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La loi d'Ohm : la délicate genèse d'une loi "simple"

Par Christine Blondel et Bertrand Wolff

 

 

U = RI, une loi aujourd'hui simple et populaire

Au hit-parade des formules de physique les plus connues du grand public, la loi d'Ohm U = RI rivalise avec E = mc2. Cette loi, tôt apprise au collège, est facile à retenir et à appliquer. Elle fait appel aux notions aujourd'hui familières de tension et d'intensité, grandeurs aisément mesurables par des appareils largement commercialisés. La signification de la formule est apparemment simple : la tension électrique U, ou différence de potentiel, entre les extrémités d'un conducteur est proportionnelle à l'intensité I du courant qui circule dans ce conducteur et à sa résistance R. Ceci est vrai pour la plupart des conducteurs, notamment les fils métalliques.

 

Fig.1. Georg Simon Ohm (1789-1854)

A l'époque d'Ohm, ce n'est pas si simple !

Pour exprimer la loi d'Ohm sous la forme d'une loi mathématique, il faut d'abord savoir de quoi l'on parle, c'est-à-dire que les grandeurs intensité, tension et résistance soient définies et mesurables. Quand Georg Simon Ohm entreprend ses premières expériences au milieu des années 1820, il n'en est rien. Les physiciens ne s'accordent pas sur la signification de ces mots. Leur sens peut varier d'un auteur à l'autre, et ils sont utilisés à côté d'autres termes, comme "action magnétique d'un conducteur" pour l'intensité du courant, "pouvoir conducteur" plutôt que résistance, ou même parfois "intensité" pour tension.

Certes quelques années auparavant Ampère a montré que la déviation d'une aiguille aimantée au voisinage d'un circuit, découverte par Oersted en 1820, est identique en tout point du circuit : "le courant électrique existe partout avec la même intensité" et il a proposé d'évaluer cette intensité par la déviation de l'aiguille [Voir la page Ampère jette les bases de l'électrodynamique]. Mais il n'y a pas de relation établie entre l'angle de déviation de la boussole et ce qu'Ampère appelle intensité. En outre il n'y a pas d'accord entre les physiciens sur la nature du courant électrique : circulation d'un fluide électrique immatériel, circulation de deux fluides de signes contraires ou encore propagation de proche en proche d'une sorte de polarisation des particules du conducteur.

En revanche les électriciens s'accordent depuis le XVIIIe siècle pour considérer que la "tension électrique" caractérise la force avec laquelle des charges accumulées à la surface d'un conducteur ont tendance à se repousser. Mais les électromètres, tels le classique électroscope à feuilles d'or, permettaient seulement d'évaluer, plutôt que de réellement mesurer, cette tendance à la répulsion [Voir le paragraphe "Que mesure un électromètre ?" sur la page De l'électricité « en + ou en − » de Franklin aux lois de l'électricité]. Cette définition de la "tension" correspond donc en termes modernes à la notion de potentiel. Que devient cette "tension", évaluée par l'électromètre, dans un circuit électrique constitué d'une pile et d'un conducteur ? Si un électroscope est relié à un pôle d'une pile isolée, c'est-à-dire en circuit ouvert, on observe une déviation des feuilles. Mais si les pôles de la pile sont reliés par un fil conducteur, c'est-à-dire précisément lorsqu'apparaissent les effets magnétiques de "l'électricité en mouvement", les feuilles de l'électroscope ne sont plus déviées.

C'est pourquoi Ampère distingue d'un côté les phénomènes créés par l'électricité de tension, qu'il baptise "électrostatiques", et les phénomènes créés par l'électricité de courant qu'il dénomme "électrodynamiques". Certes il souligne par la suite que la tension entre les pôles d'une pile ne s'annule peut-être pas complètement lorsque la pile est en circuit fermé. Mais intensité et tension apparaissent comme des concepts caractérisant des phénomènes indépendants.

Parmi les expériences qui, au début du XIXe siècle, peuvent appuyer cette idée d'une indépendance entre électrostatique et électrodynamique, on peut citer celle-ci : lorsque plusieurs piles sont reliées en série, l'action sur l'aiguille aimantée est pratiquement la même qu'avec une seule de ces piles. Ce fait restait mystérieux. On avait constaté que les effets chimiques du courant sont au contraire considérablement renforcés si l'on met un grand nombre de piles en série, et ce d'autant plus que les plaques de cuivre et zinc de ces piles sont de grande surface. Il était difficile d'intégrer de telles observations dans un cadre explicatif unique.

Par ailleurs la cause du courant produit par la pile fait encore débat. L'hypothèse défendue par Volta selon laquelle l'électricité est mise en mouvement par le simple contact de deux métaux différents compte encore des défenseurs, notamment en Allemagne, tandis que l'hypothèse adoptée en Angleterre à la suite de Davy, pour qui ce sont les réactions chimiques au sein de la pile qui engendrent le courant, a de nombreux partisans en France.

Le contexte expérimental diffère lui aussi considérablement de celui des expériences d'aujourd'hui, et pas seulement en ce qui concerne la mesure des intensités et des tensions. Il était ainsi difficile de disposer de fils conducteurs de composition bien définie, homogènes et de section constante. De plus, la force électromotrice des piles de l'époque diminue rapidement du fait des réactions chimiques qui s'y produisent.

Aussi bien du point de vue théorique que du point de vue expérimental, avec notamment l'absence apparente de "tension" dans un circuit parcouru par un courant, les obstacles sont donc nombreux pour la construction d'une théorie des circuits.

Le pouvoir conducteur des métaux dans les années 1820

Au XVIIIe siècle, des physiciens tels que Priestley, Van Marum ou Cavendish avaient cherché à comparer les "pouvoirs conducteurs" de différents fils métalliques ou de tubes d'eau salée lorsqu'ils sont traversés par la décharge d'une bouteille de Leyde. A partir de 1820 d'autres physiciens tels Davy, Barlow ou Antoine-César Becquerel évaluent ces pouvoirs conducteurs de fils métalliques lorsqu'ils sont reliés à une pile : ils constatent que l'action du courant sur une aiguille aimantée diminue lorsqu'on augmente la longueur du fil ou qu'on diminue sa section. Ces physiciens comparent également des conducteurs constitués de métaux différents. En 1825, au moment où Ohm entreprend ses recherches, les résultats obtenus par les uns et les autres présentent, ici encore, diverses contradictions.

Ohm : des mathématiques aux recherches sur l'électricité

Dans l'Allemagne des années 1820, les physiciens sont moins enclins que les Français à tenter d'introduire les mathématiques en physique. Atypique pour sa génération, Georg Simon Ohm (1789-1854) est l'un des premiers à vouloir, selon ses propres termes, faire briller "le flambeau des mathématiques" sur la physique pour en "illuminer les zones obscures".

Son père, un maître serrurier autodidacte en mathématiques, en physique et en philosophie, a fréquenté les mathématiciens de l'université d'Erlangen et il va jusqu'à faire étudier les ouvrages d'Euler à ses deux fils. Par ailleurs, en travaillant très jeune dans les ateliers de son père, le jeune Georg acquiert des savoir-faire techniques qu'il mettra à profit dans la construction de ses dispositifs expérimentaux.

Alors qu'Ohm rêve d'une carrière universitaire, il ne trouve que de modestes emplois de professeur de mathématiques. En 1817, il est enfin nommé professeur de mathématiques et de physique dans l'important collège de jésuites de Cologne. Il peut alors poursuivre l'étude des oeuvres des mathématiciens et physico-mathématiciens français Lagrange, Legendre, Laplace, Biot, Poisson, et plus tard Fourier et Fresnel. L'obligation d'enseigner la physique et l'existence d'un laboratoire très bien équipé stimulent par ailleurs son intérêt pour l'expérimentation. L'effervescence provoquée en Europe par la découverte d'Oersted l'incite à s'orienter vers l'électricité. Début 1825 il s'attaque à un sujet de recherche qu'il espère susceptible de lui gagner la reconnaissance du monde universitaire.

Une "annonce préliminaire" (1825)

En mai 1825 Ohm publie simultanément dans les deux grandes revues allemandes de physique, éditées par Schweigger et par Poggendorff, un premier article : "Annonce préliminaire des lois selon lesquelles les métaux conduisent l'électricité de contact". Il considère en effet comme Volta que, dans une pile, le courant électrique est engendré par le simple contact entre le cuivre et le zinc.

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Pour ses expériences, il constitue un circuit (fig. 2) comprenant une pile, des fils fixes A, B et C, et un fil conducteur de longueur variable, reliant les cuves à mercure N et O. Au-dessus du fil C, orienté sud-nord, est placée une aiguille aimantée suspendue à un fil de torsion très sensible. Lorsque le circuit est fermé, l'aiguille dévie. Ohm ramène alors l'aiguille à sa position initiale en tournant le bouton gradué auquel est fixée l'extrémité supérieure du fil de torsion. L'angle dont il doit faire tourner le fil mesure la force magnétique s'exerçant sur l'aiguille. La balance de torsion qu'Ohm fait construire pour cette série d'expériences est inspirée de la balance magnétique conçue par Coulomb en 1777 [Voir le paragraphe "Des boussoles suspendues à un fil" dans la page Charles-Augustin Coulomb...].

Fig. 2. Le dispositif d' Ohm pour sa première série d'expériences, en 1825
(en rouge, le fil conducteur variable)

A l'aide de cet instrument, Ohm cherche une relation entre la longueur du conducteur variable et la "perte de force magnétique" qui résulte d'une augmentation de cette longueur.
Entre N et O, il place successivement : 
- un conducteur court et de fort diamètre, supposé n'introduire aucune "perte de force" et dit "normal",
- cinq morceaux d'un même fil de cuivre, de longueurs comprises entre une dizaine de centimètres et plus de huit mètres.
Il appelle "force normale" X0 la force mesurée avec le conducteur normal et X la force mesurée avec l'un des cinq autres conducteurs. Il introduit la "perte de force v", définie comme la diminution relative de la force : 

v = ( X0 - X) / X0

D'une série d'expériences, il tire une relation empirique entre la perte de force v et la longueur x du conducteur :

v = m log (1 + x/a)

a représente la "longueur" à laquelle équivaut le reste du circuit (en termes modernes, cette longueur a traduit la résistance de la partie formée par les conducteurs fixes et la pile) et m est une autre grandeur caractéristique du circuit.

Cette loi ne fait pas intervenir explicitement la pile et, dans le mémoire, il n'est nulle part question de tension. Ohm n'emploie pas non plus l'expression "intensité du courant", mais la "force" X en est, de fait, une évaluation. Le fait qu'Ohm choisisse de s'intéresser à la diminution relative (ou perte) de cette force peut paraître déconcertant. Mais à l'époque la constatation expérimentale d'une diminution de l'action magnétique du courant lorsqu'on augmente la longueur du circuit constitue un phénomène essentiel. On peut aussi trouver surprenant le choix d'une expression logarithmique pour traduire une série limitée de résultats numériques. Cette expression est-elle strictement issue d'un ajustement empirique aux données expérimentales ou Ohm était-il guidé par l'idée d'une loi élémentaire différentielle ? Quoi qu'il en soit, cette première formule d'Ohm semble n'avoir aucun rapport avec la formulation actuelle de la loi.

Un usage original de la balance de torsion

La balance de torsion qui fonctionne dans l'expérience d'Ohm en appareil de zéro (la force magnétique est contrebalancée par une force de torsion) permet des mesures beaucoup plus précises que l'observation directe de la déviation de l'aiguille dans l'expérience d'Oersted.

Cette technique est originale. A la suite de Schweigger, les contemporains d'Ohm utilisent quant à eux, pour améliorer la sensibilité de l'aiguille d'Oersted, des multiplicateurs qui augmentent l'effet magnétique du courant en multipliant le nombre de tours du fil conducteur autour de l'aiguille aimantée.

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Fig. 3. Le principe du "multiplicateur" de Schweigger. Les deux portions de courant AB et CD (de sens opposés) ajoutent leurs actions sur l'aiguille, et de même pour les portions BC et DF. En enroulant plusieurs spires isolées autour d'un cadre rectangulaire, Schweigger augmente l'effet du courant sur l'aiguille.

Mais un phénomène intrigant avait été noté par Poggendorff et Nobili : lorsque, dans un circuit donné, on augmente le nombre de tours du multiplicateur, l'angle de déviation de l'aiguille atteint un maximum puis décroit. Il apparaissait donc une "perte de force" inattendue et inexpliquée. Élucider ce mystère est une des préoccupations d'Ohm.

De "l'annonce préliminaire" de 1825 aux articles de 1826

Plusieurs raisons incitent Ohm à aller au-delà de son "annonce préliminaire" sur la perte de force. Tout d'abord ses mesures sont perturbées par l'affaiblissement progressif des piles voltaïques. Autre raison : Barlow et Becquerel publient à la même époque de nouveaux résultats, divergents, sur le "pouvoir conducteur" des divers métaux et sur l'influence de la longueur et de la section du conducteur.

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Lorsqu'il entreprend une nouvelle série d'expériences, Ohm remplace la pile voltaïque par un couple thermoélectrique, suivant le conseil de Poggendorff. En 1822 Seebeck avait publié sa découverte de la thermoélectricité : lorsqu'un circuit est formé de deux barreaux de métaux différents, un courant apparaît dans ce circuit si les deux jonctions sont maintenues à des températures différentes (fig. 4). Si les deux températures sont maintenues constantes, la stabilité du courant est remarquable, ce qui résout le problème de l'affaiblissement des piles voltaïques.

Fig. 4. L'effet thermoélectrique
Deux barreaux mn et po, constitués de métaux différents, sont soudées à leurs extrémités. Si l'une des deux jonctions est chauffée, l'aiguille aimantée "a" dévie, ce qui traduit le passage d'un courant dans le circuit.
[Adolphe Ganot, Traité élémentaire de physique..., 1868]

Enfin, Ohm ayant quelques doutes sur la validité de sa loi logarithmique (on peut remarquer que pour des fils de très grande longueur, cette loi donnerait une perte de force supérieure à 100%), il s'attache à l'étude directe de la "force de l'action magnétique" X et non plus à la perte de force relative (X0 - X) / X0.

"Détermination de la loi selon laquelle les métaux conduisent..." (février 1826)

Dans l'article qu'il publie en février 1826, Ohm rapporte d'abord plusieurs résultats obtenus avec la pile voltaïque. Il établit sa propre classification des métaux selon leur pouvoir conducteur. Puis il constate, comme l'avaient fait Davy et Becquerel, que le pouvoir conducteur d'un fil cylindrique n'est pas modifié si on multiplie sa longueur et sa section par un même facteur.

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Fig. 5. L'instrument d'Ohm
[Journal für Chemie und Physik, février 1826]

En termes modernes, la résistance R d'un conducteur homogène de section constante peut donc s'exprimer en fonction de sa longueur l et de sa section s par , où le coefficient ρ est la résistivité du matériau (inverse du "pouvoir conducteur").

Le nouveau montage expérimental d'Ohm (fig. 5) comporte un couple thermoélectrique constitué d'un barreau de bismuth abb'a' (en gris sombre) et deux bandes de cuivre (en rouge). Le circuit est fermé par le fil étudié (souple, en rouge). L'aiguille aimantée tt (en bleu) est suspendue à un ruban d'or très fin dont Ohm a vérifié les excellentes propriétés de torsion. A gauche, une loupe permet de repérer la position, le long d'un arc gradué, de la pointe qui prolonge l'aiguille. Les jonctions a et a' du couple thermoélectrique sont plongées dans des récipients, non représentés, contenant respectivement de l'eau bouillante et de la glace fondante (on est en janvier !). Les mesures portent sur huit portions d'un même fil, de longueurs allant de 5 centimètres à plus de 3 mètres.

De ses résultats expérimentaux, Ohm conclut à une nouvelle relation entre la "force" X mesurée par l'angle de torsion de la balance de torsion et la longueur x du conducteur étudié :

a et b sont des constantes.

Pour préciser la signification physique des constantes a et b, Ohm recommence ses mesures en abaissant la température de la jonction chaude à la température de la pièce (peu chauffée !), soit environ 9°C au lieu de 100° C. La valeur de b restant la même, il en déduit que b ne dépend que des éléments invariables du circuit. En revanche la valeur de a semble proportionnelle à la différence de température entre les deux jonctions et Ohm en déduit que a caractérise la "force excitatrice" du couple, ou pile, thermoélectrique.

Ohm considère que cette nouvelle formule s'applique également au cas de la pile voltaïque. Ses précédents résultats obtenus avec les piles voltaïques impliquent des valeurs de a et b beaucoup plus élevées qu'avec la pile thermoélectrique.

On sait aujourd'hui que la grandeur a correspond à la force électromotrice (fem) de la pile. La fem de la pile thermoélectrique cuivre-bismuth avec des jonctions à 0°C et 100°C, reste inférieure à dix millivolts, tandis que la fem d'un seul élément de pile voltaïque est de l'ordre du volt. Par ailleurs la résistance interne d'un couple thermoélectrique est extrêmement faible.

Résolution de quelques problèmes

La nouvelle formule d'Ohm   peut être rapprochée de ce qu'on appelle en France la loi de Pouillet   , avec pour Ohm

X = la force magnétique (donc l'intensité du courant), a = la force excitatrice de la pile, x = la longueur du fil étudié et b = une longueur traduisant la résistance du reste du circuit (essentiellement la pile), et pour Pouillet E = la force électromotrice (fem) de la pile, R = la résistance du fil étudié et r = la résistance interne de la pile. Même si la force excitatrice a d'Ohm ne peut être immédiatement identifiée à la notion moderne de fem, ce parallèle entre les deux formules met en lumière un tournant fondamental. La nouvelle loi fait intervenir explicitement la pile alors qu'en 1825, tout comme ses contemporains, Ohm concentrait son étude sur le conducteur seul. Deux caractéristiques de la pile, sa force excitatrice a et une nouvelle grandeur, sa longueur équivalente ou longueur "réduite", b (résistance interne) interviennent dans l'expression de l'intensité du courant.

Puisque la loi  se révèle être une représentation juste de la Nature, écrit Ohm, reste à "voir ce qu'elle a dans le ventre". Des considérations qualitatives sur les valeurs des grandeurs a et b vont lui permettre de clarifier les facteurs qui interviennent dans divers circuits électriques et de résoudre des questions jusque là sans réponses.

Il s'attache ainsi à expliquer le fait que les piles thermoélectriques ont un effet magnétique semblable à celui des piles électrochimiques mais qu'en revanche elles ne peuvent pas produire d'électrolyse ou faire fondre des fils de petit diamètre. Cette différence de comportement vis-à-vis des différents effets d'un courant avait même conduit certains physiciens à mettre en doute l'identité de "l'hydroélectricité" et de la "thermoélectricité".
Si une pile est reliée à un conducteur métallique de très faible résistance (quasi court-circuit, x ≈ 0), explique Ohm, le courant produit  est quasiment égal à  . Pour une pile thermoélectrique, la force excitatrice a est faible, mais b également. Le rapport  se trouve donc être du même ordre de grandeur que pour une pile électrochimique où a et b sont tous deux beaucoup plus élevés. Les effets magnétiques sont donc comparables. En revanche avec des conducteurs de résistance élevée (solution chimique ou fin fil métallique), la faible force excitatrice a de la pile thermoélectrique ne produit qu'un faible courant qui ne permet pas l'électrolyse ou la fusion.

Avec sa formule, Ohm justifie encore le fait que l'effet magnétique de n piles voltaïques en série (X ) est identique à celui produit par une seule pile (X ).

Il résout enfin l'énigme du multiplicateur qui l'avait initialement orienté vers l'étude de la "perte de force" du courant : la sensibilité de l'instrument ne peut être augmentée indéfiniment en augmentant le nombre de tours de fil autour de l'aiguille aimantée car l'augmentation de la résistance du fil finit par compenser l'effet multiplicateur espéré. Avec la pile thermoélectrique, Ohm constate même que la déviation maximale de l'aiguille est obtenue avec un seul tour de fil.

La résistance interne de la pile est en effet négligeable et les tours de fil du multiplicateur sont responsables de l'essentiel de la contribution au facteur b+x, d'où une diminution rapide de l'intensité avec le nombre de tours.

Le titre complet de l'article d'Ohm de février 1826, "Détermination de la loi selon laquelle les métaux conduisent l'électricité de contact, et ébauche d'une théorie de l'appareil de Volta et du multiplicateur de Schweigger", montre bien son objectif d'aboutir à une théorie de la pile et du multiplicateur.

Une "force électroscopique" variant le long du circuit (avril 1826)

En avril 1826, Ohm publie dans le journal de Poggendorff un nouvel article pour montrer qu'il existe des tensions dans un circuit fermé. Cet article fut relégué au second plan par son ouvrage de synthèse publié en 1827, plus largement diffusé, traduit en plusieurs langues et retenu par l'histoire. Cet article d'avril 1826 est pourtant essentiel. Ohm y revendique dès la première page sa rupture avec les théories de ses contemporains :

"Mes recherches antérieures m'ont amené à une théorie du courant électrique, originale et en plein accord avec l'expérience. J'ai eu le bonheur [...] d'emprunter des chemins contraires à ceux largement reconnus, et avec le merveilleux outil des mathématiques, de découvrir des relations entre éléments de la chaîne galvanique qui contredisent celles trouvées antérieurement."

Dans cet article Ohm affirme en effet, contrairement à l'opinion générale, qu'en chaque point d'un circuit fermé, il existe une "force électroscopique", détectable à l'aide d'un électroscope, c'est-à-dire une tension au sens du XVIIIe siècle. D'usage rare et fluctuant chez Ohm, le terme tension (Spannung) désigne d'abord la force électromotrice d'une pile idéale (sans résistance interne). C'est aussi la différence entre les forces électroscopiques aux extrémités d'un conducteur relié à cette pile idéale. Comme Ohm, nous utiliserons par la suite le terme tension dans ce sens de différence de forces électroscopiques (c'est-à-dire au sens moderne de différence de potentiel) et non au sens de potentiel comme le fera J.M. Gaugain dans sa traduction de l'ouvrage de 1827.

Ohm expose dans cet article les deux relations fondamentales qui déterminent d'une part l'intensité du courant dans un circuit fermé et d'autre part la force électroscopique en tout point du circuit, et il en développe plusieurs conséquences. Une de ses conclusions majeures est que - contrairement à l'opinion de ses contemporains - il existe encore une différence de forces électroscopiques entre les extrémités d'une pile en circuit fermé. Mais alors que son article de février 1826 présentait l'obtention de la loi  à partir de résultats expérimentaux, les deux relations fondamentales sont ici posées d'emblée, sans démonstration.

Fig. 6. La représentation d'un circuit par Ohm    (AB : pile, ADCB : conducteur)      [Journal für Chemie und Physik, avril 1826]

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Une première loi donnant l'intensité dans un circuit

La première loi fournit la valeur de l'intensité dans le cas particulier d'un conducteur relié à une pure source de force excitatrice (fem), c'est-à-dire une pile idéale telle une pile thermoélectrique (sans résistance interne) ou, suivant la théorie du contact de Volta adoptée par Ohm, un couple constitué par deux métaux différents en contact :


X est la "force du courant électrique [...] invariable tout au long du conducteur"
a est la différence des forces électroscopiques entre les extrémités de la pile idéale (ou du conducteur unique)
k est le "pouvoir conducteur" de ce conducteur, w sa section et l sa longueur.
Cette relation est identique à l'expression moderne   avec   (I = X, U = a, résistivité , section s = w).

Ohm généralise ensuite cette loi à une chaîne comportant plusieurs conducteurs et une pile de Volta (ayant une résistance interne). Il intègre la résistance interne de la pile dans la résistance de l'ensemble du circuit en définissant la "longueur réduite" L du circuit comme la longueur du conducteur ayant la même résistance que tout le circuit, avec une section et une conductivité de référence.

La relation  prend alors la forme semblable à la loi de Pouilletr est la résistance interne de la pile et R la résistance des conducteurs.

Régissant le cas d'un circuit comportant une pile quelconque et une série de conducteurs distincts, cette loi synthétique possède, rappelle Ohm, de solides fondements expérimentaux. Elle généralise la loi  établie expérimentalement en février 1826 et, pour l'expression  de la résistance, s'appuie sur ses propres expériences ainsi que sur celles de Davy et Becquerel.

Une seconde loi sur la variation de la force électroscopique le long du conducteur

La deuxième relation, posée également d'emblée, concerne toujours un circuit constitué d'un seul fil conducteur et exprime la force électroscopique u en un point quelconque du conducteur :

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Fig. 7. Une pile construite suivant la théorie du contact de Volta.
Suivant la théorie (erronée) de Volta, les couples métalliques Cu/Zn (sources de fem, sans résistance) sont séparés par des "conducteurs humides" considérés comme des résistances passives. En réalité l'élément de pile, source de la fem, est le "sandwich" cuivre/solution/zinc. Les plaques de zinc et cuivre situées aux extrémités sont donc inutiles.

a est la différence entre les forces électroscopiques aux extrémités du conducteur
l est la longueur du conducteur
x est l'abscisse du point considéré sur le conducteur
c est une constante à déterminer (non nulle si un point du circuit est mis à la terre)

Cette seconde relation exprime, en termes modernes, la variation linéaire du potentiel d'un pôle de la pile à l'autre. Elle constitue une innovation radicale car elle introduit, dans l'étude d'un conducteur en circuit fermé, une quantité appartenant à l'électrostatique puisque la "force électroscopique" est mesurée avec un électroscope.

Ohm applique cette relation  au cas d'une pile voltaïque dont les extrémités sont reliées par un fil conducteur (fig. 7). La pile, de pôles A et B, formée de n éléments de fem a, est équivalente à un ensemble de "sources excitatrices" (fem na) et de résistances. Soit y la longueur réduite du conducteur métallique et L la somme des longueurs réduites de la pile et de ce conducteur. Ohm parvient à l'expression :


Si le conducteur est métallique, sa résistance y est très inférieure à L et uA - uB est quasi nulle. Ohm justifie ainsi l'apparente disparition de la tension aux extrémités d'une pile voltaïque en circuit fermé.
En revanche, si le conducteur a une résistance y très supérieure à la résistance interne de la pile, le quotient  tend vers 1 et la tension uA - uB vers na, sa valeur en circuit ouvert.

L'accord entre les conséquences de la loi  et l'expérience ne fait, selon Ohm, "aucun doute". Il rappelle d'abord les publications des physiciens allemands Erman, Ritter et Jaeger. Au début des années 1800, ces derniers ont observé à l'aide de l'électroscope qu'une tension non nulle subsiste entre les pôles d'une pile de Volta reliés par un mauvais conducteur - colonne liquide ou fil humidifié - , et que cette tension est d'autant plus élevée que le conducteur est plus "imparfait". Ils avaient également constaté, en reliant l'électroscope à divers points du fil humidifié, que cette tension diminue continûment le long du fil. Pour Ohm,"presque chaque ligne [de leurs articles] témoigne de la justesse de [sa] théorie". Ces observations, restées marginales, avaient été considérées comme relevant de l'électrostatique et interprétées par une "décharge" plus ou moins incomplète de la pile dans un conducteur imparfait. Mais pour le mathématicien Ohm, la classification traditionnelle en conducteurs parfaits, imparfaits et non conducteurs, est arbitraire: il n'y a que des conductivités plus ou moins grandes. Il étend aux conducteurs métalliques des résultats qu'on avait cru limités aux conducteurs imparfaits. En conséquence, affirme-t-il, on pourra mettre en évidence avec un électroscope la même décroissance le long d'un fil métallique, suffisamment long et fin, avec une pile constituée de nombreux éléments (fem élevée) et de plaques de grande surface (pour minimiser la résistance interne).

Cette dernière expérience constituait un test décisif, mais elle était délicate et c'est seulement dans un "Complément" adressé tardivement à l'éditeur qu'Ohm annonce être parvenu à observer les forces électroscopiques aux extrémités d'un conducteur métallique en circuit fermé. Avec un fil de cuivre d'une centaine de mètres et une pile d'une centaine d'éléments, il parvient à déceler, au moyen d'un électroscope-condensateur (fig. 8) particulièrement sensible, la tension qui subsiste entre les extrémités du fil, de l'ordre du centième de la tension en circuit ouvert. Avec un fil de fer (de résistivité supérieure à celle du cuivre) de même longueur et extrêmement fin, la tension entre ses extrémités est suffisante pour être décelée sans le secours du condensateur. Ces observations d'Ohm demeurent cependant qualitatives, et l'exploration de la tension tout au long d'un fil métallique reste hors de ses possibilités expérimentales.

Le "plein accord avec l'expérience" annoncé reste donc qualitatif mais le dogme de l'absence de tension dans un circuit fermé est renversé, ainsi que la séparation entre ce qu'Ampère avait appelé les phénomènes de courant et les phénomènes de tension. Les concepts et les instruments de l'électrostatique se trouvent mobilisés au service de la théorie des circuits.

Fig. 8. Un électroscope-condensateur (Lycée Bertran de Born, Périgueux)

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L'aboutissement : une construction théorique complexe

Les carnets de laboratoire tenus par Ohm en 1825 et 1826 laissent penser que ses premières recherches étaient déjà guidées par des considérations théoriques et un désir d'établir ses lois mathématiquement. Dès l'introduction de son article de février 1826, il annonce à venir un exposé systématique d'une théorie du circuit électrique. A force d'insistance, il obtient le congé d'un an qui lui permet de publier en 1827 Die galvanische Kette, matematisch bearbeitet (traduction française par J.M. Gaugain : Théorie mathématique des courants électriques, 1860), un ouvrage présenté comme le couronnement de ses travaux. De nature théorique et mathématique, de lecture difficile, ce texte a en partie occulté les précédents travaux plus expérimentaux d'Ohm sur lesquels il s'appuie cependant.

Dans sa Théorie mathématique des courants électriques Ohm change radicalement la présentation de sa théorie. Au lieu de s'appuyer sur des résultats expérimentaux, la loi sur l'intensité et la loi sur la force électroscopique  sont obtenues par deux développements mathématiques, l'un géométrique, l'autre analytique.

Ces deux développements s'appuient sur une hypothèse concernant la nature de la conduction électrique. Cette hypothèse est calquée sur celle qui se trouve à la base de la théorie de la propagation de la chaleur établie par Joseph Fourier en 1822. Pour Ohm l'électricité se propage dans un fil conducteur relié à une pile comme la chaleur dans une tige métallique chauffée à une de ses extrémités :

"Le flux [d'électricité] entre deux molécules contiguës est proportionnel [...] à la différence des forces électroscopiques que possèdent les deux molécules, de la même manière que dans la théorie de la chaleur on considère le flux de chaleur entre deux molécules comme proportionnel à la différence de leurs températures."

Le courant étant établi, chaque molécule, et donc chaque tranche d'un conducteur rectiligne, reçoit autant d'électricité qu'elle en transmet.

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Ensuite Ohm généralise la théorie du contact de Volta :  dans un circuit fermé, deux corps différents en contact possèdent des forces électroscopiques [potentiels] différentes.

La présentation géométrique de ces lois s'adresse à un public peu rompu à l'analyse mathématique, comme le sont les physiciens allemands. A partir de graphes dont le principe est illustré figure 9, Ohm déduit la loi des intensités pour un circuit quelconque comportant plusieurs piles et plusieurs conducteurs en série ou en dérivation, ainsi que la loi de variation de la force électroscopique u, y compris pour la pile. Il justifie sa théorie par l'accord avec l'expérience, renvoyant à ses deux articles de 1826, et aux expériences d'Erman et Ritter montrant l'existence d'une force électroscopique le long d'un conducteur imparfait.

Fig. 9. Variation de la "force électroscopique" le long d'un circuit fermé     [Die Galvanische Kette..., 1827]
Le circuit ABCA comprend deux conducteurs métalliques [potentiels extrêmes AF-BG et BH-CI ] et, en A et B, deux sources excitatrices ponctuelles (fem pures) ["sauts brusques" de la fem de la pile {AF+CI} et de la fem en opposition GH].

La présentation analytique se calque sur la méthode de Fourier pour la chaleur : la force électroscopique joue le rôle de la température et le flux d'électricité s'écoule dans le sens des forces électroscopiques décroissantes comme le flux de chaleur s'écoule de la température la plus élevée vers la moins élevée. Si du est la différence des forces électroscopiques [tension] entre les extrémités d'une portion élémentaire de circuit de longueur dx, alors le flux d'électricité [l'intensité du courant] est proportionnel à du/dx , de même que, dans la théorie de la chaleur de Fourier, le flux calorifique en un point de température T est proportionnel à dT/dx .

"Les équations différentielles que l'on obtient sont de la même forme que celles qui ont été établies par Fourier et Poisson pour la propagation de la chaleur, et elles peuvent être traitées de manière analogue."

Ayant retrouvé ses deux lois après de longues pages de calculs laborieux, Ohm en tire à nouveau les conséquences pour la tension aux extrémités d'une pile, l'explication du multiplicateur, les courants dérivés, etc. A l'aide de son équation différentielle fondamentale il s'attaque, au prix de développements en séries de Fourier, à une ébauche de théorie de la période transitoire d'établissement du courant, mais sans appui expérimental.

Une reconnaissance difficile par les contemporains d'Ohm

Le livre Die Galvanische Kette s'est très mal vendu. Les physiciens allemands adeptes de la Naturphilosophie, peu mathématiciens, sont encore assez influents pour bloquer la carrière universitaire de son auteur. Ainsi l’un des principaux adversaires d’Ohm, le professeur de physique Friedrich Pohl, qualifie son ouvrage de "tissu de pures élucubrations". Cependant une nouvelle génération de physiciens allemands, plus ouverts à une présentation mathématique de la physique que leurs aînés, reprennent les recherches d'Ohm au début des années 1830. Gustav Fechner donne une confirmation expérimentale méticuleuse de la loi d'Ohm sur l'intensité en 1831. Emil Lenz l'utilise dans son mémoire sur l'induction en 1832 puis reprend l'étude expérimentale de la proportionnalité de la résistance d'un conducteur au quotient longueur/section avec une grande précision. La discussion par Lenz du degré d'accord entre formule théorique et résultats expérimentaux - emploi de la méthode d'ajustement par moindres carrés, évaluation précise des incertitudes expérimentales - est particulièrement novatrice. Par ailleurs l'étude mathématique des courants dans des conducteurs à deux ou trois dimensions, en prolongement de la démarche mathématique d'Ohm, est développée par Kirchhoff qui confirme expérimentalement ses propres conclusions mathématiques pour des conducteurs en plaques minces.

Mais comme le souligne Lenz, les travaux d'Ohm restent largement méconnus, et non traduits, en France et en Angleterre. Son approche mélangeait les phénomènes de tension et les phénomènes de courant puisque l'intensité du courant dépend de la "tension" (fem) de la pile isolée. En outre il faisait jouer un rôle crucial à une force électroscopique infime, non détectable par les moyens ordinaires. Lui-même n'était pas parvenu à mettre cette tension en évidence, sauf avec de mauvais conducteurs, ce qui renforçait l'idée qu'il appliquait indûment des concepts de l'électrostatique à la théorie des circuits. Enfin son ouvrage recourait à une présentation lourde s'appuyant sur des mathématiques non accessibles à de nombreux physiciens.

En France, Claude-Servais Pouillet ne fait pas référence à Ohm lorsqu'il publie ses recherches sur les lois des circuits électriques en 1837. Avec des piles Daniell, de force électromotrice stable à la différence des piles Volta, et sa "boussole des tangentes" qu'il a mise au point pour mesurer l'intensité d'un courant de manière absolue par référence au champ magnétique terrestre (figure 10), Pouillet retrouve la loi de l'intensité  avec une précision supérieure à celle d'Ohm. La querelle de priorité qui s'ensuit attire enfin l'attention des physiciens français sur les travaux d'Ohm. Cependant c'est seulement en 1860 que le physicien Jean-Mothée Gaugain traduit en français Die Galvanische Kette. Il en modernise le langage et défend dans sa préface l'antériorité d'Ohm sur Pouillet, rappelant notamment les articles expérimentaux d'Ohm de 1826. Pourtant de nombreux traités français, comme le célèbre "Ganot", continuent d'affirmer que les lois des circuits ont été établies expérimentalement par Pouillet et qu'Ohm aurait traité la question seulement du point de vue mathématique et en se fondant sur une hypothèse contestable.

 

Fig. 10. La boussole des tangentes ou "galvanomètre absolu" de Pouillet

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La seconde loi d'Ohm confirmée expérimentalement par Kohlrausch et interprétée théoriquement par Kirchhoff

Au milieu du siècle, la loi d'Ohm relative à l'ensemble du circuit, avec son complément, se trouve donc vérifiée expérimentalement, acceptée, et même baptisée "loi d'Ohm". Les nombreuses vérifications de cette loi de l'intensité ont cependant coexisté avec un rejet quasi général des conceptions théoriques d'Ohm et de sa seconde loi sur la variation de la force électroscopique . Cette seconde loi posait des difficultés à la fois théoriques et expérimentales.

Pour confirmer expérimentalement l'existence de tensions en circuit fermé, Kohlrausch perfectionne l'électromètre de torsion et l'associe à un condensateur. Avec cet instrument il parvient en 1849 à montrer que la "force électroscopique" varie le long d'un fil conducteur et aux extrémités de diverses piles en circuit fermé. Il observe que, même le long d'une pile à auges, la "force électroscopique" u varie linéairement, comme le long d'un conducteur métallique, et que la tension est constante dans un plan parallèle aux plaques métalliques de la pile. C'est seulement avec les travaux de Kohlrausch, à propos desquels le physicien anglais Tyndall souligne en 1852 "la difficulté de se procurer des instruments assez raffinés pour vérifier [la seconde loi d'Ohm] par l'expérience", que "les fondements hypothétiques de cette loi acquièrent la stabilité d'un fait".

Les expériences de Kohlrausch incitent Gustav Kirchhoff, jeune disciple de Neumann et Weber - pionniers en Allemagne de l'introduction des méthodes de l'école française de physique mathématique - , à reprendre la question théoriquement. Il s'agit pour Kirchhoff de "faire disparaître ce que [les principes d'Ohm] peuvent impliquer de contradictoire avec les lois ordinaires de l'électricité statique". En effet Ohm supposait que dans une pile de Volta isolée, formée de deux métaux différents en contact, la force électroscopique, qu'il identifie à la densité volumique de charges, varie à l'intérieur de chaque métal. Dans une pile en circuit ouvert, il existerait donc des charges à l'intérieur d'un conducteur en équilibre électrostatique. Cette hypothèse se trouvait en contradiction avec la loi bien connue depuis Coulomb sur les conducteurs en équilibre électrostatique. En effet si un conducteur chargé est en équilibre, ses charges se répartissent entièrement à sa surface [Voir le paragraphe "L'électricité reste à la surface des conducteurs" sur la page Les conséquences de la loi de l'électricité pour les conducteurs en équilibre électrique].

Il restait à expliquer le mécanisme de la circulation du courant. Pour Ohm, lorsque les extrémités de la pile sont reliées par un conducteur, il s'établit une distribution de densité volumique de charges à l'intérieur du conducteur. Cette distribution de charges entraîne la propagation de l'électricité comme la variation de température le long d'une barre entraîne la propagation de la chaleur le long de la barre. Kirchhoff montre qu'une distribution de charges libres à la surface d'un conducteur peut entraîner la circulation d'un courant, la densité de charges restant nulle à l'intérieur du conducteur, mécanisme qui sera confirmé par la suite. Kirchhoff montre également qu'une formulation cohérente de la théorie d'Ohm nécessite l'identification de la "force électroscopique" non pas avec une densité de charges, comme le pensait Ohm, mais avec le potentiel électrostatique défini par Poisson en 1811. Les deux grandeurs, de dimensions différentes, se trouvent proportionnelles lors d'une mesure à l'électroscope. Cette proportionnalité explique l'exactitude de la loi formulée par Ohm malgré sa définition erronée de la grandeur u .

Avec la résolution de cette contradiction entre l'hypothèse d'Ohm et la loi sur les conducteurs en équilibre électrostatique, se met en place l'unification entre électrostatique et électrodynamique. Pour toute portion de conducteur AB, les deux lois d'Ohm sur l'intensité et sur la "force électroscopique" peuvent alors être intégrées dans une formule unique   uA - uB = RI.

Pour en savoir plus

OHM, Georg Simon. Die galvanische Kette, 1827; traduction française, préface et notes par Jean Mothée Gaugain, Théorie mathématique des circuits électriques, Paris, 1860. [Lire sur Gallica]
TYNDALL, John. Reports on the Progress in the Physical Sciences, Philosophical Magazine, 1852, vol.3, p. 321-330 et planche. [pdf image explorable]

CANEVA, Kenneth. Ohm, Georg Simon, Dictionary of Scientific Biography , New York, 1970-1990. [Lire en ligne]
SCHAGRIN, Morton. Resistance to Ohm's Law, American Journal of Physics, 1963, vol. 31, p.536-547.
ARCHIBALD, Thomas. Tension and Potential from Ohm to Kirchhoff, Centaurus, 1988, 31 (2), p. 141-163.
KEITHLEY, Joseph. The Story of Electrical and Magnetic Measurements, New York, IEEE Press, 1999, chap. 16.
POURPRIX, Bernard. G S Ohm théoricien de l'action contiguë, Archives internationales d'histoire des sciences, 1995, 45 (134), p. 30-56.

 

Une bibliographie de "sources secondaires" sur l'histoire de l'électricité.



Mise en ligne : janvier 2012 (dernière révision : janvier 2021)