer sur toute leur surface et à rester collées au verre ? Dans un corps isolant, comme le verre, les charges ne sont pas mobiles. Par ailleurs un éventuel transfert de charges entre le verre et une feuille conductrice ne peut se produire qu'aux points de contact physique entre les deux corps. Or dans un contact à faible pression, la surface réelle de contact – à l'échelle microscopique – est des dizaines de milliers de fois plus faible que la surface de contact apparente [Voir Coulomb et les lois du frottement, "l'interprétation moderne"]. Si la feuille reste collée, c'est que les charges ne passent pas du verre à la feuille.

Les raisons pour lesquelles la feuille reste collée au tube sont donc identiques à celles pour lesquelles cette feuille est d'abord attirée.
- Si la feuille est attirée depuis un support isolant (ou dans l'air), ses deux faces portent des charges opposées, sous l'influence du tube.
- Si la feuille est attirée depuis un support conducteur, elle acquiert en outre, sous cette influence, une charge globale opposée à celle du tube [Voir Pourquoi une feuille métallique est-elle plus fortement attirée...lorsqu'elle est posée sur un support métallique ?]. De fait, nous avons observé que les feuilles adhéraient plus systématiquement lorsqu'elles avaient été attirées depuis un support conducteur.

En résumé l'ACR suppose une forte électrisation du tube, la communication se faisant alors par une décharge électrique à travers l'air, favorisée par les effets de bord. Si l'électrisation est moins forte, on observe une attraction suivie d'une adhérence due à l'électrisation par influence de la feuille conductrice.

L'art d'éluder le problème, selon Henri Bouasse

Nous avons retrouvé cette interprétation dans le Cours de magnétisme et d'électricité (1914) de Henri Bouasse. A propos de l'attraction de la boule du pendule électrostatique, Bouasse lance contre ses collègues une de ses habituelles diatribes :

"C'est un plaisir de voir avec quelle candeur nos braves professeurs de Spéciale passent sur cette expérience.[...] C'est très gentil de dire : la balle touche l'ébonite, elle se charge d'électricité négative; donc elle est repoussée. Mais comment s'en charge-t-elle puisque, par hypothèse, l'ébonite est un corps mauvais conducteur ? [...] De fait, la balle arrive parfois au contact, et y reste, sous l'influence des attractions entre la charge négative du bâton et la charge positive développée par influence."
"Puisqu'il y a généralement répulsion, force est d'admettre que la neutralisation des électricités s'effectue à petite distance sans qu'il y ait contact, par aigrettes à travers l'air..."

Bouasse insiste encore sur l'absence de transfert de charge entre un conducteur et un isolant, malgré un contact apparemment étroit, en prenant l'exemple de l'électrophore de Volta [Voir la vidéo L'électrophore "perpétuel" ]. Entre le plateau de résine électrisé et le disque métallique de l'électrophore que l'on pose sur ce plateau, il n'y a en effet pas communication d'électricité. C'est ce qui explique que le plateau puisse conserver sa charge "perpétuellement". Et Bouasse de conclure à nouveau que s'il y a transfert de charges entre un conducteur et un isolant, c'est à distance et par "aigrettes".

L'aller-retour entre les reproductions d'expériences historiques, dans toute leur complexité, et les textes du XVIIIe siècle, permet de perdre la "candeur" qui excite la verve de Bouasse.

Des phénomènes complexes qui résistent à la prédiction...

Les explications modernes semblent efficaces. Rendent-elles compte des diverses observations expérimentales et surtout, permettent-elles de prévoir les phénomènes ?

Il faut d'abord rappeler le caractère embrouillé des expériences. Les résultats ne sont pas identiques par temps sec et par temps humide, ils dépendent de la température et de l'état de surface des matériaux. Enfin il se produit à la fois des répulsions et des adhérences. Pour comprendre la coexistence des répulsions et des adhérences, on peut imaginer que toutes les feuilles ne se présentent pas de la même manière : pour les unes l'effet de bord jouera en faveur d'une communication avant contact, pour d'autres il y aura à la fois un léger contact et une décharge entre un des bords de la feuille et le tube, pour d'autres encore la communication n'a pas lieu et la théorie moderne explique l'adhérence.

Avec un isolant électrisé négativement tel un bâton de plastique, on constate que, comme avec le verre, l'adhérence prédomine lorsque l'électrisation est faible et qu'il faut des électrisations fortes pour observer l'attraction – communication – répulsion.
Cependant, même avec une forte électrisation du bâton de plastique, l'adhérence est plus systématique et de plus longue durée qu'avec le verre. Cette différence peut s'expliquer par le caractère plus isolant du plastique. Le verre étant très légèrement conducteur, une transmission de charge peut se produire de la surface du verre vers la zone microscopique de contact réel, ce qui entraine la répulsion plus souvent qu'avec le plastique.

Au cours de ces expériences, certaines feuilles adhèrent avec force au bâton de plastique. Détachées à la main, ces feuilles sont immédiatement attirées à nouveau et reviennent adhérer. Détachées à l'aide d'une tige isolante, elles semblent moins ré-attirées.
On peut penser que le plastique ne transfère pratiquement aucune charge lors du contact mais suscite une forte électrisation par influence de la feuille métallique. En détachant cette feuille à la main, plutôt qu'avec une tige isolante, on la met à la terre. La feuille acquiert alors, par influence, une charge opposée à celle du bâton, ce qui renforce encore l'attraction.

En somme, les explications théoriques, même si quelques questions restent posées, marchent assez bien... après coup. Nous expliquons ce que nous aurions eu bien du mal à prédire. Ces interprétations tombent-elles sous le coup de la critique des "systèmes", tel celui de Descartes pour la gravitation ou celui de Nollet pour l'électricité ? A propos du système de Nollet, Heilbron écrit :

"Son imprécision lui permettait d'expliquer ses propres échecs trop facilement : si de temps à autre lorsqu'on attendait une attraction, il se produisait une répulsion ou si rien n'arrivait, on invoquait une inversion momentanée, locale et sans conséquence de la circulation habituelle, et l'on ignorait l'anomalie"

Il peut sembler en effet que nous n'ayons pas fait autre chose. La différence est pourtant de taille. Le système de Nollet s'est trouvé sérieusement concurrencé par celui de Franklin qui était capable, contrairement à lui, de prévoir les différents cas de fonctionnement de la bouteille de Leyde. Le corpus de l'électrostatique moderne permet, de son côté, des prédictions expérimentales extrêmement précises.

Nous sommes plutôt dans la situation du spécialiste de la mécanique devant la chute virevoltante d'une feuille morte. Le physicien peut prévoir avec une grande précision le mouvement d'un projectile dans le vide, ou les mouvements de la lune et des planètes. Mais la complexité du réel finit toujours par échapper largement à la prédiction. Et les petits jeux entre tubes frottés et morceaux de papier ou de feuilles métalliques, parmi les plus banals de l'histoire de l'électricité, se révèlent incomparablement plus complexes que bien des dispositifs expérimentaux d'enseignement.

Mise en ligne : janvier 2010

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