Quelques réflexions sur un instrument "fondateur"
Par Christine Blondel et Bertrand Wolff
Coulomb a voulu donner une dimension fondatrice à ses recherches sur l'électricité et le magnétisme. En extrayant l'électricité de la "philosophie naturelle", en la faisant s'appuyer sur les mathématiques et une instrumentation de précision, il la réserve de fait à ceux qui ont les compétences mathématiques et mécaniques suffisantes, et il exclut la plupart des "électriciens" du nouveau domaine de recherche qu'il constitue.
L'instrument de cette rupture, qui permet à Coulomb d'appliquer à l'électricité "le mélange du calcul et de la physique" qu'il prône déjà en 1773, est sa fameuse "balance électrique". Aussi devient-elle en France, tout au long du XIXe siècle, un monument de la science, symbole de la méthode inductive, "premier appareil de physique de haute précision", "clé de voûte" de l'électrostatique. Les traités de physique de Haüy et Biot, ouvrages de référence en France comme à l'étranger par leurs traductions, façonnent pour un siècle la présentation de l'électrostatique. Ces traités, puis les manuels tels ceux de Ganot, décrivent en détail la balance, par ailleurs présente dans toutes les collections de lycées sous forme de copies plus ou moins grossières. Ces manuels répètent systématiquement les trois valeurs numériques données en 1785 par Coulomb dans son 1er mémoire sur l'électricité [Voir la page Charles-Augustin-Coulomb, des fortifications de la Martinique à la mesure de la force électrique]. C'est ainsi que des générations d'élèves ont pu se convaincre de la puissance et de la simplicité des expériences de physique en contemplant un instrument sorti le temps d'une leçon de l'armoire d'un cabinet de physique. Si au lieu de se contenter d'exhiber la balance le professeur avait tenté de l'utiliser, cette simplicité serait apparue moins évidente [Voir la page Une expérience contestée, un accueil contrasté]. La balance de Coulomb dans le Traité élémentaire de physique... de Ganot, de la première édition jusqu'au début du XXe siècle (ici, édition 1857). |
Les électromètres des "électriciens"
Dans l'article "Electromètre" de L'Encyclopédie (1755) Jean-Baptiste Le Roy rappelle "les avantages que l'on a retiré des baromètres et des thermomètres", surtout depuis qu'ils ont été munis de graduations précises. Et il poursuit :
"s'il y a une partie de la Physique où un instrument de l'espèce de ceux dont je viens de parler soit nécessaire, c'est sûrement dans l'électricité qui est si changeante". Si "l'on n'est pas en état d'estimer ou de connaître les variations de cette force, on sera à tout moment exposé à tirer de fausses conséquences des expériences les plus simples".
Selon lui, c'est faute de pouvoir comparer cette "force" de l'électricité que des physiciens
"ont embrassé des sentiments différents sur divers phénomènes de l'électricité. [...] Un électromètre les eût bientôt mis d'accord, en leur faisant voir que ces différences qu'ils ont observées, ne naissaient que de celle de [la différence des forces électriques]."
Mais sur quel phénomène fonder un "électromètre" ? Au milieu du siècle, deux types d'appareils visent à évaluer la "force de l'électricité". Les premiers l'évaluent par la longueur d'une étincelle. La bouteille électrométrique de Lane : la longueur de l'étincelle qui éclate entre deux boules dont la distance est réglable, permet d'estimer la quantité d'électricité accumulée dans la bouteille de Leyde. Le Roy considère que ces électromètres ne permettent pas d'effectuer de comparaisons sûres : pour un même degré d'électricité la longueur de l'étincelle dépend de la forme des conducteurs. A son avis "la répulsion est le seul moyen sûr et général dont on puisse se servir pour mesurer la force électrique". Et il conclut : "il n'est point trop tôt pour penser à un instrument servant à mesurer la force de l'électricité". |
De fait, la deuxième moitié du XVIIIe siècle voit se développer toutes sortes d'électromètres fondés sur la répulsion entre fils, pailles ou plaques. Volta pousse particulièrement loin la tentative d'en faire de véritables instruments de mesure. Mais il n'y a pas d'unanimité sur ce qui est mesuré : "force", "degré", "densité", ou "tension" de l'électricité. Et il reste extrêmement difficile de comparer les mesures données par deux électromètres différents. Il existe donc, chez les "électriciens" des années 1780, une demande de quantification non satisfaite. Une reconstitution de la balance de Volta. En faisant varier les contrepoids sur la partie droite du fléau, Volta équilibre l'attraction entre le disque supérieur chargé porté par la partie gauche du fléau et le disque inférieur mis à la terre. Avec cette balance il cherchait à standardiser les mesures électriques. En choisissant une valeur particulière du contrepoids, il définit une unité de "degré d'électrification" ou tension. Cette unité équivalait à plus de 10 000 volts. |
La balance du "mécanicien" Coulomb
A la différence d'un Nollet, d'un Franklin ou d'un Volta, Coulomb ne se serait pas reconnu comme un "électricien" au moment où, après de nombreux travaux d'ingénieur mécanicien, il se tourne vers l'électricité. C'est l'étude des propriétés de torsion des fils métalliques qui l'a conduit à la construction d'une balance de torsion dont un des usages possibles est l'étude de la force entre de petites sphères chargées. Si le titre initial de son premier mémoire sur l'électricité est "Description d'un nouvel électromètre", il devient pour la publication "Construction et usage d'une balance électrique...". Il s'agit bien de se démarquer des tentatives de ses contemporains. Le mot "balance" est significatif d'une volonté de mathématiser l'électricité sur le modèle de la mécanique.
L'espace expérimental redéfini : l'exclusion des spectateurs
Les gravures du XVIIIe siècle montrent des expérimentateurs à jabot de dentelle et des expérimentatrices en robe longue, à la fois acteurs et objets des expériences d'électricité. Des appareils étranges, d'où jaillissent d'impressionnantes étincelles, provoquent de terribles secousses électriques. L'expérience est un spectacle rassemblant amateurs et curieux, qui témoignent et attestent de la vérité de ces faits singuliers.
L'extrême sensibilité des instruments dont se sert Coulomb impose l'exclusion des spectateurs. L'expérimentateur lui-même doit prendre des précautions draconiennes pour ne pas perturber les mesures. Le choix des locaux et de leur mobilier est loin d'être indifférent : caves taillées dans la pierre pour installer les boussoles magnétiques de Cassini, chambre bien fermée, temps sec, éloignement de tout corps susceptible d'exercer une influence électrique perturbatrice.
La physique quitte donc les lieux publics, les salons et les cabinets, pour s'installer dans le laboratoire, fermé au public. Les arbitres de la preuve expérimentale ne sont plus l'assistance mondaine, mais d'autres physiciens, également rompus aux techniques expérimentales. L'expérience n'est plus guère reproduite que par le petit nombre des savants appartenant aux institutions savantes ou d'enseignement.
Une dépersonnalisation des récits
Les schémas accompagnant les textes de Coulomb ne mettent jamais en scène ne seraient-ce que les mains de l'expérimentateur. C'est l'instrument et non plus l'homme, les mesures et non plus les sensations, qui tranchent. Coulomb rédige encore souvent à la première personne, comme dans les récits plus anciens : "j'ai trouvé que...", "je mets aujourd'hui sous les yeux de l'Académie...", mais les tournures impersonnelles s'imposent dans les conclusions. Il ne nous informe pas, ou très peu, sur les mois de travail quotidien et les difficultés qu'il a personnellement éprouvées dans ses expériences. Surtout la description minutieuse des expériences et les tableaux de résultats numériques sont censés permettre à tout un chacun de reproduire "facilement" l'expérience, même si en l'occurrence c'est loin d'être le cas.
Une foi préalable dans l'existence de lois mathématiques simples et universelles
Si les trois seules valeurs numériques données par Coulomb dans son 1er Mémoire suffisent à emporter l'adhésion du groupe des physiciens et mathématiciens français de l'Académie des sciences, c'est que ces derniers partagent une foi solide dans la possibilité de traduire les phénomènes physiques par des lois simples et universelles. Après la mécanique c'est en électricité, science jusque là qualitative et descriptive, que la loi mathématique devient la nouvelle ressource. De plus cette loi est supposée avoir une forme simple : Coulomb et nombre de ses pairs se limitent à des lois en 1/d n avec un exposant n entier.
Cette vision est loin d'être universellement partagée dans le reste de l'Europe. Pour certains, tout phénomène physique est composé, et ne peut être réduit à une loi simple. Coulomb et ses collègues reconnaissent cette complexité des phénomènes physiques. Mais ils considèrent que l'on peut rechercher une cause unique soit en éliminant les phénomènes autres par un dispositif expérimental approprié, soit en calculant l'effet de ces phénomènes considérés comme perturbateurs. C'est ainsi que Coulomb calcule les pertes électriques dans l'air ou par les supports [Voir la page Les lois fondamentales de l'électricité et du magnétisme].
Mais si, autour de 1800, on envisage de contrôler ou de calculer les erreurs dont on peut désigner la cause, la gestion des "erreurs d'observation" — on dirait aujourd'hui les incertitudes liées à la mesure — peut surprendre le lecteur moderne. Le contraste est grand en effet entre la rigueur affichée des calculs théoriques et l'utilisation non encore codifiée des données expérimentales quantitatives. La prise en compte et l'évaluation des erreurs devient objet de réflexion autour des années 1820 et 1830.
Coulomb parle facilement de l'admirable "exactitude" de sa balance, là où nous distinguons une remarquable sensibilité, mais une justesse et une fidélité discutables. Il donne parfois des résultats de mesure à quatre chiffres, alors que les fluctuations entre deux mesures atteignent 10%. D'autre part la sélection des mesures en fonction de leur "qualité", c'est-à-dire de leur accord avec la théorie, est une pratique considérée comme logique et elle est revendiquée. Régulièrement, Coulomb affirme avoir choisi quelques observations "parmi une infinité d'autres", afin de ne pas grossir inutilement son mémoire. René-Just Haüy, un des principaux diffuseurs des travaux de Coulomb écrit en 1818 :
"les expressions numériques de ces forces, déduites des moyens mécaniques qu'il [Coulomb] employait pour les mesurer, ne représentaient jamais rigoureusement la loi à laquelle il supposait que ces mêmes forces étaient soumises ; mais elles la touchaient de si près qu'il avait le droit de rejeter la différence sur les petites erreurs inséparables de l'observation". Et "nous sommes d'autant mieux fondés à regarder nos expériences comme décisives lorsqu'elles ne donnent que de légères différences avec les résultats de nos théories, qu'on aurait plutôt lieu d'être surpris qu'elles n'en donnassent aucune."
Il suffit que l'expérimentateur atteigne, parmi un ensemble de résultats de mesure, quelques valeurs compatibles avec la loi attendue pour considérer cette dernière comme validée.
Il est d'ailleurs heureux que Poisson, Gauss et bien d'autres aient pris cette loi comme point de départ de leurs travaux, qui en retour ont permis de la confirmer.
Pour en savoir plus
COULOMB, Charles-Augustin. Mémoires publiés dans les ouvrages de l'Académie des sciences
Mémoires de Coulomb, dans Collection de Mémoires relatifs à la physique, publiés par la Société Française de Physique, t. 1, Paris : Gauthier-Villars. 1884. [Lire sur le CNUM ou Voir le PDF]
COULOMB, Charles-Augustin. Mémoires sur l'électricité et le magnétisme, Paris, s.d. [après 1793]. [Lire sur Internet Archive]
COULOMB, Charles-Augustin. First Memoir on Electricity and Magnetism [...](1785), 1788 [English translation]
La mesure de la force électrique. Une énigme au bout d'un fil. Cahiers de Science & Vie, Hors-Série 26, avril 1995.
LICOPPE, Christian. La formation de la pratique scientifique - Le discours de l'expérience en France et en Angleterre, 1630-1820, Paris : La Découverte, 1996.
Une bibliographie de "sources secondaires" sur l'histoire de l'électricité.