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Correspondance d'Ampère, Lettre L986

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lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr986.html

Index des noms de personnes

Couppier, Jean-Stanislas      à      Ampère, André-Marie


A Claveisolles, le lundi 14 7bre [1795]

Je suis tout confus, Monsieur, de me trouver si en retard à votre égard, précisément dans le moment où je comptais prendre les devants. Mais comme je sais que la véritable amitié ne se fâche de rien, je suis très persuadé que vous ne me saurez pas mauvais gré de ma négligence, surtout quand vous apprendrez combien j'ai souffert moi-même de ce retard.
Depuis longtemps je projetais de ne pas toujours attendre une lettre de vous pour y répondre. Mais quelques expériences que j'étais bien aise de faire à Claveisolles me privèrent du plaisir de vous devancer dans notre correspondance. Je suis ensuite allé à la Terrière, où quelques jours après mon arrivée, j'ai appris qu'il y avait une lettre pour moi. J'ai voulu attendre de l'avoir lue pour vous écrire. Mais comme le C.[Citoyen] Couppier fils à qui elle était adressée ne s'y trouvait pas et que les domestiques, d'après l'adresse, étaient persuadés qu'elle était pour lui, je n'ai pas cru devoir l'ouvrir avant son retour, espérant toujours qu'il ne serait guère différé. Enfin, étant déterminé à retourner à Claveisolles, je me suis décidé à l'emporter. Vous pouvez penser combien j'ai souffert d'être obligé d'attendre si longtemps. Je me suis bien promis qu'une autre fois, cela ne m'arriverait pas. Tant que je resterai à Claveisolles, cela sera bien aisé, et je ne compte pas en partir de quelques temps. Quoique j'aie lu et relu votre lettre, le plaisir de revoir la famille Couppier qui [vient] enfin de se fixer ici, m'a empêché de l'approfondir assez pour répondre à chaque article. Vous ne trouverez donc pas mauvais que je vous envoie cette lettre par la première occasion, avant celle où je m'occuperai de tout ce que la vôtre contient. J'ai déjà aperçu de combien d'erreurs vous alliez me retirer.
Vous avez sans doute cru, quand je vous ai parlé d'expériences, qu'il s'agissait de quelque chose de bien important. Il s'en faut de beaucoup. Je n'ai fait qu'essayer la densité de différentes espèces de pierres par le moyen de la balance hydrostatique. Et ce n'est pas assurément qu'il manque d'expériences dans ce genre, mais j'étais bien aise de connaître la densité des espèces de pierres dont nous nous servons dans ce pays, ayant bien de la peine à les reconnaître dans les grandes tables que plusieurs physiciens ont publiées. Ainsi mon expérience ne vaut pas celle que vous avez faite sur ce vénérable livre de 1627 [cf. lettre d'Ampère du 31 août]. Quand ce ne serait que par son âge, il vaut bien la peine que vous vous êtes donné à le rajeunir.
Mais il y a un autre ouvrage, qui m'intéresse bien plus encore et dont vous ne me parlez point : c'est ce poème que je désire tant de voir et qui en était au 3ème chant, lorsque vous m'écrivîtes votre précédente lettre. Votre muse n'a-t-elle point eu quelques moments de complaisance à votre égard depuis ce temps ?
Vous croyez peut-être que je profite de la solitude et de la tranquillité de la campagne pour étudier les mathématiques et la physique. Mais il s'en faut de beaucoup. Car au lieu d'étudier je m'amuse à faire des expériences de tous les genres, qui me sont le plus souvent de bien peu d'utilité. Il n'y a pas jusqu'à un ballon que je ne n'ai eu envie de faire. Mais ce qui m'en empêche c'est la dépense, car ayant sous les mains l'autre jour un ouvrage qui en donne la théorie, j'y vis que la légèreté spécifique, comme disent les aéronautes, de l'air renfermé dans les ballons au feu n'était que de 2 ½ livres pour 100 pieds cubes lorsque le thermomètre placé dans le ballon est à 50 degrés, comme il l'est en effet lorsqu'on y fait bon feu et supposant que la chaleur de l'atmosphère ne soit que de 15 degrés. En effet dans cette supposition, l'air est raréfié d'un tiers et l'on sait que 100 pieds cubes d'air atmosphérique pèsent 7 ½ livres, donc la différence de densité de l'air atmosphérique à l'air échauffé dans le ballon est réellement de 2 ½ livres par 100 pieds cubes. Vous entrevoyez par là quelle légèreté il faut donner aux enveloppes des petits ballons. Au reste je n'ai point encore fait d'expérience sur le poids des enveloppes qu'on donne ordinairement à ces petits ballons, qui sont de papier. Il est bien plus aisé de faire élever un ballon au gaz, car la pesanteur spécifique du gaz tiré du feu n'est qu'un sixième de celle de l'air atmosphérique. Ainsi sa légèreté spécifique, ou ce qui est la même chose sa force ascensionnelle, est de plus de 6 livres par 100 pieds cubes. Mais ce gaz coûte trop et est trop difficile à se procurer.
Un autre genre d'expériences qui m'a procuré le plaisir de la promenade, c'est celui de mesurer la hauteur des montagnes avec le baromètre. Je lus dernièrement dans un nouvel ouvrage que M. Deluc [?] avait découvert depuis peu une méthode pour déterminer la hauteur des montagnes par celle du mercure dans le baromètre. Voilà mot pour mot la règle qu'il donne :
"La différence des logarithmes des deux hauteurs du baromètre observées en lignes, donne la différence d'élévation des deux stations en toises, en ne prenant que les 5 premiers chiffres des tables, y compris la caractéristique et en supposant que le thermomètre soit à 16 ¾ degrés au-dessus de la congélation. Dans les autres températures, il faut ajouter à la hauteur trouvée 1/215 pour chaque degré du thermomètre au-dessus de 16 ¾."
La première phrase est bien aisée à comprendre, surtout après les explications qu'il en donne. En effet suivant cette méthode, si le baromètre à la première station s'est tenu à 27 pouces 6 lignes qui font 330 lignes et dont le logarithme est 2,5185 ; qu'à la seconde station il ait été à 26 pouces ou 324 lignes dont le logarithme est 2,5105 ; la différence des deux logarithmes étant 80, j'en conclus que la différence de hauteur des deux stations est de 80 toises.
Mais quant à la correction à faire lorsque la température n'est pas de 16 ¾ degrés, je ne la comprends point. J'ai d'abord cru que c'était à cause de la dilatation du mercure. Mais elle serait en sens contraire ; c'est-à-dire que quand le thermomètre est au-dessus de 16 ¾ degrés, il faut ôter quelque chose de la hauteur trouvée au baromètre. Je suis étonné que M. Deluc n'en parle point ; c'est sans doute parce qu'il suppose qu'on ne prend la hauteur du mercure en note qu'après avoir fait cette correction. Et en effet je lis dans le rapport de M. de Saussure sur son voyage à la cime du Mont Blanc qu'en parlant de la hauteur du mercure dans le baromètre, il ajoute : toute correction faite de la condensation du mercure par le froid. Comme je crois qu'il est essentiel d'y avoir égard, j'ai cherché dans plusieurs auteurs de combien elle pouvait être. Je n'ai rien trouvé là-dessus qu'une expérience qui prouve qu'en hiver la densité du mercure est plus grande d'1/253 que dans l'été ; et il m'a paru encore, qu'il estimait la chaleur de l'été plus forte de 30 à 32 degrés que celle de l'hiver. Mais je ne compte pas assez là-dessus et vous me rendriez un grand service, si vous pouviez trouver quelque chose de plus certain là-dessus.
Pour en revenir à la correction dont parle l'auteur M. Deluc, il paraît qu'il la fait pour avoir égard à la dilatation de l'air, qui le rend plus léger. Mais je ne comprends rien à l'application de sa méthode. D'abord, il n'explique point si l'on doit consulter un thermomètre à l'ombre ou au soleil. J'imagine cependant que c'est à l'ombre. En second lieu il ne parle que d'un thermomètre, et il y a cependant deux stations, où la chaleur est bien différente quand la montagne est un peu élevée. Quelle application faut-il donc faire de l'observation du thermomètre ? La relation du voyage de M. de Saussure ne me donne pas de grands éclaircissements là-dessus. Voici ce qu'il dit :
"Le thermomètre à l'ombre à la cime du Mont Blanc étant à 2 3/10 au-dessous de 0, le baromètre à 16 pouces [0] 144/160 lignes, le thermomètre s'est trouvé à l'ombre à Genève à 22 6/10 degrés au-dessus de 0, et le baromètre à 27 pouces 2 1085/1600 lignes après avoir fait les corrections nécessaires pour la condensation et la dilatation du mercure."
"La méthode de M. Deluc donne 2218 toises de hauteur et celle de M. Trembley 2272 toises ; par où l'on voit que la méthode de M. Deluc diminue trop la hauteur que donnent les logarithmes, et si celle de M. Trembley ne la diminue pas assez, cela provient de ce que la couche supérieure d'air est beaucoup plus forte autour du Mont Blanc qu'autour des autres montagnes, à cause des neiges et glaces qui l'entourent presque dès sa base. Il faut donc pour le Mont Blanc une plus grande correction que pour les autres montagnes. Pour avoir la hauteur du Mont Blanc au-dessus du lac de Genève, il faut ajouter environ 13 toises dont le cabinet de mon observateur à Genève est plus élevé que le lac."
Je vous ai cité le passage de M. de Saussure, afin que vous puissiez juger de l'application qu'il fait de la méthode de M. Deluc. Quant à moi, je ne l'ai pas encore comprise. Quant à la méthode de M. Trembley, je ne la connais point. Je désirerais bien connaître quelque ouvrage de physique moderne pour l'y trouver, ainsi qu'une multitude d'autres découvertes faites en physique depuis peu de temps. Je l'achèterais volontiers.
Pour en revenir à mes expériences. Le baromètre étant vis-à-vis la Terrière au bord du ruisseau d'Ardières à une lieue de la Saône à 27 pouces 6 lignes, il a été de 9,2 lignes plus bas étant placé à la cime de Brouilly, qui est une petite montagne ou coteau à ½ lieue de la Terrière. Suivant la méthode de M. Deluc, cela donne 129 toises, sans avoir égard au thermomètre. Le même baromètre a été à Claveisolles dans le lit de la rivière de 8,7 lignes plus bas qu'à la Terrière, ce qui fait 116 toises de hauteur. Et enfin au haut de Soubran le baromètre a été de 25,2 lignes plus bas qu'à la Terrière, ce qui donne 345 toises. Le Brouilly dont je viens de vous parler est un coteau dont les vins sont renommés, et Soubran est une montagne assez haute de notre commune de Claveisolles. Pour avoir la hauteur au-dessus de la Saône, il faudrait ajouter une vingtaine de toises dont la Terrière est plus haut que le lit de la Saône. Quant à l'erreur que j'ai pu faire, faute de correction pour le thermomètre, elle n'est pas considérable, parce que le thermomètre n'était guère au-dessus de 16 degrés.
Vous voulez bien me faire croire, Monsieur, que je ne vous ai point ennuyé la dernière fois par la multitude de mes questions. Cette fois-ci vous ne pourrez pas nier le contraire. Car qu'aviez-vous à faire de toutes ces soi-disant expériences, qui ne sont que de pure curiosité, et qui peuvent tout au plus servir à remplir l'esprit d'un désoeuvré, comme moi. Mais puisque vous avez toujours eu la complaisance de satisfaire à mes questions, permettez que j'en abuse encore une fois. Je vous demanderai d'abord quelle correction il faut faire à la mesure géométrique des montagnes, pour avoir égard à la réfraction de la lumière. Vous avez vu comme moi les tables de réfraction pour la hauteur des astres et en général de tous les corps, qui pourraient être hors de l'atmosphère. Mais je n'en connais aucune pour ceux qui sont compris dans l'étendue de l'atmosphère. Les tables de réfraction qu'on a construites pour les astres ne pourraient-elles point servir à déterminer la hauteur des montagnes en les combinant avec la hauteur du baromètre sur ces montagnes ? Car je crois me rappeler que la réfraction de la lumière est proportionnelle à la densité du milieu réfractant.
Vous vous rappelez sans doute que vous pensiez, ainsi que la plupart des physiciens, que la force des pièces de bois croissait en raison inverse de leurs longueurs, en raison directe de leur largeur et en raison doublée de leur hauteur. Hé bien je lus dernièrement dans l'Encyclopédie une grande quantité d'expériences de M. de Buffon, qui prouvent que cette force diminue dans un rapport un peu plus grand que celui des longueurs, et qu'elle n'augmente pas tout à fait comme le carré des hauteurs et des largeurs. Vous vous rappelez aussi que, suivant Bélidor, toutes les fibres du bois résistent à raison de leur tension et que pour avoir le bras de levier moyen de leur résistance, il fallait prendre le tiers de la hauteur de la pièce de bois. J'ai lu dernièrement dans un traité des bois que si l'on donne un trait de scie dans le milieu de la pièce bd [voir figure sur fac-similé] qui prenne les deux tiers de sa hauteur et qu'on le remplisse d'une lame dure quelconque, la force du bois ne sera diminuée que d'un dix-huitième, c'est-à-dire qu'elle pourra porter les poids p et q qu'elle portait à ses extrémités, pourvu qu'on les diminue d'1/18 seulement. Donc il n'y a guère dans une pièce de bois qui porte horizontalement qu'1/3 des fibres qui résistent ou qui sont en état de contraction. Cela ne détruit-il point la théorie de Bélidor ? Je compte essayer quelques expériences là-dessus.
Je ne sais, Monsieur, comment j'ai pu vous envoyer une lettre de 8 pages sans répondre un mot à la vôtre. J'ai bien profité de la permission que vous m'avez donnée tant de fois de vous entretenir de tout ce qui me passerait par la tête. Je comptais en prenant la plume n'avoir que le temps de vous écrire deux mots et n'ayant pas eu le plaisir d'approfondir votre lettre, je n'ai pas voulu m'exposer à y répondre par quelque ineptie. Le départ du messager ayant été retardé, je ne sais pourquoi j'ai continué sur le même ton au lieu de reprendre la suite de notre entretien ; mais j'espère qu'elle ne sera guère différée et que vous recevrez d'abord un second cahier de notre correspondance. En attendant, je vous prie d'en user de même à mon égard et de me faire part de tout ce qui peut vous occuper.
Comme nous avons ici le médecin de la C.[itoyenne] Sabine Couppier qui herborise, je serais bien aise de revoir un peu la botanique et j'aurais besoin pour cela du Traité de botanique. Je vous prie donc de vouloir bien m'en envoyer l'intitulé, afin que je puisse le faire acheter à Lyon. Je compte toujours sur votre amitié et vous prie d'être bien persuadé de la mienne.

Philippon.

Mon adresse est : au C. Couppier père [verticalement dans la marge :] à Claveisolles, par Beaujeu en Beaujolais, avec la double croix #.



  Source de l'édition électronique de la lettre : original manuscrit
Bibliothèque de l'Institut de France, MS 3349 (3)


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