@. Ampère et l'histoire de l'électricité 

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Laboratoire historique

Un phénomène plus complexe qu'il n'y paraît : l'attraction des corps légers ou d'un filet d'eau

Par Christine Blondel et Bertrand Wolff


L'attraction à distance de petits corps légers par l'ambre frotté, observée dès l'Antiquité, est sans doute la propriété la plus connue de l'électricité. C'est pour désigner ce phénomène d'attraction que William Gilbert forge, à la fin du XVe siècle, l'adjectif électrique après avoir observé que de nombreuses autres substances acquièrent par frottement le même pouvoir que l'ambre (elektron en grec). Jusqu'au XVIIIe siècle, l'électricité reste caractérisée par l'attraction de petits corps légers.

On pourrait penser que ce phénomène, très simple à décrire, est aujourd'hui parfaitement compris, mais ce n'est pas le cas. Si l'interprétation de l'expérience est souvent prudemment esquivée au début de l'enseignement de l'électricité, c'est qu'elle est non seulement délicate, mais reste, dans certains cas, discutée.

L'explication est simple dans deux cas extrêmes : celui des corps conducteurs et celui des corps parfaitement isolants. Mais qu'en est-il des attractions courantes de corps tels que des morceaux de papier ou un filet d'eau ? Ces corps se comportent-ils comme des conducteurs ou comme des isolants ? Les réponses trouvées dans la littérature ne concordent pas. L'ouvrage d'Andre Assis, The Experimental and Historical Foundations of Electricity, Montréal, 2010 (en ligne), nous a incités à reprendre la question.

Nous discuterons successivement le cas des morceaux de papier, plumes ou brins de paille, généralement utilisés dans les expériences de démonstration, et le cas du filet d'eau. Mais reprenons d'abord les deux situations idéales : l'attraction électrostatique d'un conducteur et celle d'un isolant supposé parfait.

L'attraction d'un corps conducteur isolé : l'électrisation par influence

Soit une sphère métallisée S, primitivement neutre, suspendue à un fil isolant (fig. 1). Si on approche un tube de verre électrisé B, la sphère est attirée. Comment l'expliquer ? Les électrons libres du métal sont attirés par le verre électrisé positivement et s'en rapprochent, laissant des charges positives derrière eux. La charge globale de la sphère reste nulle, mais sous l'influence du tube il y a eu séparation des charges. La distance entre le verre positif et la région de la sphère S chargée négativement étant plus petite que celle entre le verre et la région chargée positivement, la force d'attraction l'emporte sur la force de répulsion.

Fig. 1. L'attraction électrostatique d'une sphère métallisée non chargée

L'attraction d'un corps conducteur relié à la Terre : acquisition d'une charge globale

Fig. 2.

Si le fil de suspension de la sphère S est conducteur et relié à la Terre, le tube électrisé exerce une attraction plus forte sur la sphère.

Une expérience similaire était bien connue au XVIIIe siècle (fig. 2) : si une feuille métallique est posée sur un support conducteur, elle est plus vivement attirée que si elle est posée sur un support isolant. En effet, à l'approche du tube, les électrons affluent vers la feuille métallique, depuis le support conducteur et la Terre. La feuille acquiert une charge globale négative qu'elle conserve pendant son déplacement vers le tube. [Voir Pourquoi une feuille métallique est-elle plus fortement attirée ... lorsqu'elle est posée sur un support conducteur plutôt que sur un support isolant]. De même la sphère suspendue par un fil conducteur acquiert une charge globale négative.

L'attraction d'un isolant "parfait" : la polarisation des molécules

La plupart des matières plastiques (polymères synthétiques) constituent de très bons isolants : les électrons restent liés aux molécules du polymère et ne peuvent pas se déplacer à l'intérieur du corps. Mais ces molécules peuvent se polariser : sous l'influence d'un corps électrisé les électrons se déplacent légèrement à l'intérieur de chaque molécule (fig. 3). Si on fait le bilan sur un très grand nombre de molécules, cette polarisation crée une situation analogue à celle de l'électrisation par influence de la sphère S. L'effet est cependant en général beaucoup plus faible, et l'attraction sur un corps isolant est bien moindre que celle sur un corps conducteur électrisé par influence.

Fig. 3 : une molécule polarisée

On le vérifie aisément en prenant deux pendules électrostatiques formés d'un disque de matière plastique suspendu. Les deux faces du disque du second pendule sont recouvertes d'une feuille métallique. A l'approche du tube électrisé, la déviation du premier pendule est à peine visible tandis que celle du second est importante.

L'attraction des morceaux de papier, fils et brins de paille

L'hypothèse de la polarisation des molécules

Avec les corps légers le plus souvent utilisés – morceaux de papier, de fils ou brins de paille – la situation est plus complexe. Ils sont souvent implicitement considérés comme des isolants et leur attraction est alors expliquée par la polarisation des molécules. Certes ces corps ne sont pas des isolants parfaits, mais on peut penser que leur très faible conductivité ne permet pas l'établissement rapide de la séparation des charges caractéristique d'un conducteur. Or il s'agit d'expliquer une attraction qui semble immédiate.

L'hypothèse privilégiant la polarisation moléculaire résiste-t-elle à un examen plus attentif ? Avant de comparer l'attraction de morceaux de papier avec les attractions de conducteurs d'une part et de "bons" isolants d'autre part, étudions tout d'abord la conductivité électrique du papier.

Comparaison du caractère conducteur du papier et des matières plastiques à l'aide d'un électroscope

En électrocinétique, un corps est considéré comme isolant si, lorsqu'on le soumet à des tensions de quelques volts à quelques centaines de volts, il ne laisse pas passer un courant décelable par un ampèremètre ordinaire. Mais ce même "isolant" peut se comporter comme un conducteur dans des expériences d'électrostatique où de fortes différences de potentiel (plusieurs milliers de volts) peuvent être ramenées à zéro par de très faibles débits de charges.

Les "électriciens" du XVIIIe siècle ne connaissaient que l'électricité produite par frottement. Ils savaient que, dans leurs expériences, une table de bois ou l'eau d'une bassine se comportent comme des conducteurs. L'article Electricité de l'Encyclopédie mentionne également le papier parmi ces derniers. En outre, dans toute expérience d'électrostatique, le caractère isolant ou conducteur d'un corps dépend des conditions expérimentales, en particulier l'humidité.

Pour évaluer le caractère plus ou moins conducteur d'un corps dans le cadre d'expériences d'électrostatique, on peut recourir à la décharge d'un électroscope. On sait en effet qu'un électroscope chargé perd sa charge si on relie son plateau à une masse importante comme la Terre par l'intermédiaire d'un conducteur.

Nous utilisons un électroscope à aiguille métallique mobile (fig. 4). Au début de chaque expérience, l'électroscope est fortement chargé négativement : l'aiguille s'écarte de la tige fixe verticale d'un angle de 60° environ.

Si on relie très brièvement le plateau de l'électroscope à la Terre par un fil métallique, l'aiguille revient à la verticale, l'électroscope est déchargé. De même, si le fil métallique est remplacé par le corps de l'expérimentateur touchant le plateau de l'électroscope, un contact de très courte durée suffit à provoquer la décharge complète. On vérifie ainsi, ce qui était bien connu au XVIIIe siècle, que le corps humain et les planchers de bois se comportent comme des conducteurs. Cette constatation n'est en revanche pas évidente pour l'expérimentateur moderne reposant sur un sol plastifié par l'intermédiaire de semelles synthétiques ! La liaison conductrice vers la Terre n'est alors plus assurée.

Pour tester le caractère conducteur du papier, on reprend le fil métallique relié à la Terre et on fixe son extrémité libre à une bande de papier blanc ordinaire, d'une quinzaine de centimètres de long et deux centimètres de large. Si on applique pendant 2 ou 3 dixièmes de seconde l'autre extrémité de la bande de papier sur le plateau de l'électroscope, l'aiguille de l'électroscope descend, mais elle s'arrête avant d'atteindre la verticale. Il faut renouveler plusieurs fois ce bref contact pour que l'aiguille revienne au zéro. La décharge est donc moins rapide qu'avec le fil métallique. Il en est de même si on remplace le papier par du carton. Avec une bande de papier journal, la décharge semble un peu plus rapide. Avec une feuille d'aluminium de même format, la décharge est complète dès le premier contact.

Fig. 4. Notre électroscope, chargé.

Si l'on remplace maintenant le papier par une "paille" en matière plastique, que l'on prend soin d'écraser sur le plateau de l'électroscope pour assurer une surface de contact comparable à celle de la bande de papier, on ne constate pas, même en quelques dizaines de seconde, de mouvement de l'aiguille. D'autres matières plastiques montrent pour la plupart le même comportement. Il est amusant de constater, entre autres exceptions, que les gaines plastiques "isolantes" de certains fils électriques, notamment ceux utilisés en travaux pratiques , se sont révélées plutôt conductrices lors de ce test. Moins hydrophobes sans doute que les "pailles", certaines matières plastiques peuvent être rendues légèrement conductrices par l'humidification de leur surface, ainsi que par des impuretés.

Que peut-on conclure à partir de cette première série d'expériences ? Le papier et le carton mince se comportent, à la différence de la plupart des matières plastiques, comme des conducteurs puisqu'ils déchargent l'électroscope. Mais cela suffit-il pour affirmer que leur comportement dans les expériences d'attraction peut être expliqué par leur caractère conducteur ? Certes la bande de papier décharge l'électroscope rapidement, mais moins rapidement qu'un métal. La nature du papier, ses dimensions, l'humidité ambiante, jouent un rôle considérable. Dans une expérience du même type, qui porte sur la charge d'un électroscope par l'intermédiaire d'un ruban de papier étroit (moins de 2 mm de large pour une longueur d'environ 20 cm), on observe un temps de charge de plusieurs secondes [Voir Une expérience de Michel Maussion]. Bien que nos petits morceaux de papier attirés par une règle frottée n'aient pas la longueur du ruban de cette dernière expérience, un doute demeure donc sur le temps nécessaire à leur polarisation par conduction.

Attraction de morceaux de papier et attraction de matières plastiques

Dans une seconde série d'expériences, on compare les comportements du papier et du plastique dans les expériences d'attraction électrostatique.

Assis décrit l'expérience suivante. Sur un plateau de polystyrène d'une part, et sur un plateau métallique d'autre part, on dispose un petit tas de morceaux de papier et un petit tas de morceaux de matière plastique. On approche une paille plastique fortement électrisée au-dessus des deux tas du support métallique, puis au-dessus des deux tas du support isolant.

On constate que les morceaux de plastique sont très faiblement attirés, quel que soit le support. En revanche les morceaux de papier sont fortement attirés, et ceux posés sur le plateau métallique davantage que ceux posés sur le polystyrène (fig. 5).


Fig. 5 : L'attraction de morceaux de papier.
Les "F" représentent les zones frottées de la paille plastique. La distance à partir de laquelle on arrive à attirer les morceaux de papier est plus grande lorsque le support est conducteur (à droite) que lorsqu'il est isolant (à gauche).
[Assis, The Experimental and Historical Foundations...]

Nous avons repris ces expériences, assez délicates. Il est difficile par exemple de manipuler de petits morceaux de matières plastiques sans leur conférer une électrisation initiale, qui peut les amener à "coller" aux supports. Aux morceaux de matières plastiques et de papier, nous avons ajouté des morceaux de feuilles métalliques, de forme et de masse par unité de surface approximativement identiques. Nos observations, pour le papier et les matières plastiques, confirment celles d'Assis. D'autre part les distances à partir desquelles le papier et le métal sont attirés sont trouvées du même ordre de grandeur.

Le papier se comporte ici comme un conducteur. On peut donc penser que le papier s'électrise par influence, comme une feuille métallique, lorsque le support est isolant et acquiert même une charge globale de signe opposé à celle du corps attracteur lorsque le support est conducteur.

Nous avons observé avec le papier un autre comportement typique des conducteurs. Lorsqu'un corps très fortement électrisé est approché de morceaux d'aluminium, ceux-ci effectuent une série d'allers-retours entre le support conducteur et le corps attracteur. L'attraction est suivie d'une répulsion immédiate car le corps électrisé communique à l'aluminium une charge de même signe. A peine retombés, les morceaux d'aluminium perdent cette charge en la communiquant au support conducteur et peuvent donc à nouveau être attirés, etc. C'est le principe des appareils à "grêle électrique" du XVIIIe siècle. Nous avons observé le même phénomène avec le papier, peut-être un peu moins nettement qu'avec l'aluminium, mais les observations sont délicates et d'autres facteurs sont susceptibles d'intervenir comme des effets de bords différents.

[Le mécanisme de la "communication" préalable à la répulsion est discuté dans la page Les énigmes de l'adhérence électrostatique du "Laboratoire historique"]

Ces expériences nous semblent décisives en faveur de l'explication de l'attraction par la nature conductrice du papier.

Qu'apporte la théorie des diélectriques ?

La théorie des diélectriques permet d'appuyer cette conclusion expérimentale. A l'échelle macroscopique la polarisation des "diélectriques" (matériaux isolants) est caractérisée par leur "permittivité diélectrique relative", notée εr. Par définition égale à 1 pour le vide, cette permittivité est de l'ordre d'une dizaine pour certains isolants comme le caoutchouc, voisine de 2,5 pour la plupart des matières plastiques usuelles. Si elle était, pour le papier, nettement supérieure à celle du plastique, on pourrait expliquer que le papier, considéré comme un isolant, soit plus fortement attiré. Mais la permittivité εr du papier est comprise entre 1,5 et 3, donc comparable à celle du plastique. Il est donc difficile d'attribuer la forte attraction du papier à une polarisation supérieure à celle du plastique.

Dans le cas d'objets de forme simple, et pour une classe assez large de diélectriques solides, on peut aller plus loin dans l'évaluation quantitative en calculant le rapport entre la force attractive Fd subie par un corps diélectrique et la force Fc subie par un corps conducteur de même géométrie. Ainsi pour deux sphères, le calcul donne [E. Durand, Électrostatique, t. 3, 1966 ] :

Fd/Fc = (εr – 1)/( εr+ 2)

Pour des corps de forme quelconque, par exemple de petits carrés plans, le calcul serait d'une grande complexité. En admettant que cette formule donne encore dans ce cas un ordre de grandeur acceptable, on trouve qu'un morceau de matière plastique devrait être attiré avec une force 3 fois moindre qu'un morceau analogue d'une feuille métallique. Expérimentalement, le rapport nous a semblé plus important, les morceaux de plastique étant très peu attirés.

Si on considère le papier comme un diélectrique de permittivité comprise entre 1.5 et 3, la formule indique qu'il devrait être attiré avec une force 2,5 à 7 fois moindre qu'un conducteur. Or l'expérience montre qu'il est attiré avec une force comparable à celle qui s'exerce sur une feuille métallique. Ce n'est donc pas la polarisation moléculaire qui explique son attraction.

Au terme de cette discussion, il nous semble donc clairement établi que l'attraction de morceaux de papier, fils ou brins de paille, attraction très supérieure à celle subie par des matières plastiques isolantes, est due à la conduction.

Dernière objection, cependant : pourrait-il y avoir coexistence, en proportions variables, d'une électrisation par influence due à la conduction et d'une polarisation des molécules ?

Coexistence d'une électrisation due à la conduction et d'une polarisation des molécules ?

Lorsqu'un conducteur subit l'influence d'un corps électrisé (fig. 1), les charges se répartissent à sa surface de façon à ce qu'une fois l'équilibre atteint, le champ électrique soit nul à l'intérieur du conducteur. Or si le champ électrique est nul à l'intérieur du corps, il ne peut y avoir de polarisation de ses molécules.

Il en est de même pour tout diélectrique manifestant des propriétés suffisamment conductrices : si le nombre de porteurs de charges libres est suffisant et si ces charges sont suffisamment mobiles, elles se répartissent à la surface du corps pour annuler le champ polarisant à l'intérieur du corps. Une fois cette répartition atteinte, il ne peut subsister de polarisation moléculaire.

Il est donc vraisemblable que dans tous les cas usuels d'attraction des corps légers, s'il existe une polarisation moléculaire, ce ne peut être que de façon transitoire, pendant le temps nécessaire à l'établissement de la répartition d'équilibre. L'attraction du papier et autres corps légers considérés ordinairement comme isolants semble donc bien due à ce qu'ils se comportent dans ces expériences comme des conducteurs.

L'attraction d'un filet d'eau

Une expérience simple et spectaculaire, réalisée par John Theophilus Desaguliers au milieu du XVIIIe siècle, consiste à attirer un filet d'eau par un tube de verre ou, aujourd'hui, avec une bouteille de plastique frottés [voir la vidéo Déviez un filet d'eau ]. Mais ici encore l'explication ne va pas de soi et on peut discuter celle qui est trouvée le plus souvent dans la littérature.

L'explication courante : une orientation des molécules d'eau

L’attraction électrostatique d’un filet d’eau est généralement expliquée par l’orientation des molécules d’eau sous l'action du champ électrique créé par le corps frotté. On sait que la molécule H20 possède un pôle négatif du côté de l'atome d'oxygène et un pôle positif du côté des atomes d'hydrogène. C'est une molécule naturellement polaire, elle se comporte comme un dipôle électrique.

En l'absence de champ électrique, les molécules sont orientées dans toutes les directions. L'explication la plus souvent donnée de la déviation du filet d'eau repose sur le fait que lorsqu'on en approche un corps électrisé, les dipôles s'orientent partiellement dans sa direction (fig. 6). Tout se passe comme si des charges de signes contraires apparaissaient sur les surfaces opposées du filet d’eau, bien qu'il n'y ait pas de séparation de charges. Le phénomène s'explique alors comme l'attraction par influence d'un corps isolant.


Fig. 6. Les molécules du filet d’eau, grossies démesurément sous une loupe imaginaire.
(Dessin d'un élève de 1ère S)

D'abord disposées de façon désordonnée (à gauche), elles s’orientent sous l'influence d'un tube électrisé (au centre). Cet ordre reste cependant très partiel du fait de l'agitation thermique.
Le bilan macroscopique (à droite) explique l'attraction.


En France, cette explication est en quelque sorte officialisée comme une illustration du caractère polaire de la molécule d’eau dans les [Documents d'] Accompagnement des programmes. Physique, classe de 1ère scientifique(CNDP, 2002, p. 18-19)

Une autre explication possible : l'eau se comporte comme un conducteur

A l'encontre de cette explication par la "polarisation orientationnelle", qui considère l'eau comme un isolant parfait, on sait que les diélectriques liquides sont plus ou moins conducteurs car ils contiennent toujours un certain nombre d'ions. Ne peut-on pas considérer l'eau comme un conducteur et envisager une séparation de charges par un déplacement des ions au sein du liquide ?

Lorsque le filet d'eau n'est pas relié à la terre, la déviation s'explique alors de la même manière que l'attraction de morceaux de papier ou de feuilles métalliques posées sur un support isolant.

La plupart du temps, remarque Andre Assis dans son ouvrage The Experimental and Historical Foundations of Electricity, le jet s'écoule par un robinet métallique qui réalise une mise à la terre, et le liquide acquiert une charge globale opposée à celle du corps frotté. La forte attraction observée s'explique alors de la même manière que celle subie par une feuille métallique posée sur un support conducteur (fig. 7).

Que peuvent nous apprendre sur la question quelques expériences simples ?

Comment tenter de départager les deux explications de la déviation : orientation des molécules d'eau polarisées ou action sur des ions préexistants ? Nous avons repris l’étude expérimentale de la déviation de filets liquides en faisant s’écouler à partir de burettes de verre des liquides polaires (eau distillée, éthanol) et un liquide non polaire (cyclohexane). Dans ces expériences, les burettes étaient isolées de leur support par un coussinet de matière plastique afin d'éliminer la possibilité d'une charge globale induite par communication avec la Terre comme dans le cas du robinet métallique. Nous avons vérifié en outre que les liquides n'acquièrent pas une charge globale par frottement avec le verre de la burette lors de leur écoulement : les filets liquides sont attirés de la même manière par un tube de verre frotté (positif) ou par une bouteille plastique (négative).

Fig. 7. L'attraction d'un filet d’eau
[Assis, The Experimental and Historical Foundations of Electricity]

A l'approche d’un bâton électrisé, nous observons des déviations de même importance pour l’eau distillée, pour l’eau salée à saturation ou pour l’éthanol, et une très faible déviation pour le cyclohexane. Ces observations peuvent apparaître comme une confirmation de l’interprétation par la polarisation orientationnelle, puisque seuls les liquides fortement polaires (eau et éthanol) subissent des déviations importantes. Le fait que l’eau distillée subisse une déviation comparable à celle de l’eau salée pourrait même amener, par un raisonnement hâtif, à écarter l’hypothèse d’une attraction fondée sur la conduction puisque l’eau salée étant plus conductrice que l'eau distillée, l’attraction devrait, dans cette dernière hypothèse, être plus forte.

Mais l’analogie avec les conducteurs solides nous met en garde contre ce raisonnement. En effet, comme l’a montré expérimentalement Coulomb en 1786, à l’équilibre électrostatique "tous les conducteurs, même imparfaits, sont équivalents" [Voir Les conséquences de la loi de l'électricité pour les conducteurs en équilibre électrique]. Plus précisément et en termes modernes, ils acquièrent la même distribution superficielle de charges, celle qui annule le champ électrique intérieur. Or l’eau distillée et l’éthanol sont précisément des "conducteurs imparfaits". Pour ce qui est de l'eau ordinaire, on sait depuis le XVIIIe siècle que dans les expériences d'électrostatique elle se comporte comme un conducteur.

Quelques expériences sur la conduction des liquides

Étudions donc de plus près le caractère conducteur des divers liquides.

Dans son ouvrage, Assis décrit des expériences de décharge d'un électroscope à travers plusieurs liquides : on vérifie facilement que l'eau est conductrice et pas l'huile de table. Nous avons repris ces expériences sur d'autres liquides à l'aide d'un électroscope (fig. 4). Une des extrémités d'un ruban d'étain de 2 cm de large est fixée au plateau de l'électroscope, et l'autre extrémité trempe dans le liquide, placé dans un récipient métallique mis à la terre. L'électroscope est déchargé rapidement non seulement par une eau salée à saturation, mais aussi par de l'eau distillée et même par de l'éthanol supposé pur. En revanche avec du cyclohexane aucune décharge n'est observable, même au bout de quelques dizaines de secondes. L'eau distillée et l'éthanol "pur" se comportent donc comme des conducteurs, et le cyclohexane comme un isolant.

Assis rappelle encore une expérience, décrite en 1864 par William Thomson (Lord Kelvin), qui illustre de façon spectaculaire l'électrisation de l'eau par influence (fig. 8). Un réservoir rempli d’eau est percé à sa base d’un petit trou. Sous ce trou est placé un anneau électrisé négativement (fig. 8a). L’eau du réservoir s’électrise sous l'influence de l'anneau et les gouttes provenant du fond du réservoir portent donc une charge positive (fig. 8b). La charge positive accumulée par le récipient métallique qui recueille ces gouttes est telle qu’on peut en tirer de fortes étincelles lorsqu’on approche une pointe conductrice. Aussi une variante de ce dispositif est-elle connue sous le nom de générateur de Kelvin.


Fig. 8. Expérience de Thomson (1864)
[Assis, The Experimental and Historical Foundations of Electricity]

Dans son célèbre cours de physique, Feynman décrit une variante de l'expérience du filet d'eau : il prend un jet d'eau, dirigé vers le haut, et il fait varier le champ électrique. L'intensité du champ influe sur la façon dont se brise le jet (fig. 9). Feynman interpréte cet effet par une séparation des charges, et donc par le caractère conducteur de l'eau.


Fig. 9. Jet d'eau soumis à un champ électrique à la sortie du robinet, selon Feynman

"Si nous prenons un petit ajutage relié à un robinet d'eau et que nous le dirigions presque verticalement vers le haut, l'eau sortira suivant un fin jet d'eau qui finira par se rompre en une pluie de fines gouttelettes. Si nous introduisons un champ électrique perpendiculairement au jet, près du robinet (en approchant une baguette chargée, par exemple), la forme du jet va changer. Avec un champ électrique faible, nous verrons que le jet se brise en grosses gouttes. Mais si nous appliquons un champ plus intense, le jet se brise en un beaucoup plus grand nombre de fines gouttelettes.[...]
L'explication de ces effets est probablement la suivante : […] un côté de l'eau devient légèrement positif, et l'autre légèrement négatif. Alors quand le jet se brise, les gouttes d'un côté seront positives et celles de l'autre seront négatives. Elles s'attireront mutuellement et auront une plus grande tendance à s'accoler qu'auparavant – le jet ne se brise pas autant. D'autre part, si le champ est plus intense, la charge de chaque goutte devient plus grande, et il y a une tendance de la charge elle-même à aider les gouttes à se briser par leur propre répulsion. Chaque goutte se brisera en de nombreuses autres plus petites, chacune portant une charge, de sorte qu'elles se repoussent toutes et se dispersent rapidement."
[Le cours de physique de Feynman, Electromagnétisme 1, 1986, traduction revue par nous]

Quelques considérations théoriques : un phénomène dynamique

L'eau et l'éthanol ayant des permittivités relatives très élevées (respectivement 80 et 25), la théorie montre que la force d’attraction due à une polarisation orientationnelle est du même ordre de grandeur que celle résultant d’une répartition macroscopique de charges par conduction. Cette force est très supérieure à celle subie par le cyclohexane, de permittivité beaucoup plus faible. En conséquence l’importance des déviations observées dans la première série d’expériences s’explique aussi bien dans les deux hypothèses.

Ces expériences qualitatives ne permettent donc pas de déterminer les rôles respectifs de la polarisation orientationnelle et de l'électrisation par influence. Peut-on aller plus loin par une étude théorique ?

En fait, il faut examiner le problème d’un point de vue dynamique. Lors de son passage devant le bâton électrisé, une "tranche" du filet liquide se trouve plongée momentanément dans un champ électrique extérieur non uniforme. Dans nos expériences, la durée T de ce passage est de l’ordre du centième de seconde. Considérons un modèle simplifié où le liquide est soumis à un champ extérieur passant brutalement, à l’instant t = 0, d’une valeur nulle à une valeur E, puis retombant à 0 à l'instant t = T.

Lors de l'établissement du champ, la nouvelle répartition à l'équilibre électrostatique (celle qui annule le champ intérieur au liquide) est atteinte au bout d'un temps dont l'ordre de grandeur est :

le "temps de relaxation" τ = permittivité/conductivité.

Pour l’eau et l’éthanol pris dans les conditions expérimentales usuelles – celles de nos expériences – le rapport permittivité/conductivité donne pour τ des valeurs qui ne dépassent pas la microseconde (pour l'eau rigoureusement pure, ce rapport serait de l'ordre d'une centaine de microseconde).

Au bout d'un temps t très inférieur à τ, les ions n'ont pas eu le temps de se déplacer et il se produit seulement une orientation des molécules.

Au bout d'un temps t très supérieur à τ les ions se sont déplacés et le champ intérieur est annulé par la répartition superficielle des charges. L'orientation des molécules disparaît.

La durée T du passage de l’eau devant le bâton (de l’ordre du centième de seconde) étant très supérieure à τ (de l'ordre d'une microseconde), la polarisation orientationnelle invoquée par l’interprétation "officielle" est donc un phénomène transitoire très bref. L’attraction des filets liquides résulte fondamentalement de leur caractère conducteur.

La réalité est encore un peu plus complexe puisque le champ extérieur subi par une tranche de liquide passe de 0 à E de façon progressive. En toute rigueur, tant que le champ extérieur varie, l’équilibre électrostatique ne peut être atteint et il subsiste donc un champ intérieur non rigoureusement nul et donc une polarisation orientationnelle résiduelle. Cependant, du fait de la faiblesse du temps de relaxation τ par rapport à la durée de passage T, l'attraction du filet d'eau est essentiellement due à la séparation macroscopique des charges.

Une question se pose encore : la constante d’ionisation de l’eau étant très faible et celle de l’éthanol encore plus faible, y a-t-il assez d’ions dans l’eau (H+ et OH-) et dans l’éthanol pour que la répartition superficielle à l’équilibre électrostatique puisse être assurée ?

La réponse est positive même dans le cas hypothétique de liquides ultra-purs. En effet l’ionisation de l'eau ou de l'éthanol résulte d’un équilibre dynamique entre dissociation des molécules et recombinaison des ions. L’application du champ électrique, entraînant des ions vers la surface du filet liquide, est une perturbation qui, à l'intérieur de ce liquide, déplace cet équilibre dans le sens de la dissociation. La durée d’établissement du nouvel équilibre est encore donnée, en ordre de grandeur, par le "temps de relaxation" τ. Le passage de l’élément liquide dans le champ assure donc, en un temps très inférieur à la durée de passage T, la production des ions assurant la répartition superficielle de charges à l'équilibre électrostatique.

De plus, dès lors qu'eau ou éthanol "purs" ont été au contact de l'air atmosphérique et des parois des récipients, comme c'est le cas dans les conditions ordinaires de l'expérience, on y trouve d'autres ions que ceux provenant de leur propre dissociation, et en quantité beaucoup plus importante. En effet, ces liquides ont un fort pouvoir ionisant sur les composés moléculaires et sont d'excellents solvants des composés ioniques. C'est pourquoi la conductivité de l'eau utilisée est, comme nous l'avons déjà noté, toujours très supérieure à celle de l'eau ultra-pure.

Au terme de cette discussion sur la déviation des filets liquides, et bien que l’interprétation par la polarisation orientationnelle subsiste dans la littérature, il nous semble acquis que cette dernière décrit un mécanisme certes présent, mais dont le rôle est marginal par rapport à la conduction ionique.

L'attraction électrostatique d'un corps, conséquence de son caractère conducteur

Nous arrivons donc à une conclusion commune pour l'attraction des liquides et pour celle des solides : le phénomène majeur dans les attractions courantes de bouts de papier ou de filets liquides est l'électrisation par influence due au caractère conducteur de ces corps. Comme l'écrit André Assis au terme de son ouvrage :

"Cela surprend beaucoup de gens que les objets légers et le sol se comportent, dans la plus ancienne expérience de l'électricité [il s'agit de l'attraction de petits objets par l'ambre frotté], comme des conducteurs. Plus surprenant encore est le fait qu'en général l'objet léger possède une charge globale lorsqu'il se dirige vers le plastique frotté. Bien que cela surprenne, lorsqu'on observe des attractions électrostatiques, c'est la situation la plus courante. Si une substance solide ou liquide est attirée par un corps électrisé, c'est qu'elle est conductrice."

Une confirmation théorique du rôle conducteur de l'eau dans la déviation du filet d'eau (Commentaire ajouté le 03/09/2012)

Un article de Bruno Jech,"Sur l'expérience de Desaguliers de la déviation d'un filet d'eau par une tige électrisée", paru dans le numéro de juillet 2012 du Bulletin de l'Union des Physiciens (946, 2012, p. 737-760) , reprend de manière approfondie la discussion de l'expérience de la déviation électrostatique d'un filet d'eau. Cet article étudie mathématiquement l'électrisation d'une goutte d'eau, soumise à un instant donné à un champ électrique. Sa conclusion est que le processus de polarisation par orientation est prépondérant durant un temps extrêmement bref (~ 10-4 μs) au tout début du phénomène. La polarisation s'oppose alors au champ extérieur et ralentit donc le déplacement des ions, que l'eau soit ultra-pure ou ordinaire.

Mais le calcul confirme que l'équilibre électrostatique – et donc la disparition de la polarisation orientationnelle – est établi au bout d'un temps qui reste très court. Avec de l'eau pure, cet équilibre est atteint au bout d'une durée de l'ordre de 100 μs, largement inférieure à la durée d'action du champ extérieur sur la goutte, de l'ordre du centième de seconde. Avec une eau ordinaire, le calcul retrouve la durée que nous donnions, de l'ordre de la microseconde, négligeable devant la durée d'action du champ. Cette étude justifie ainsi notre évaluation qualitative. L'auteur conclut nettement que "l'équilibre électrique a donc le temps de s'établir et il en résulte immédiatement que l'expérience [du jet d'eau] ne constitue aucunement une preuve du caractère polaire de l'eau !".

Dans la conclusion de son article, Bruno Jech souligne que "la méprise pédagogique faisant de l'expérience du jet d'eau de Desaguliers un test du caractère dipolaire de l'eau devrait nous inciter à cultiver l'humilité et l'esprit critique dans l'enseignement des sciences physiques."

Remerciements :

- pour leur lecture critique : Andre K. T. Assis (professeur de physique à l'Université de Campinas, Brésil), Christelle Guerret (chargée de recherche CNRS, Laboratoire de tribologie et dynamique des systèmes, École Centrale Lyon), Gaelle Cordier (professeur de sciences physiques, Lycée Emile-Zola, Rennes).

- pour la nécessité de prendre en compte le caractère dynamique de l'action d'un champ électrique sur un filet d'eau : Pierre Atten (directeur de recherche CNRS, Laboratoire de Génie électrique de Grenoble).

Pour en savoir plus

ASSIS Andre Koch Torres. The Experimental and Historical Foundations of Electricity, Montreal, Apeiron, 2010.

JECH Bruno. "Sur l'expérience de Desaguliers de la déviation d'un filet d'eau par une tige électrisée", Bulletin de l'Union des Physiciens, 946, 2012, p. 737-760.

SCHIFFER Michael. Draw the lightning down. Benjamin Franklin and electrical technology in the age of Enlightenment, Berkeley, University of California Press, 2003.

DESAGULIERS John Theophilus. Dissertation sur l'électricité des corps, Bordeaux, 1742, p. 11. [Lire sur Google livres]

Mise en ligne : avril 2010 (dernière révision : septembre 2012)

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