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Dans les coulisses du Congrès international des électriciens de 1881

Par Gérard Borvon

 

L'accord sur les unités électriques fut négocié lors du premier Congrès international d'électricité de 1881, à Paris. Ce fut un véritable évènement dans le monde scientifique et technique. On trouvera ci-dessous trois documents sur ce Congrès : tout d'abord la présentation des résultats du Congrès dans la grande revue de vulgarisation scientifique de l'époque, La Nature, puis le récit très personnel de la négociation par le chef de la délégation française au Congrès, Eleuthère Mascart, et enfin le discours de clôture du Congrès par son président, le chimiste français Jean-Baptiste Dumas, qui se termine par cette prédiction :

"Cet effort restera comme une date mémorable dans l'histoire ; au milieu du mouvement de la politique et des agitations de l'esprit humain, il deviendra l'expression caractéristique de notre époque. Le dix-neuvième siècle sera le siècle de l'électricité !"

Le compte-rendu du Congrès dans La Nature

"On peut considérer les travaux du Congrès comme terminés à la date du samedi 24 septembre. Il aura suffit de quatre séances plénières, dont trois seulement auront été consacrées à l'étude des questions puisque la seconde a été levée immédiatement en signe de deuil causé par la mort du président Garfield, pour épuiser son ordre du jour [...].
Nous voulons seulement aujourd'hui faire connaître les décisions importantes prises par le Congrès à propos des unités électriques. Ces résolutions prises par la Commission des Unités ont été adoptées à l'unanimité par la 1ère section et par l'assemblée plénière :

1° On adoptera pour les unités électriques les unités fondamentales : centimètre, gramme-masse, seconde (C.G.S).
2° Les unités pratiques, l'ohm, le volt, conserveront leur définition actuelle : 109 pour l'ohm et 108 pour le volt.
3° L'unité de résistance (Ohm) sera représentée par une colonne de mercure d'un millimètre carré de section à la température de zéro degré centigrade.
4° Une commission internationale sera chargée de déterminer, par de nouvelles expériences, pour la pratique, la longueur de la colonne de mercure de 1 millimètre carré de section à la température de zéro degré centigrade, qui représentera la valeur de l'ohm. Ces deux propositions sont faites pour satisfaire à la fois à deux exigences légitimes ; la première, relative à l'adoption de l'ohm, qui représente un multiple décimal de l'unité absolue de résistance dans le système CGS, pour avoir un système homogène, sans introduire de coefficient de réduction dans les calculs, la seconde pour avoir un étalon constant qui représente cette unité de résistance. Ce n'est donc pas, comme on l'a dit quelque part, l'unité Siemens qui est adoptée par le Congrès, mais bien l'ohm, défini en fonction du centimètre, du gramme-masse et de la seconde. La commission internationale aura pour mission de déterminer ultérieurement la longueur d'une colonne de mercure d'un millimètre carré de section qui représente l'étalon pratique de l'ohm.
5° On appelle ampère le courant produit par un ohm dans un volt. C'est l'unité de courant qui avait porté jusqu'ici en Angleterre le nom de weber. Ce changement a été nécessité par ce fait qu'il existait déjà en Allemagne une unité de courant établie par Weber lui-même, portant son nom et dont la valeur était dix fois plus petite que celle du weber anglais. Le choix du nom ampère fait disparaître la confusion.
6° On appelle coulomb la quantité d'électricité définie par la condition qu'un ampère donne un coulomb par seconde. Le coulomb correspond à l'ancienne unité de quantité établie par le Comité de l'Association britannique et à laquelle il avait aussi donné le nom de weber.
7° On appelle farad, la capacité définie par la condition qu'un coulomb dans un farad donne un volt. La valeur du farad du Congrès reste ainsi la même que celle du farad défini autrefois par l'Association britannique.
Voici donc une grande question vidée et un magnifique résultat acquis. L'honneur en revient à la France, qui a su prendre l'initiative du Congrès, et aux savants étrangers qui ont répondu à son appel"

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On remarquera dans ce compte-rendu l'insistance avec laquelle le journaliste distingue les trois définitions différentes : les unités absolues (CGS), les unités pratiques (puissances de 10 des unités théoriques) et enfin les étalons. L'équilibre était à trouver entre théoriciens et praticiens pour la définition de l'ohm, là se trouvait le point épineux.

Paul Langevin présente Mascart et son récit de la négociation

Dans sa notice sur Mascart, auquel il succéda comme professeur au Collège de France, le physicien Paul Langevin rapporte le témoignage donné par Mascart sur ce Congrès :

"[...] Entre sa sortie de l'École Normale, et sa nomination, à trente-cinq ans, comme professeur au Collège de France, Mascart s'était occupé surtout de recherches d'optique.
[...Son] enseignement au Collège le conduisit dès 1872 à s'occuper d'électricité de manière plus complète qu'il n'avait fait jusque là, plus complète surtout que personne ne le faisait en France à cette époque.
Il y avait en effet, dans ce domaine, un retard considérable de la Science française. Peut-être parce que l'optique avait absorbé l'attention des continuateurs de Fresnel, les progrès considérables accomplis en électricité par Faraday, Gauss, Weber, W. Thomson et Maxwell étaient restés chez nous à peu près inconnus. Ampère n'y avait pas fait souche autant que Fresnel. Les notions fondamentales de champ électrique et de potentiel n'étaient comprises ici que de quelques mathématiciens, les idées de Faraday sur les lignes de force et le rôle du diélectrique, reprises et développées par Maxwell, les conceptions géniales à peine formulées encore de ce même Maxwell sur la théorie électromagnétique de la lumière, les travaux de Gauss, Weber, W. Thomson sur les unités électriques et les méthodes de mesure étaient à peu près complètement ignorés.

Mascart prit à tâche, conformément au rôle que doit avoir l'enseignement du Collège de France, d'acclimater ici ces choses essentielles. Ce ne fut d'ailleurs pas sans rencontrer quelques oppositions : il me rappelait en riant comment un vulgarisateur célèbre de l'époque l'avait surnommé 'Chevalier du potentiel' et il n'est pas nécessaire de remonter bien loin pour retrouver des traces de l'effroi qu'inspirait aux élèves, et même aux professeurs, le mot mystérieux de potentiel. [...]

L'électrostatique fut une révélation pour lui et il s'y adonna avec enthousiasme, faisant son livre de chevet des fameux Reprints of Papers de W. Thomson (Lord Kelvin) ; après avoir publié quelques travaux théoriques et expérimentaux dans cette direction, il réunit sous une première forme son enseignement dans son Traité d'Électricité Statique en deux volumes (1876) que devait bientôt compléter l'important Traité d'Électricité et de Magnétisme écrit de 1882 à 1886 avec la collaboration de son ami M. Joubert, et dont il publia seul une deuxième édition en 1896-97.Ce Traité, comme celui d'optique est l'ouvrage le plus important et le plus étendu que nous possédions sur le sujet. [...]

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En 1872, au moment même où Mascart se donnait la tâche de renouveler l'enseignement de l'électricité en France, un ouvrier belge, Zénobe Gramme, créait la machine dynamoélectrique, par une intuition remarquable d'où est sortie toute l'industrie électrique moderne.


Machine de Gramme. La Nature, 1881 (2ème semestre), p. 52



Mascart s'intéressa l'un des premiers à l'engin nouveau, montra comment son fonctionnement, mal compris tout d'abord, relevait des principes généraux de la physique, et dirigea l'effort colossal, qui permit, en moins de trente ans, de passer, dans la construction des machines dynamos, de l'empirisme primitif à la précision absolue de l'électrotechnique actuelle.
Il développa, en effet, dès 1877, la théorie de ces machines en les rattachant aux lois de l'énergétique, et vérifia ses prévisions dans un travail expérimental fait avec l'aide de M. Angot, son collaborateur, puis son successeur au Bureau central météorologique.

Mascart se trouva conduit ainsi à prendre une part importante à l'organisation de la section occupée par les nouvelles machines dans l'Exposition de 1878 qui apprit au grand public la naissance de l'industrie électrique. Le rapide développement de cette industrie lui fit consacrer à Paris en 1881 une Exposition particulière qui resta célèbre tant par la nouveauté de son objet que par l'importance des décisions que prit le Congrès de savants et d'ingénieurs réunis à cette occasion.

Il était en effet devenu indispensable d'arriver à une entente internationale sur le choix des unités électriques. Cette question, extrêmement complexe déjà au point de vue purement théorique, se trouvait rendue plus difficile encore par les exigences quotidiennes de la pratique. Il était nécessaire que les unités choisies pour les plus fondamentales des multiples grandeurs introduites par la science électrique fussent représentées par des étalons faciles à reproduire et définis de manière rigoureuse. Deux tendances s'opposaient : les praticiens voulaient se contenter d'unités arbitraires, définies aussi simplement que possible et sans lien nécessaire avec les systèmes théoriques d'unités tels que les avaient édifiés Gauss, Thomson et Weber. Pour la résistance électrique, en particulier, le célèbre ingénieur allemand Werner Siemens voulait faire accepter l'unité qui porte son nom, définie arbitrairement comme la résistance d'une colonne de mercure d'un mètre de longueur et d'un millimètre carré de section, facile à retrouver par conséquent, mais sans relation simple avec les unités théoriques.

Les savants, au contraire, et Mascart l'un des premiers, voyaient un gros danger à séparer si vite l'industrie naissante de la science qui l'avait créée et devait longtemps encore être son meilleur guide. Leur faire parler de suite des langues différentes, empêcher leur entente, c'était décréter l'empirisme en électrotechnique et compromettre l'évolution merveilleuse à laquelle notre génération vient d'assister. [...]
Il y travailla tout d'abord en contribuant de manière importante à créer et à faire accepter le système d'unités électriques universellement en usage aujourd'hui, le système du volt, de l'ampère et de l'ohm. Il a conté lui-même, de sa manière vive et colorée, ses souvenirs de cette période historique dans une allocution prononcée en 1902 [...] :

« Le Congrès, dit-il, avait constitué une Commission très nombreuse des unités électriques, qui s'est réunie le 16 et le 17 septembre 1881. La première séance a été remplie par une sorte d'exposé de principe sans grand résultat. Dans la seconde, la question a été serrée de plus près ; il s'agissait de savoir si les unités seraient fondées sur un système logique ou si l'on accepterait, en particulier pour la mesure des résistances, l'unité arbitraire dite de Siemens.
« La discussion a été pénible et très confuse ; on voyait surgir des propositions et des objections imprévues, surtout de personnes qui ne comprenaient pas la portée des résolutions à prendre. M. Dumas, qui présidait avec un tact et une autorité que j'admirais, interrompit la séance en disant que l'heure paraissait avancée (4h30) et qu'on se réunirait ultérieurement. C'était un samedi soir. En sortant, j'accompagnais notre Président, et je lui dis : « Mon cher Maître, il me semble que l'affaire ne marche pas bien. » - « Je suis convaincu, répondit-il, que nous n'aboutirons pas et vous avez compris pourquoi j'ai levé la séance. » Je n'ai pas souvenir de ce que fut ensuite notre conversation.
« Le lendemain, dans la matinée, je rencontrai sur le pont de Solferino William Siemens qui me demanda si j'avais reçu la visite de Lord Kelvin (alors sir William Thomson), en ajoutant qu'on m'invitait à dîner et qu'on espérait arriver à une entente. Rentré aussitôt, je trouvai la carte de Lord Kelvin avec ces mots : « Hôtel Chatham, 6h30 ». « Je fus naturellement exact au rendez-vous et je trouvai dans le petit salon d'attente une société imposante : Lord Kelvin, William Siemens pour l'Angleterre, puis von Helmholtz, Clausius, Kirchhoff, Wiedemann et Werner Siemens. La discussion reprit et, après beaucoup d'hésitations, Werner Siemens finit par accepter la solution proposée, à la condition que le système de mesures serait institué « pour la pratique ». Je ne fis aucune difficulté à cette qualification et rédigeai au crayon sur le bord du piano le texte de la convention. Le système de mesures pour la pratique avait comme bases les unités électromagnétiques C.G.S. On définissait l'Ohm et le Volt, en laissant à une commission internationale le soin de fixer les dimensions de la colonne de mercure propre à représenter l'Ohm.
« Soulagé ainsi d'un grand poids, je dînai de bon appétit et, après la soirée, j'allai en rentrant, à tout hasard, sonner à la porte de M. Dumas, quoiqu'il fût déjà 10h30. Il était au salon au milieu de sa famille et mon premier mot fut : « L'accord est fait sur les unités électriques ». Je n'oublierai jamais l'impression de joie véritable manifestée par M. Dumas à cette nouvelle qu'il était loin d'attendre.
« Si le système d'unités a fini par aboutir, on doit l'attribuer d'abord à l'autorité de M. Dumas, dont le grand talent inspirait le respect et empêcha la discussion de s'égarer en paroles trop vives, puis à l'influence sur Werner Siemens de son frère, William Siemens, qui vivait dans le milieu scientifique anglais engagé par l'initiative de l'Association Britannique.
« Nous étions impatients de soumettre ces propositions au Congrès dans la séance générale du mardi 20 septembre, mais on avait appris dans l'intervalle, la mort du président Garfield et la séance fut aussitôt levée en signe de deuil. Comme nous n'avions encore que deux unités, l'ohm et le volt, et qu'il était nécessaire de compléter le système, je demandai au président, M. Cochery, si les commissions au moins pouvaient se réunir.
« Je dus m'incliner devant sa réponse négative, et nous restâmes, avec von Helmholtz, auprès de Lord et Lady Kelvin qui, ayant négligé de déjeuner, prenaient un chocolat dans le restaurant Chiboust, installé près de la salle du Congrès. C'est dans ce petit comité, autour d'une vulgaire table en marbre blanc, que furent convenues les trois unités suivantes : Ampère (au lieu de Weber), Coulomb et Farad. « J'étais chargé d'en lire le texte le lendemain 21 septembre en séance générale. Nombre de membres de la commission, qui ne connaissaient que la séance du samedi, en furent bien un peu surpris, mais les commentaires de Lord Kelvin et de von Helmholtz ne permirent plus aucune hésitation. Le système pratique d'unités était fondé ».

[...] Le même souci d'assurer la pénétration mutuelle de la science électrique et de ses applications fit jouer à Mascart le rôle le plus actif dans la création d'un Laboratoire central, dépendant de la Société internationale des électriciens, chargé du contrôle des appareils de mesure industriels, chargé de surveiller et de maintenir l'emploi effectif des unités adoptées, sorte de lien vivant entre la science et la technique. Peu à peu, le développement de ce laboratoire amena la création d'une école annexe, devenue l'Ecole supérieure d'Électricité, où se forment des ingénieurs sous la direction des savants."



Les progrès en matière d'appareils de mesure sont rapides. Appareils du constructeur Chauvin et Arnoux en 1895.
(La Nature, 1895, 2ème semestre, p. 27)

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Le discours de clôture du Congrès par Jean-Baptiste Dumas

(publié dans la revue L'année scientifique et industrielle, 1882, p. 471-475) [Voir le discours en mode pdf image explorable]

 

Pour en savoir plus 

- La Nature : "Le Congrès international des électriciens", 1881, 2ème semestre, p. 282, et autres articles dans les années 1881, 1884, 1889, 1893, 1895.
La revue est accessible en ligne sur le site du Conservatoire national des arts et métiers (tables des matières en mode texte) :
- Paul Langevin, "L'oeuvre de E. Mascart", La Revue du mois, 1909, p. 385-406.



Mise en ligne : mars 2008