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A la recherche d'une loi newtonienne pour l'électrodynamique (1820-1826)

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Par Christine Blondel et Bertrand Wolff

L'expérience d'Oersted, un "révélateur" des différences de méthodes

La découverte par Oersted des effets magnétiques du courant électrique [Voir la page L'expérience de H.-C. Oersted] suscite dans toute l'Europe un foisonnement de recherches expérimentales et de nouvelles découvertes. Face à la complexité des nouveaux phénomènes, la plupart des physiciens et des chimistes multiplient les observations purement qualitatives.

Seuls Ampère et Biot s'attachent d'emblée, et en concurrence, à la recherche d'une loi mathématique exprimant l'action magnétique du courant et susceptible de prévoir de nouveaux résultats expérimentaux. Jean-Baptiste Biot, auteur d'un Traité de physique expérimentale et mathématique reconnu et ayant personnellement expérimenté avec Coulomb, est un ardent newtonien. Renonçant à la richesse du contenu expérimental, Biot s'attache à la recherche d'une seule loi, celle donnant la force magnétique exercée par un fil infini sur un pôle magnétique en fonction de sa distance au fil. Pour le mathématicien Ampère, la recherche de la "formule électrodynamique", dans laquelle il se lance moins d'un mois après la communication de la découverte d'Oersted, rentre dans le cadre plus vaste de sa "grande théorie". Aussi ses premières lectures à l'Académie des Sciences font-elles une large place aux hypothèses et aux vérifications expérimentales de cette théorie selon laquelle tous les phénomènes magnétiques se réduisent à des interactions entre courants [Voir la page Ampère jette les bases de l'électrodynamique...]

La loi de Biot et Savart

Biot imagine que les "tranches" de conducteur, telles que F (fig.1), subissent "une aimantation momentanée de leurs molécules". Ces tranches équivalent alors à des aiguilles aimantées tangentielles ab, a'b', etc.

Fig. 1.  Hypothèse de la création d'aimants élémentaires sur le pourtour d'un fil conducteur F  (Jean-Baptiste Biot)

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Avec Félix Savart, un médecin passionné par l'acoustique, il va effectuer des mesures très délicates pour déterminer la force exercée par le fil conducteur sur un pôle d'aimant et en déduire la loi mathématique de l'action d'une petite tranche de conducteur sur ce pôle.
La loi qui porte leurs deux noms fut énoncée par Biot dès le 18 décembre 1820. Selon cette loi, la force exercée par une tranche infiniment mince, située en N (fig. 2), d'un fil conducteur infini sur une "particule de magnétisme", placée au point M, est perpendiculaire au plan de la figure, et son intensité est proportionnelle à :

                 sinω/r2

r : distance entre M et la tranche située en N, ω : angle entre la droite MN et le conducteur.

De quel enchaînement de processus expérimentaux et théoriques cette loi est-elle l'aboutissement ?

 

Fig. 2. Action d'un fil conducteur vertical infini sur une "particule de magnétisme" M

Pour étudier expérimentalement l'action d'un très long fil conducteur vertical sur un pôle d'aimant, Biot place une aiguille aimantée horizontale à diverses distances du fil. L'influence du magnétisme terrestre sur l'aiguille est neutralisée par un aimant auxiliaire. Reprenant la méthode de Coulomb, il mesure la période des petites oscillations de l'aiguille autour de sa position d'équilibre :  la force subie par chacun de ses pôles est proportionnelle au carré de cette période. Cette technique expérimentale était familière à Biot [Sur l'utilisation par Coulomb de cette méthode des oscillations, voir la page Les lois fondamentales de l'électricité et du magnétisme]. L' expérience posait cependant de nouveaux problèmes. En particulier le courant électrique, du fait de la rapide polarisation des piles de l'époque, décroissait rapidement.

Le 30 octobre, Biot annonce son résultat expérimental : la force exercée par un fil conducteur infini sur un pôle magnétique est inversement proportionnelle à la distance MH du pôle au fil. Comme Laplace le fait remarquer peu après à Biot, on peut en déduire que la force élémentaire, exercée par une tranche infinitésimale de fil située à la distance r du pôle, est proportionnelle à 1/r2.

La force exercée par la tranche située en N dépend encore de l'angle ω, suivant une fonction qui reste à déterminer. Pour préciser cette fonction, Biot réalise une deuxième série d'expériences. Il mesure la force, exercée sur le pôle M, par un fil conducteur infini formant un angle variable de sommet A (fig. 3). Il en conclut que cette force est proportionnelle à l'angle θ .

Le 18 décembre, Biot annonce ce résultat. En conséquence, affirme-t-il, la force élémentaire est proportionnelle à sinω/r2. Mais nous pouvons voir qu'il y a un problème : l'intégration, sur toute la longueur du fil coudé, de cette force élémentaire sinω/r2 donne une force totale proportionnelle à tg(θ/2) et non pas simplement proportionnelle à θ. C'est seulement en 1823, après qu'Ampère eut souligné cette contradiction, et en reprenant avec plus de précautions ses mesures, que Biot trouve une force totale effectivement proportionnelle à tg(θ/2) et non à θ. Il est donc clair que le facteur sinω ne découlait pas de l'expérience mais du recours à l'intuition : si l'on conçoit que la force exercée par la tranche N est maximale pour ω = 90°, opposée pour ω = - 90° (sens du courant inversé), nulle pour ω = 0, la fonction trigonométrique la plus simple satisfaisant à ces conditions est sinω.

 

Fig. 3. Action d'un fil conducteur "coudé" sur une "particule de magnétisme" M

En notations modernes, la loi "de Biot et Savart" s'écrit : 
  soit en norme   :   
Si le facteur sinω/r2 provient bien de Biot (et Laplace), le facteur ids qui apparaît dans cette écriture moderne marque, comme on va le voir, le triomphe de l'élément de courant d'Ampère sur la tranche magnétisée de Biot !

La force élémentaire est en 1/r2, elle suit donc bien la tradition newtonienne et coulombienne. Cependant elle ne satisfait pas au principe newtonien de l'action et de la réaction puisqu'elle n'est pas dirigée selon la droite MN (fig.2). C'est, comme on disait alors, une force "transversale", perpendiculaire au plan déterminé par MN et le fil.

En outre, pour Biot, l'action de la tranche est une action composée. Il s'en faut donc de beaucoup que le problème de l'action d'un fil conducteur sur un aimant soit considéré par lui comme résolu : 

"Il reste à trouver comment chaque molécule infiniment petite du fil conjonctif contribue à l'action totale de la tranche dont elle fait partie".

L'action d'un courant sur un aimant serait ainsi réduite à de pures interactions magnétiques. Biot affirme qu'il est possible de concevoir un assemblage de minuscules aiguilles aimantées sur le pourtour du fil dont on puisse déduire sa loi expérimentale. Mais il en reconnaît "la difficulté très grande ".

Le "programme" d'Ampère

Alors que Biot cherche à ramener l'action du fil conducteur sur un aimant à des interactions magnétiques, il s'agit au contraire pour Ampère de la réduire à des interactions entre courants.

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Fig. 4. Ampère représente par des flèches d'une part ses courants élémentaires ("suivant moi"), et d'autre part les aimants élémentaires de Biot ("suivant M. Biot").

La portion de courant qu'il considère n'est pas la tranche infiniment mince imaginée par Biot, mais un élément de longueur infinitésimale ds. La force entre deux courants finis peut, du moins théoriquement, se déduire par deux intégrations successives à partir de la force élémentaire entre deux éléments de courant ds et ds'. Pour l'action entre un aimant et un courant une triple intégration sera nécessaire, chaque tranche d'aimant contenant en effet, selon Ampère, une infinité de courants circulaires coaxiaux.

Mais si l'on peut passer par intégration de la force élémentaire à la force totale, l'inverse n'est pas possible. Biot s'est heurté au même problème et a déterminé son facteur angulaire par l'intuition et non par l'expérience. Comment alors déterminer la force élémentaire entre deux éléments de courant ?

Ampère adopte une stratégie très originale. Il propose de partir de la force d'interaction la plus générale possible et de préciser son expression par des expériences qualitatives sur des circuits finis. En bon newtonien, Ampère pose que cette force élémentaire devra respecter le principe de l'action et de la réaction, et donc être dirigée suivant la droite qui joint les deux éléments de courant.

On considère aujourd'hui que si les forces entre circuits finis obéissent bien à ce principe, cela ne nécessite pas qu'il en soit ainsi des forces entre éléments infinitésimaux. Mais Ampère attribue à ces forces élémentaires un caractère objectif.

Les allers-retours entre expériences, calculs, argumentations théoriques sont trop complexes pour être présentés ici dans leur détail. Nous nous en tiendrons donc aux grandes lignes, au risque de donner une vision très incomplète de l'ampleur d'un travail plusieurs fois interrompu et repris sur plusieurs années. Pour prendre la pleine mesure de l'audace intellectuelle d'Ampère, de son inventivité expérimentale et de la sophistication de ses longs raisonnements mathématiques, on consultera les Publications d'Ampère.

"Une hypothèse,... la plus simple qu'on put adopter"

On a représenté ci-contre (fig. 5) deux éléments de courants de milieux A et B. Leurs longueurs sont supposées infiniment petites devant la distance AB. L'intensité de la force entre ces deux éléments est susceptible de dépendre non seulement de la distance r = AB, mais aussi des trois angles α, β et γ qui définissent leurs positions relatives dans l'espace.

La première hypothèse d'Ampère est que la force élémentaire décroit "dans le rapport inverse du carré de cette distance, conformément à ce qu'on observe pour tous les genres d'action plus ou moins analogues à celui-là". Comme Biot, il lui reste à déterminer la variation avec les angles.

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Fig. 5 . L'élément de courant de milieu A est situé dans le plan P , l'élément de milieu B dans le plan Q

Fig. 6. Un fil rectiligne et un fil sinueux.
S'ils sont parcourus par des courants de sens contraires, ils exercent, à une distance suffisamment grande devant les sinuosités, des actions qui se compensent.

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Plusieurs expériences lui suggèrent l'idée de ce que nous appellerions aujourd'hui l'addition vectorielle des éléments de courants, c'est-à-dire la possibilité de remplacer un élément de courant par ses projections sur trois axes. Une des expériences justifiant cette propriété est celle montrant qu'un fil "sinueux" et un fil rectiligne exercent des forces égales sur un circuit mobile ou sur une boussole. [Voir la vidéo L'expérience du courant sinueux a7ec50d516ed625b786591b18bd05cb2.gif].

Il suffit alors de décomposer chaque élément de courant suivant trois axes orthogonaux et de considérer les forces s'exerçant entre ces composantes prises deux à deux.

L'expérience lui ayant montré que deux fils parallèles s'attirent s'ils sont parcourus par des courants de même sens et se repoussent si les courants sont de sens contraires, Ampère admet qu'il en est de même pour deux éléments de courants infiniment petits et parallèles. Par ailleurs il est amené à supposer que la force entre deux éléments est nulle si l'un d'eux est situé dans le plan perpendiculaire au second en son milieu. Il aboutit alors à une expression de la force élémentaire proportionnelle à :
                           g h (sinα sinβ cosγ + k cosα cosβ) / r2   (1)  
où g et h dépendent de "ce qu'il passe d'électricité en des temps égaux", ce qui constitue une première définition de la notion d'intensité du courant.

Le premier terme correspond à la force entre les composantes parallèles et le deuxième à la force entre les composantes colinéaires. A l'automne 1820, Ampère suppose, avec quelque hésitation, que la force entre deux éléments colinéaires est nulle, c'est-à-dire que k = 0.

"C'est sur ces considérations générales que j'avais construit une expression de l'attraction de deux courants infiniment petits, qui n'était à la vérité qu'une hypothèse, mais la plus simple qu'on put adopter, et celle par conséquent qu'on devait d'abord essayer"

écrit-il dès septembre 1820 dans un manuscrit proposant une première formule. Il faudrait, après en avoir déduit par le calcul l'action entre courants finis, comparer les résultats de ces calculs avec des mesures. Ampère décrit des appareils complexes comme celui représenté fig. 7. Les a-t-il utilisés ? On ne trouve aucun résultat numérique dans ses brouillons.

Cette ingéniosité à concevoir des dispositifs nouveaux, alliée à une absence quasi-totale de mesures, est une caractéristique assez générale de la pratique d'Ampère. Dans cette première phase de ses recherches, à défaut de mesures précises, les expériences qualitatives influent fortement sur la réflexion théorique.

Le 4 décembre, premier succès notable : Ampère annonce qu'il a retrouvé à l'aide de cette première formule le résultat expérimental de Biot donnant une force en 1/r pour un fil infini agissant sur un pôle magnétique (fig. 2). Pour cela il assimile un barreau aimanté à un ensemble de courants dans des plans perpendiculaires à l'axe de l'aimant.

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Fig. 7. Appareil pour mesurer la force entre le conducteur mobile (vertical) BC et le conducteur fixe RS, d'inclinaison réglable.

L'hypothèse d'Ampère mène donc à des résultats conformes à l'expérience et en outre elle a le mérite d'éviter la "supposition gratuite" de la magnétisation du fil. Aux yeux de Biot et de ses partisans, ce sont au contraire les courants à l'intérieur des aimants qui sont une supposition gratuite ! [Voir la page Des théories mathématiquement équivalentes, physiquement différentes].

Cette phase de recherche, interrompue par la maladie, s'achève en janvier 1821.

Un accueil réservé et des prolongements étonnants

La théorie d'Ampère est loin de faire l'unanimité. La relative confusion de mémoires écrits à la hâte, la difficulté pour les autres physiciens de répéter ses expériences, radicalement nouvelles, la réticence envers ce qui semble à certains un abus de la considération d'infiniment petits, tout cela contribue à l'incompréhension, voire à la méfiance. Plus fondamentalement, l'hypothèse de l'existence de courants électriques à l'intérieur des aimants suscite le scepticisme. En Angleterre, Faraday loue les expériences d'Ampère et l'ingéniosité de sa théorie mais il n'en doute pas moins de la réalité de courants dont l'expérience ne peut donner de preuve directe.

C'est une découverte de Faraday qui relance à l'automne 1821 les recherches d'Ampère. Faraday annonce avoir obtenu la rotation continue d'un aimant sous l'action d'un conducteur et réciproquement. Ces rotations continues étonnent beaucoup Ampère [Voir la page Faraday, Ampère et les rotations continues].

Remplaçant l'aimant par un solénoïde, il obtient des rotations continues uniquement avec des circuits, ce qui soutient encore sa théorie. En revanche il lui est impossible d'obtenir ces rotations avec seulement des aimants. Pour Ampère, cela porte un coup fatal à la théorie de Biot : on ne peut réduire l'électromagnétisme à des interactions entre aimants.

Vers une nouvelle méthode : les cas d'équilibre

Peu à peu Ampère abandonne tout projet de mesures absolues des forces électrodynamiques. A partir de 1822 une nouvelle méthode se met en place : le recours à des "cas d'équilibre". Ampère forge ainsi ce qu'on a appelé depuis la "méthode de zéro". L'idée est de faire agir simultanément deux circuits, parcourus par un même courant, sur un conducteur mobile de sorte que les forces crées par les deux circuits sur le conducteur mobile s'opposent exactement. Pour éliminer l'action parasite du magnétisme terrestre sur ce circuit mobile, Ampère imagine des circuits "astatiques", tels ceux représentés fig. 8.

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Fig. 8. Deux modèles de "circuits astatiques". Pour rendre un circuit mobile insensible à l'action du magnétisme terrestre, Ampère lui adjoint un deuxième circuit opposé jointif par un côté. L'ensemble est alors dit astatique.
[Voir la vidéo Un circuit mobile d'Ampère a7ec50d516ed625b786591b18bd05cb2.gif].

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Fig. 9. Les actions exercées simultanément par un courant sinueux et par un courant rectiligne sur le côté cd d'un circuit mobile astatique se compensent (le cadre EFKL sert à soutenir les fils de connexion entre le circuit mobile et la pile).

Ampère est conduit à cette méthode par deux expériences qui constituaient déjà des "cas d'équilibre" :
Deux courants parallèles, égaux, voisins et de sens contraire, ont des effets qui s'annulent. D'autre part un courant rectiligne et un courant "sinueux" sont équivalents (fig. 6 et 9).

La découverte d'un troisième cas d'équilibre, à partir des expériences de rotations continues, conduit Ampère à deux conclusions importantes :
- la force exercée par un circuit fermé quelconque sur un élément de courant lui est toujours perpendiculaire
- le coefficient k dans la force élémentaire n'est pas nul mais égal à -1/2.




Une action mutuelle non nulle entre deux éléments colinéaires ?

On a vu plus haut qu'une valeur non nulle de k implique l'existence d'une force entre éléments colinéaires. Ampère pense confirmer cette conclusion par une expérience réalisée à Genève en 1822. Les deux branches d'un fil métallique en forme d'épingle à cheveux flottent à la surface du mercure dans les deux compartiments indépendants d'un récipient circulaire (fig. 10). L'extrémité de chaque branche est en contact avec un fil métallique relié à une pile. Lorsque le courant s'établit, les branches s'éloignent des contacts, quel que soit le sens du courant. [Voir la vidéo L'expérience du conducteur flottant a7ec50d516ed625b786591b18bd05cb2.gif]. Pour Ampère, cela "indique une répulsion pour chaque fil entre le courant établi dans le mercure et son prolongement dans le fil lui-même" et il conclut : "cet accord de l'expérience est une grande preuve en faveur de [mes] formules".

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Fig. 10. L'expérience du conducteur flottant destinée à montrer la répulsion de courants colinéaires

Cette expérience, une des rares expériences d'Ampère figurant dans les traités de physique jusqu'au XXe siècle, est aujourd'hui interprétée par la "règle du flux maximum" : un circuit déformable prend la forme lui donnant la surface maximale, de telle sorte qu'il soit traversé par un flux magnétique maximal. Il s'agit ici du flux propre, c'est-à-dire celui du champ magnétique créé par le circuit lui-même.

Une formulation "définitive"

Ampère annonce alors sa formule définitive. Il précise les facteurs g et h de la formule (1), en définissant l'intensité i d'un courant à partir de la force que ce courant exerce sur un élément de courant parallèle pris comme référence. En remplaçant k par la valeur - 1/2, l'action mutuelle entre deux éléments de courants infiniment petits de longueurs ds et ds' devient :
                 i i' ds ds' (sinα sinβ cosγ - ½ cosα cosβ) / r2   (2)

Les conséquences mathématiques de la loi élémentaire

Ampère ne considère pas pour autant sa tâche comme terminée. Il souhaite montrer que sa formule permet de prévoir tous les cas possibles d'interactions entre courants et aimants. Dans ces travaux Ampère va bénéficier de la collaboration précieuse de deux jeunes gens, Félix Savary et Jean-Firmin Demonferrand. Le Manuel d'électricité dynamique de ce dernier, paru en 1823, connaît une diffusion plus importante que son propre Recueil d'observations électro-dynamiques publié peu auparavant. Savary déduit la loi de Biot et Savart de la formule élémentaire d'Ampère et au passage, relève l'incohérence de Biot dans sa détermination de cette loi. La loi de Coulomb pour les pôles magnétiques apparaît également comme une conséquence mathématique de la formule d'Ampère. En février 1823, Ampère affirme que, grâce à Savary et Demonferrand, "tous les faits non encore expliqués complètement [...] sont des conséquences nécessaires de sa formule".

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Ces succès l'incitent à de nouvelles recherches sur l'action d'un circuit fermé quelconque sur un élément de courant. Au cours de ses calculs, Ampère fait apparaître un important auxiliaire de calcul, une droite qu'il nomme la "directrice". En chaque point de l'espace cette droite a une direction déterminée, qui ne dépend que du circuit fermé (et non de l'orientation de l'élément de courant). Ampère montre que la force subie par un élément de courant ds' situé en un point donné est perpendiculaire à la directrice en ce point. La force étant également perpendiculaire à l'élément de courant, elle est donc perpendiculaire au plan défini par la directrice et par l'élément.

Enfin, si l'angle entre la directrice et l'élément de courant ds' est ε, Ampère montre que l'intensité de la force peut s'écrire sous la forme : 
        ½ D i i' ds' sinε   (3)
où D est une grandeur qui ne dépend que de la géométrie du circuit fermé et du point où se trouve l'élément de courant.

Fig. 11.   La force électrodynamique R exprimée en fonction de la directrice D :
R =
½ D i i' ds' sinε   (manuscrit d'Ampère)
 

On reconnaît ici l'expression de la loi intitulée en France "loi de Laplace" :   dF = i' ds' . B sinε   ou, sous forme vectorielle, 
    (4)   où l'intensité B du "vecteur induction magnétique" est à un facteur près le produit D i et sa direction celle de la directrice.
Mais l'identité des formules mathématiques ne doit pas faire oublier que la formulation actuelle en terme d'induction magnétique suppose explicitement la notion de champ, c'est-à-dire l'idée d'une modification de l'espace autour d'un circuit, caractérisée en tout point par une grandeur physique. D'autre part la définition mathématique d'un vecteur est postérieure au travail d'Ampère.

A partir de l'hiver 1823-1824, Ampère est accablé de soucis personnels et de travail pour son enseignement. C'est seulement en août 1825 qu'il revient à l'électrodynamique.

Deux nouveaux cas d'équilibre

Ambitionnant d'établir sa formule d'une manière plus générale, il suppose la force élémentaire en 1/rn avec n entier, et non plus a priori en 1/r2. Il est également insatisfait du troisième cas d'équilibre qui lui a permis de déterminer la valeur de la constante k = - ½ . Il reprend donc l'expression la plus générale de la force élémentaire déduite des deux premiers cas d'équilibre :

       i ds i' ds' (sinα sinβ cosγ + k cosα cosβ)/rn.

Une nouvelle expérience, qui devient son troisième cas d'équilibre, est censée montrer qu'un circuit fermé placé dans le voisinage d'une petite portion de conducteur ne peut le faire mouvoir que dans une direction perpendiculaire à ce conducteur (fig. 12). Mais l'expérience est, de son propre aveu, "peu susceptible de précision" du fait notamment des frottements. Le résultat attendu de cette expérience fournit, au prix de longs calculs, une relation entre n et k :

              2k + 1 = n.

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Fig. 12. Un arc de cercle (AA), mobile sur des auges de mercure qui le relient à une pile, ne peut se déplacer qu'en tournant autour de son centre.
Lorsqu'il est soumis à l'action d'un circuit extérieur, il reste immobile. Ce 3ème cas d'équilibre prouve pour Ampère que la force n'a pas de composante tangentielle à l'arc et lui est donc perpendiculaire.

Un quatrième et dernier cas d'équilibre consiste à faire agir simultanément sur un circuit circulaire mobile, deux circuits circulaires fixes, l'un p fois plus petit, l'autre p fois plus grand (fig. 13). Les deux cercles fixes sont placés de part et d'autre du cercle mobile, les distances entre les centres des cercles étant dans le même rapport p que leurs rayons.

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Fig. 13. Le quatrième cas d'équilibre.
Dans ce manuscrit d'Ampère, la perspective n'est pas respectée pour la représentation des cercles qui, en réalité, se trouvent dans un plan horizontal. Les centres des trois cercles sont alignés. Le cercle mobile PQ fait partie, avec un deuxième cercle parcouru en sens inverse par le courant, d'un circuit astatique. L'action du magnétisme terrestre se trouve ainsi compensée.

Un raisonnement assez simple montre que si le cercle mobile reste en équilibre sous les actions opposées des deux cercles fixes, l'exposant n prend la valeur 2. Ampère retrouve ainsi la valeur k = - 1/2.
La formule de l'électrodynamique - obtenue pour l'essentiel par une série de tâtonnements tout autres - se trouve ainsi "démontrée" !

Ampère dispose alors de tous les éléments qu'il juge nécessaires à l'exposé définitif de sa théorie. La synthèse de ses multiples publications dispersées dans diverses revues sera la Théorie des phénomènes électrodynamiques, uniquement déduite de l'expérience, publiée en 1826.

La Théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques...

"La théorie d'Ampère est fondée sur quatre faits d'expérience et sur une hypothèse", écrit Maxwell dans le chapitre qu'il consacre, dans son Traité d'électricité et de magnétisme (1873), à la présentation finale d'Ampère. Les quatre faits d'expérience sont les quatre cas d'équilibre et l'hypothèse est celle de l'action instantanée à distance entre éléments de courants, obéissant au principe de l'action et de la réaction et donc dirigée selon la ligne qui joint ces deux éléments.

Les deux premiers cas d'équilibre — inversion du sens de la force avec l'inversion du sens du courant et expérience des courants sinueux — légitiment, comme on l'a vu, la décomposition d'un élément de courant suivant trois axes, d'où l'on peut déduire que l'action mutuelle a nécessairement l'expression : 

i ds i' ds' (sinα sinβ cosγ + k cosα cosβ) / rn

Les deux derniers cas d'équilibre déterminent n = 2 et k = -1/2.

L'obtention de cette force élémentaire occupe à peine le premier quart de la Théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques. La suite est consacrée à de très longs calculs d'application. Il s'agit d'abord d'obtenir, par intégration de la formule, les lois d'interactions entre toutes sortes de circuits. Un des calculs porte sur l'action mutuelle de deux conducteurs rectilignes parallèles parcourus par des courants d'intensité I et I'. Ampère montre que la force exercée par l'un des conducteurs, considéré comme infiniment long, sur une portion de l'autre, de longueur L, est proportionnelle à I I'L/a, où a est la distance entre les deux fils. C'est à partir de cette force entre deux courants parallèles que l'on définit, dans le système international d'unités actuel, l'unité d'intensité, à laquelle a été donné en 1881 le nom d'Ampère. [Voir la page Le système international d'unités]

 

Par des calculs encore plus longs, Ampère établit l'équivalence entre un aimant droit et un solénoïde. Il montre encore qu'un circuit fermé quelconque est équivalent à un ensemble de deux surfaces infiniment voisines s'appuyant sur le circuit, et sur lesquelles se répartissent les deux fluides magnétiques opposés (un "feuillet magnétique"). L'électrodynamique englobe désormais tous les phénomènes magnétiques.




Fig. 14. Extrait des calculs d'Ampère concernant les interactions entre circuits

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La formule d'Ampère, une formule au statut ambigu...

Le titre du traité d'Ampère affirme que sa théorie est "uniquement déduite de l'expérience". La première page de son traité présente un vibrant hommage à Newton : 

"Observer d'abord les faits, en varier les circonstances autant qu'il est possible, accompagner ce premier travail de mesures précises pour en déduire des lois générales, uniquement fondées sur l'expérience, et déduire de ces lois, indépendamment de toute hypothèse sur la nature des forces qui produisent les phénomènes, la valeur mathématique de ces forces, c'est-à-dire la formule qui les représente, telle est la marche qu'a suivie Newton. Elle a été, en général, adoptée en France par les savants auxquels la physique doit les immenses progrès qu'elle a faits dans ces derniers temps, et c'est elle qui m'a servi de guide dans toutes mes recherches sur les phénomènes électro-dynamiques."

Comme on l'a vu, ce n'est pas si simple.
Qu'en est-il des quatre expériences censées fonder la théorie ? Les difficultés expérimentales, reconnues par Ampère, rendent très douteux les résultats de la troisième expérience. Au sujet de la quatrième, il écrit : 

" je crois devoir observer, en finissant ce Mémoire, que je n'ai pas encore eu le temps de faire construire les instruments [...] Les expériences auxquelles ils sont destinés n'ont donc pas encore été faites; mais, comme ces expériences ont seulement pour objet de vérifier des résultats obtenus autrement, et qu'il serait d'ailleurs utile de les faire comme une contre-épreuve de celles qui ont fourni ces résultats, je n'ai pas cru devoir en supprimer la description"

Cet aveu peut surprendre. Il éclaire le statut de l'expérience dans cet ultime ouvrage où Ampère vise à présenter la déduction idéale de sa formule telle qu'elle pourrait être tirée d'un nombre minimal d'expériences. Leurs conséquences mathématiques ont pour Ampère le même statut que les lois empiriques de Kepler pour la détermination de la loi de la gravitation universelle par Newton. La confiance absolue qu'il exprime quant au résultat de la quatrième expérience, jamais réalisée semble-t-il, repose sur "des résultats obtenus autrement", c'est-à-dire par un jeu subtil d'allers-retours entre des expériences plus simples, des intuitions physiques et des calculs sophistiqués.

D'autre part, comme le signale Maxwell un demi-siècle plus tard, une infinité de formules différentielles peuvent donner, par intégration, la même expression pour la force entre deux circuits finis. Mais si l'on accepte le principe de l'action et de la réaction de Newton pour les éléments de courants infiniment petits, une seule formule élémentaire est possible, celle d'Ampère, et pour Maxwell c'est donc la meilleure. On comprend que Maxwell ait qualifié Ampère de "Newton de l'électricité". Compliment ambigu de sa part, puisque sa propre théorie rompt radicalement avec la philosophie newtonienne. Par ailleurs si Ampère introduit la Théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques par sa profession de foi newtonienne et combat vivement les conceptions de Biot comme anti-newtoniennes, il montre dans d'autres textes sa répugnance envers l'idée d'actions instantanées à distance, et sa conviction intime d'une propagation de proche en proche dans l'éther, le milieu hypothétique supposé remplir l'espace... [Voir la page Des théories mathématiquement équivalentes, physiquement différentes]

Dernière question : si la formule d'Ampère est indubitablement efficace, pourquoi, après avoir donné lieu à tant de débats, a-t-elle disparu de la science actuelle ? [Voir la page La force d'Ampère, une formule obsolète ?]. En 1888 le physicien anglais Oliver Heaviside, disciple de Maxwell, reconnaissait que cette formule avait été considérée par Maxwell lui-même comme la formule cardinale de l'électrodynamique. Mais il ajoutait : "si cela est vrai, ne devrions-nous pas toujours l'utiliser ? Ne l'utilisons-nous jamais ? Maxwell l'utilisa-t-il dans son Traité ? Il y a certainement une erreur." Et il suggérait de transférer le nom de formule cardinale d'Ampère à celle qui exprime la force subie par un élément de conducteur placé dans un champ magnétique, "formule d'usage permanent aussi bien pour les physiciens que pour les ingénieurs". Mais l'attribution d'un nom de savant à une formule physique reste tributaire des aléas de l'histoire et cette force porte paradoxalement, du moins en France, le nom de "force de Laplace" !

Pour en savoir plus

AMPERE, André-Marie. Mémoire [...] sur les effets des courants électriques, Annales de chimie et de physique, 1820, vol. 15, p. 59-75, p. 170-218.
AMPERE, André-Marie. Recueil d'observations électrodynamiques, Paris, 1822.
AMPERE, André-Marie. Théorie des phénomènes électrodynamiques uniquement déduite de l'expérience, Paris, 1826.
AMPERE, André-Marie. Théorie des phénomènes électro-dynamiques, uniquement déduite de l'expérience, in Société française de physique. Collection de mémoires relatifs à la physique. t. 2 : Mémoires sur l'électrodynamique. 1ère partie. Paris : Gauthier-Villars, 1885, p. 1-193. [Voir le pdf]
[BIOT, Jean-Baptiste, in] Société française de physique (Ed.). Collection de mémoires relatifs à la physique. t. 2, Mémoires sur l'électrodynamique [publiés par les soins de J. Joubert] 1ère Partie. Paris : Gauthier-Villars, 1885, p. 80-127.

BLONDEL, Christine. Avec Ampère le courant passe, Les mathématiques expliquent les lois de la nature. Le cas du champ électromagnétique. Les Cahiers de Science & Vie, 67, 2002, 20-27.
LOCQUENEUX, Robert. Ampère, encyclopédiste et métaphysicien. Les Ulis : EDP sciences, 2008.
HOFMANN, James R. André-Marie Ampère. Cambridge : Cambridge University Press, 1996.
BLONDEL, Christine. Ampère et la création de l'électrodynamique, 1820-1827. Paris : Bibliothèque nationale, 1982.

 

Une bibliographie de "sources secondaires" sur l'histoire de l'électricité.



Mise en ligne : mars 2009 (dernière révision : mars 2021)