Des théories mathématiquement équivalentes, physiquement différentes
Par Christine Blondel et Bertrand Wolff
Un même fait expérimental, des systèmes mathématiques distincts
A la suite de la découverte par Oersted de l'effet magnétique du courant électrique, André-Marie Ampère et Jean-Baptiste Biot vont élaborer deux systèmes très différents pour interpréter le phénomène.
Tous deux recherchent une loi élémentaire qui, par intégration, donnera la force s'exerçant entre un courant fermé et un aimant. Mais Biot prend pour action élémentaire l'interaction entre un élément de fil et une "particule de magnétisme", alors qu'Ampère considère l'interaction entre deux éléments de courant. [Voir la page A la recherche d'une loi newtonienne pour l'électrodynamique]
Pour Ampère, "les effets qui résultent de ces deux manières, en apparence si différentes, de concevoir cette force, sont absolument les mêmes, et conformes à l'expérience". Cet avis est encore celui du physicien contemporain R. A. R.Tricker : c'est "un exemple très simple de la possibilité de rendre compte des mêmes faits expérimentaux au moyen de deux systèmes mathématiques tout à fait distincts" (Early electrodynamics, 1965).
Quelques réflexions de Richard Feynman
Cette situation n'est pas rare en physique. Dans une de ses conférences diffusées par la BBC, Richard Feynman, prix Nobel en 1965 pour ses travaux sur l'électrodynamique quantique relativiste, s'interroge sur le lien entre les mathématiques et la physique. Il prend pour exemple la loi de la gravitation :
"les lois physiques ont une nature si délicate que leurs divers énoncés, bien qu'équivalents, ont des caractères qualitativement très différents ; c'est ce qui en fait l'intérêt. Pour illustrer cela, je vais énoncer la loi de la gravitation de trois façons, toutes les trois parfaitement équivalentes mais d'apparence complètement différentes" [La nature des lois physiques, Seuil, 1980]
La loi de la gravitation est le plus souvent formulée selon la loi de Newton F = G m1m2/r2. Feynman en souligne le caractère "non local", puisqu'il s'agit d'une loi d'action à distance entre deux corps. Il ajoute :
"vous pouvez ne pas aimer l'idée d'une action à distance. Comment cet objet-ci peut-il savoir ce qui se passe là-bas ? Il y a donc une autre méthode assez étrange, pour énoncer la loi, celle du champ. [...] Ce deuxième énoncé est local à la fois dans le temps et dans l'espace, car il ne repose que sur ce qui se passe dans le voisinage [de la masse ponctuelle étudiée]. Mais les deux énoncés sont mathématiquement exactement équivalents."
Enfin Feynman décrit une troisième façon d'énoncer la loi de la gravitation, en exprimant que le mouvement d'une particule soumise à des forces gravitationnelles est déterminé par un "principe de minimum" : ce mouvement s'effectue selon un chemin qui minimise une certaine grandeur mathématique. Avec cette méthode, "nous avons perdu l'idée de causalité, suivant laquelle la particule sent la force et se déplace sous son influence". Tout se passe comme si la particule avait exploré tous les chemins possibles et choisi, après calcul, celui pour lequel la grandeur est minimale.
Et Feynmann de conclure : "On peut se demander quelle est la bonne description. Si ces diverses possibilités ne sont pas exactement équivalentes, si elles entraînent des conséquences différentes, alors il suffira de faire des expériences pour trouver comment la nature choisit de s'y prendre en fait."
"Mais dans le cas présent, les théories sont exactement équivalentes. Mathématiquement, les trois formulations, la loi de Newton, la méthode du champ local et le principe de minimum, donnent exactement les mêmes conséquences. [...] Il est impossible de trancher [...]. Mais psychologiquement, il y a une grosse différence entre elles, pour deux raisons. D'abord, vous pouvez philosophiquement les aimer ou non [...]. Ensuite et surtout [...] elles ne sont pas du tout équivalentes quand vous essayez de découvrir de nouvelles lois."
Ces réflexions de Feynman relatives à la gravitation peuvent-elles s'appliquer à l'électromagnétisme ?
Biot, Ampère et la découverte de lois nouvelles
Avant de considérer les théories modernes du champ électromagnétique, revenons à Biot et à Ampère. Leurs deux lois de force, si distinctes soient-elles, sont équivalentes lorsqu'il s'agit de rendre compte du phénomène découvert par Oersted. Elles ont par ailleurs pour point commun leur caractère non local puisque ce sont des lois d'action instantanée à distance. Les deux rivaux prennent la loi de Newton comme modèle, chacun se proclamant plus newtonien que l'autre.
Pour Biot, le but ultime de la physique newtonienne est de réduire les phénomènes physiques à des forces dirigées selon la droite qui joint les corpuscules en interaction et dont l'intensité est indépendante de l'état de mouvement ou de repos de ces corpuscules. Les lois établies par Coulomb pour les forces entre charges électriques d'une part, entre "fluides" magnétiques d'autre part, analogues mathématiques de la loi de Newton pour la gravitation, illustrent la réussite de ce programme. Ampère ne se prive pas de faire remarquer que la force de Biot n'est pas newtonienne : elle est "transversale" (perpendiculaire à la ligne joignant tranche de courant et pôle magnétique) et elle n'obéit pas au principe de l'action et de la réaction. Mais Biot ne prétend pas que sa force soit réellement élémentaire. Il espère en effet ramener l'action d'une tranche de conducteur sur un pôle d'aimant à la loi de Coulomb pour le magnétisme, à partir d'une distribution d'aimants élémentaires à l'intérieur du conducteur.
La force d'Ampère, quant à elle, fait intervenir non seulement la distance entre les élements de courants mais encore trois angles. Aussi est-elle, selon Biot "complètement hors des analogies que nous présentent toutes les autres lois d'attraction." Naturellement, Ampère préfère insister sur le fait que sa force agit selon la droite qui joint les deux éléments, et obéit au principe newtonien de l'action et de la réaction.
Au petit jeu des invocations à Newton, le combat reste donc indécis. Qu'en est-il des hypothèses respectives ? Biot n'est pas tendre pour celle que "Monsieur Ampère est obligé de faire, [... hypothèse de] courants voltaïques circulant autour des molécules [des aimants] à peu près à la manière des tourbillons de Descartes, ce qui entraîne une complication d'arrangements et de suppositions si grande qu'elle en devient presque inexprimable". Ampère n'est pas en reste lorsqu'il commente chez Biot l'hypothèse des "particules magnétiques dont rien ne démontre l'existence et qui sont une supposition gratuite".
Nous pouvons, en reprenant Feynman, préférer "philosophiquement" l'une ou l'autre des voies de recherche mais, "ensuite et surtout" il faut constater que les lois de Biot et d'Ampère sont un bon exemple du fait que les deux "ne sont pas du tout équivalentes quand vous essayez de découvrir de nouvelles lois."
Les tentatives de Biot pour rendre compte, par la magnétisation supposée des conducteurs, de leur action sur les aimants ou de leur action mutuelle n'ont pas abouti. En revanche l'hypothèse d'Ampère se révèle d'une remarquable fécondité [Voir la page Ampère jette les bases de l'électrodynamique].
L'intervention du mileu environnant dans l'explication des phénomènes par Ampère
Si l'hypothèse d'Ampère fut plus féconde que celle de Biot, en revanche sa force est absente des exposés modernes de l'électromagnétisme, malgré les tentatives récentes de quelques physiciens pour la tirer de l'oubli [Voir la page La force d'Ampère, une formule obsolète ?]. Elle a été supplantée par le recours au champ électromagnétique.
Dans sa correspondance avec Ampère, Faraday confesse son incapacité à le suivre sur le terrain des mathématiques. Mais par delà la modestie ainsi affichée, des divergences apparaissent. Le "fait primitif" de la théorie d'Ampère, à savoir l'action entre deux éléments de courant, paraît trop hypothétique à Faraday. Pour lui le "fait primitif" est l'action révolutive exercée par le fil sur l'aimant et réciproquement [Voir la page Faraday, Ampère et les rotations continues]. Ses idées, d'abord purement qualitatives, se précisent peu à peu en une théorie des lignes de force, lignes qui emplissent tout l'espace autour d'un circuit ou d'un aimant. Les forces sont pour lui des "éléments constitutifs de la matière ; il n'y a donc pas, entre les particules, d'espace distinct de la matière...". Faraday substitue ainsi à l'action à distance une action transmise par le milieu environnant, sans traduire cette idée en une théorie mathématique.
Lorsque Maxwell développe sa théorie du champ électromagnétique, il affirme n'avoir fait qu'exprimer mathématiquement les lois expérimentales et les idées de Faraday. Quoi qu'il en soit, les équations de Maxwell sont l'exemple parfait d'un énoncé local à la fois dans le temps et dans l'espace, pour reprendre l'expression de Feynman. En effet, le champ varie d'un point à l'autre et avec le temps. A partir de ces variations on peut déterminer la force qui agit sur une charge, placée en un point de l'espace à un instant donné.
Peut-on encore parler, entre la théorie du champ électromagnétique de Maxwell et les formulations de Biot et d'Ampère, d'équivalences mathématiques ? Dans une certaine mesure, oui. La formule de Biot est celle qui sert aujourd'hui à calculer le champ magnétique créé par un circuit, et Ampère avait déduit de sa propre formule la loi qui sert à calculer l'action de ce champ sur un élément de courant, loi dite en France (à tort) "de Laplace" [Voir le § Les conséquences mathématiques de la loi élémentaire sur la page A la recherche d'une loi newtonienne...]. De plus, lorsqu'Ampère établit, dans sa Théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques, l'équivalence entre un circuit fermé et un feuillet magnétique, il est amené à remplir l'espace d'aimants élémentaires imaginaires, perpendiculaires aux surfaces des feuillets, et qui dessinent dans l'espace des "lignes d'aimantation" qui ne sont autres que les lignes de force de Faraday ou nos modernes lignes de champ. Toutefois, considérant que les fluides magnétiques n'ont pas place en électrodynamique, Ampère leur substitue des petites boucles de courant se propageant dans l'espace. Mais cette ébauche d'une théorie de propagation de proche en proche n'est explicitée que dans une revue de diffusion limitée...
Si l'électromagnétisme de Maxwell a supplanté l'électrodynamique d'Ampère, c'est bien sûr qu'à nouveau les deux théories "ne sont pas du tout équivalentes quand vous essayez de découvrir de nouvelles lois." Il suffit de citer la prédiction, par la théorie de Maxwell, de la propagation des ondes électromagnétiques et l'unification ainsi réalisée de l'optique et de l'électromagnétisme.
Newton était-il newtonien ?
En qualifiant de "newtoniennes" les théories d'action à distance, nous nous sommes conformés à l'usage courant. Pourtant on sait que Newton lui-même ne croyait pas en l'action à distance :
"Que la gravité soit innée, inhérente et essentielle à la matière, en sorte qu'un corps puisse agir sur un autre à distance au travers du vide, sans médiation d'autre chose, par quoi et à travers quoi leur action et force puissent être communiquées de l'un à l'autre est pour moi une absurdité dont je crois qu'aucun homme, ayant la faculté de raisonner de façon compétente dans les matières philosophiques, puisse jamais se rendre coupable". (Lettre à Bentley, 1692)
"Philosophiquement" donc, Newton allait jusqu'à considérer comme une absurdité l'action à distance au travers du vide. Pourtant, nulle trace de cette aversion dans les Principia, son chef-d'Oeuvre scientifique. Newton obéit en effet, en ce qui concerne l'exposé scientifique, à un autre principe philosophique, son fameux "hypotheses non fingo " ("je n'avance pas d'hypothèses") : on doit rendre compte des faits expérimentaux sans recourir à des hypothèses superflues.
Ampère était-il newtonien ? Une conviction intime en faveur de l'éther
En 1801 le jeune Ampère, à partir d'une critique radicale des théories qui règnent alors à Paris, notamment celle de Coulomb, vise à refonder la physique en refusant "la supposition même d'une action entre deux corps qui ne se touchent pas". C'est par l'intermédiaire d'un fluide remplissant tout l'espace que doivent s'expliquer les divers phénomènes physiques. Mais le jeune homme doit reconnaître qu'il manque, pour mener ce projet à bien, "un génie capable d'y appliquer le calcul qui a produit tant de merveilles entre les mains des mathématiciens modernes".
On est bien loin de l'invocation, dans les années 1820, du modèle newtonien. Ampère aurait-il renié ses idées de jeunesse ? On le voit pourtant dans cette même période défendre avec enthousiasme la nouvelle théorie de l'optique, construite par son ami Fresnel et fondée sur la propagation d'ondes dans l'éther, le milieu hypothétique qui remplit l'espace. Et Ampère affirme clairement sa conviction intime en faveur de l'éther en 1824, dans une lettre à Auguste de La Rive : "Je ne doute guère que les attractions et répulsions des courants électriques ne soient, comme l'attraction [newtonienne], un résultat des mouvements du fluide qui remplit l'espace". Alors même qu'il travaille à sa formule newtonienne, il ne cesse de chercher à expliquer les effets électromagnétiques par une propagation de proche en proche dans l'éther. Comme en 1801, c'est encore l'absence des moyens de calcul appropriés qui lui fait abandonner ce projet : "la dynamique des fluides et les propriétés de celui qui remplit l'espace sont bien loin d'être assez connues pour qu'on puisse calculer les effets de ces mouvements".
On peut se demander pourquoi cette conviction intime est effacée de son Oeuvre imprimée (essentiellement la Théorie mathématique...). Ampère applique-t-il le principe d'économie professé par Newton ? Il lui importe en effet - il l'affirme explicitement - que sa loi de force élémentaire, clef de voûte de son électrodynamique, soit destinée à subsister indépendamment de tout choix philosophique. On peut penser par ailleurs que ses déclarations de foi newtonienne font partie d'une stratégie, face à la méfiance que lui témoignent les défenseurs déclarés de cette foi qui dominent l'Académie. Enfin et surtout, c'est ce cadre newtonien qui a permis à Ampère d'aboutir à une théorie mathématique de l'électrodynamique qu'il considère comme achevée.
On comprend que l'oeuvre d'Ampère ait suscité, selon les époques et selon les lieux, diverses lectures. Aux yeux de ses contemporains, il apparaît à Paris plutôt comme le défenseur de théories antinewtoniennes, tandis qu'à Copenhague, à Londres ou à Berlin, il est perçu comme l'auteur d'une théorie hautement mathématisée fondée sur l'action à distance. A la fin du XIXe siècle la perspective s'inverse et ce sont les physiciens français qui font d'Ampère le porte drapeau d'une électrodynamique de l'action à distance.
Derrière ces images contradictoires et partielles, apparaît si l'on tient compte de l'ensemble des écrits d'Ampère, une réalité complexe. Il existe une tension permanente entre une vision physique accordant une place essentielle à l'espace et une mathématisation de l'action à distance. Ampère travaille simultanément dans deux cadres physiques opposés. De ces recherches parallèles, l'une a abouti à la théorie qui a marqué la physique pour un demi-siècle, l'autre est restée dans l'ombre. Mais on notera que la dynamique des fluides, qu'Ampère a dû se résoudre à abandonner, occupe une place centrale dans le premier mémoire de Maxwell sur l'électricité, en 1855. Elle joue un grand rôle dans les échafaudages successifs qui lui serviront à édifier sa théorie.
On comprend que Maxwell, avant Feynman, ait déjà souligné que c'était, pour la physique, "une bonne chose que d'avoir deux manières de regarder un sujet".
Pour en savoir plus
Christine Blondel, Vision physique "éthérienne", mathématisation "laplacienne" : l'électrodynamique d'Ampère, Revue d'histoire des sciences, 1989, 42, p. 123-137. [En ligne]
Une bibliographie de "sources secondaires" sur l'histoire de l'électricité.