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Coulomb et les hypothèses sur la nature de l'électricité

Par Christine Blondel et Bertrand Wolff

 

Faisant en 1816 l'éloge de la théorie de Coulomb, Jean-Baptiste Biot écrit : "On conviendra qu'elle est une des mieux établies de la physique et qu'elle donne à l'existence réelle des deux fluides électriques le plus haut degré de probabilité, pour ne pas dire une certitude entière". Coulomb se serait-il reconnu dans ces propos ? Quelle est son attitude vis-à-vis des théories sur la nature de l'électricité ?

Une ou deux espèces d'électricité ?

La question de savoir s'il y a une seule ou deux espèces différentes d'électricité a été l'objet d'un long débat. En 1733 Dufay suppose, pour expliquer ses expériences étonnantes, "deux électricités d'une nature toute différente" qu'il nomme "vitrée" et "résineuse" [Voir la page Teinturiers et tubes de verre]. Mais il ne convainc pas les physiciens français comme en témoigne l'article "Electricité" paru en 1755 dans l'Encyclopédie [Voir la fin de Que dit l'article ELECTRICITE de l'Encyclopédie]. Pour ces physiciens, il n'existe qu'une seule "matière électrique". Tous les phénomènes d'attraction ou de répulsion s'expliquent soit par les "atmosphères" enveloppant les corps électrisés, où cette matière se trouve excitée, soit (à la manière de l'abbé Nollet) par des "effluves" qui émanent de ces corps ou affluent vers eux.

D'ingénieuses expériences amènent Benjamin Franklin à distinguer en 1747 à nouveau deux sortes d'électrisation : les corps sont électrisés soit "en plus", soit "en moins". Pour Franklin il n'existe qu'un seul fluide ou "feu électrique", dont la matière ordinaire est, dans son état naturel, gorgée à la manière d'une éponge. Un corps qui en a "de plus" par rapport à sa quantité naturelle est électrisé positivement, tandis qu'un corps qui en a "de moins" l'est négativement.

L'idée des deux électricités prend chez Franklin une forme tout à fait nouvelle : la matière électrique ne peut être ni détruite ni créée, et sa quantité se conserve algébriquement. Mais, lorsqu'il émet cette hypothèse, Franklin ne fait pas le rapprochement avec les deux électricités de Dufay, et c'est bien après qu'il découvre l'existence de la répulsion entre deux corps électrisés négativement qui avait été essentielle pour Dufay.

Les conceptions de Benjamin Franklin permettent d'ébaucher une interprétation des propriétés de la bouteille de Leyde, sur lesquelles butent les théories rivales [Voir la page L'énigme de la bouteille de Leyde]. Aussi s'imposent-elles progressivement aux "électriciens" dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Le débat n'est pas clos pour autant. Comment interpréter ces électrisations "positives" ou "négatives" : par un fluide électrique unique ou par deux fluides distincts ?

La théorie d'Aepinus (Tentamen..., 1759) reprend et développe celle de Franklin. Il existe un seul fluide électrique, dont les particules se repoussent mutuellement : ainsi s'explique la répulsion entre deux corps électrisés positivement. Aepinus ajoute l'hypothèse que les particules du fluide électrique sont attirées par les particules des corps, c'est-à-dire par la matière ordinaire : c'est ce qui explique l'attraction entre un corps électrisé positivement et un corps électrisé négativement (qui n'a plus sa quantité naturelle de fluide électrique).

Mais reste à expliquer la répulsion entre deux corps électrisés négativement. Lorsque Franklin observe pour la première fois cette répulsion, "expérience pour laquelle nous n'avons pas d'explication satisfaisante", il s'en s'étonne (lettre à Collinson, 1748). Il faudrait en effet admettre l'existence d'une force répulsive entre éléments de matière ordinaire. Cela est choquant pour les physiciens qui considèrent la force gravitationnelle newtonienne, attractive, comme la propriété caractéristique de la matière. Aepinus n'hésite pas, quant à lui, à attribuer aux particules de matière à la fois la propriété de répulsion électrique et celle d'attraction gravitationnelle.

L'écossais Symmer défend en 1759 l'idée que deux fluides distincts sont responsables l'un de l'électricité dite positive, l'autre de l'électricité négative. Cette théorie donne un rôle parfaitement symétrique aux deux fluides électriques. Entre éléments d'un même fluide existent des forces répulsives, tandis qu'entre éléments de fluides opposés les forces sont attractives. Un corps non électrisé contient des quantités égales de l'un et l'autre fluide.

Les deux conceptions - un ou deux fluides - cohabitent jusqu'à la fin du XIXe siècle. Alors qu'en Angleterre on suit plutôt la théorie du fluide unique, en France et en Europe continentale, celle des deux fluides est prépondérante.

La "préférence" de Coulomb pour deux fluides électriques

La question ne semble guère passionner Coulomb. Il consacre aux "deux natures de l'électricité" une simple digression dans le 6ème de ses sept Mémoires sur l'électricité et le magnétisme. Dans ce mémoire, il étudie l'influence électrique exercée par une sphère chargée sur un cylindre conducteur isolé placé à distance. Il apparaît alors aux deux extrémités du cylindre, initialement non électrisé, des électricités contraires.

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C'est à cette occasion que Coulomb soulève la question : ces électricités correspondent-elles à deux fluides électriques différents ou à un seul fluide, tantôt en excès, tantôt en défaut par rapport à la matière ordinaire ?

"M. Aepinus a supposé, dans la théorie de l'électricité, qu'il n'y avait qu'un seul fluide électrique dont les parties se repoussaient mutuellement et étaient attirées par les parties des corps avec la même force qu'elles se repoussaient. Mais, pour expliquer l'état des corps dans leur situation naturelle, ainsi que la répulsion dans les deux genres d'électricité, il est obligé de supposer que les molécules des corps se repoussent mutuellement avec la même force qu'elles attirent les molécules électriques et que ces molécules se repoussent entre elles. Il est facile de sentir que la supposition de M. Aepinus donne, quant au calcul, les mêmes résultats que celle des deux fluides. Je préfère celle des deux fluides qui a déjà été proposée par plusieurs physiciens, parce qu'il me paraît contradictoire d'admettre en même temps dans les parties des corps une force attractive en raison inverse du carré des distances démontrée par la pesanteur universelle et une force répulsive dans le même rapport inverse du carré des distances; force qui serait nécessairement infiniment grande, relativement à l'action attractive d'où résulte la pesanteur."

Coulomb donne donc une simple "préférence" à la théorie des deux fluides mais il ne s'y attarde pas. L'important pour lui est que les deux conceptions donnent quant au calcul, les mêmes résultats. Quelques lignes plus loin, il précise :

"Comme ces deux explications n'ont qu'un degré de probabilité plus ou moins grand, je préviens [que] je n'ai d'autre intention que de présenter avec le moins d'éléments possibles, les résultats du calcul et de l'expérience, et non d'indiquer les véritables causes de l'électricité".

Une même prudence vis à vis des fluides magnétiques

Dans son 7ème mémoire, Coulomb s'exprime, en ce qui concerne le magnétisme, pratiquement dans les mêmes termes :

"[M. Aepinus] pense que la cause du magnétisme peut être attribuée à un seul fluide qui agit sur ses propres parties par une force répulsive, et sur les parties de l'acier ou de l'aimant par une force attractive. [...] Ce système a conduit M. Aepinus à cette conclusion [qu']il faut supposer entre parties solides de l'aimant une force répulsive. Depuis M. Aepinus plusieurs physiciens ont admis deux fluides magnétiques; ils ont supposé que, lorsqu'une lame d'acier était dans son état naturel, ces deux fluides étaient réunis [et que lors de l'aimantation] ils se séparaient et étaient portés aux deux extrémités. [...] il est facile de sentir que ces deux systèmes doivent donner, par la théorie, les mêmes résultats."

C'est seulement dans un mémoire complémentaire, dont Coulomb donne lecture en 1799, qu'une préférence pour une théorie à deux fluides magnétiques est exprimée pour la première fois.

Action à distance contre atmosphères, effluves et autres tourbillons

Le grand débat, en cette fin de XVIIIe siècle, n'est pas celui qui oppose les théories à un ou deux fluides. C'est celui qui oppose deux types d'explications. Dans les systèmes de type cartésien, les phénomènes de l'électricité et du magnétisme sont expliqués par des effluves de matière subtile, des tourbillons, des atmosphères électriques, c'est-à-dire par des actions de contact. Dans le système newtonien, ces mêmes phénomènes doivent s'expliquer uniquement par des forces attractives ou répulsives s'exerçant à distance et obéissant à une loi mathématique simple.

Aepinus se fait en 1759 l'avocat du système newtonien. Coulomb, tout au long des Mémoires, ne cite que très rarement les travaux de ses prédécesseurs, et lorsqu'il le fait, c'est d'Aepinus qu'il s'agit et non de Nollet ou de Benjamin Franklin (chez qui subsiste partiellement la notion d'atmosphères électriques).

Coulomb argumente à plusieurs reprises contre les tourbillons magnétiques et les atmosphères électriques. Dès son mémoire sur la meilleure manière de fabriquer les aiguilles aimantées (1777), il critique les tourbillons magnétiques. Dans son 5ème Mémoire, il propose une expérience visant à éliminer l'hypothèse des atmosphères électriques. Cette expérience consiste à électriser par contact deux tiges métalliques identiques, la deuxième étant recouverte d'un vernis isolant sauf à l'extrémité permettant de l'électriser. Coulomb constate que les deux tiges s'électrisent également. Or l'isolant empêche la formation d'une atmosphère électrique autour de la deuxième tige. C'est donc que l'électricité reste bien sur la surface du métal et ne forme pas d'atmosphère autour du conducteur. Mais pour Coulomb, la question est réglée depuis longtemps.

Ses Mémoires accomplissent un projet : celui de réduire les phénomènes d'attraction, de répulsion ou d'influence à des lois d'action à distance en 1/d2.. Il parachève ainsi le rejet des systèmes cartésiens et ne s'attache pas à la question de la nature de l'électricité.

Pour en savoir plus

COULOMB, Charles-Augustin. Mémoires publiés dans les ouvrages de l'Académie des sciences
Mémoires de Coulomb, dans Collection de Mémoires relatifs à la physique, publiés par la Société Française de Physique, t. 1, Paris : Gauthier-Villars. 1884. [Lire sur le CNUM ou Voir le PDF]
COULOMB, Charles-Augustin. Mémoires sur l'électricité et le magnétisme, Paris, s.d. [après 1793]. [Lire sur Internet Archive]

GILLMOR, Stewart. Coulomb and the Evolution of Physics and Engineering in Eighteenth-Century France, Princeton: Princeton University Press, 1971.

Une bibliographie de "sources secondaires" sur l'histoire de l'électricité.



Mise en ligne : avril 2008 (dernière révision : septembre 2011)