Ampère, André-Marie à Proviseur du lycée d'Avignon (nom illisible)
Aix,
Le 24 juin 1831 Monsieur le proviseur, (d'Avignon, M…) Rien ne pouvait me faire plus de plaisir
que la lettre que vous venez de m'écrire au sujet de la classification des sciences. Je
vous en remercie avec une reconnaissance qu'il vous sera plus aisé de concevoir
qu'à moi de l'exprimer. J'ai été bien content que vous
préfériez la division en 5 règnes de celle où je n'en faisais que
deux. J'avais fait mon choix en faveur de la première, et c'est avec cinq règnes
que j'ai fait faire ici une nouvelle copie de mon tableau d'après un changement dans la
division de l'embranchement des sciences philosophiques, car ce n'est que depuis vous [sic] que
j'ai trouvé ce que c'est réellement que la science appelée
métaphysique, et comment on doit la définir. Dès lors la
métaphysique a dû remonter d'un rang, se placer entre la psychologie, et
ses subdivisions ont dû changer, la théodicée se trouvant reculée
à la 4ème subdivision, comme une science étiologique. C'est ce
que vous verrez dans une copie du tableau que je vous porterai lors de mon passage, dans 12 ou
15 jours à Avignon, ou que je vous enverrai avant si je puis. Mais ce nombre de
cinq règnes n'est pas définitif, vous n'en voudriez que trois, sciences
physiques, physiologiques, psychologiques, comme j'avais fait il y a deux ans, mais c'est
qu'alors j'avais oublié nombre de sciences qu'il est impossible de faire rentrer dans
cette division, comme la géographie politique, l'histoire, la stratiologie,
l'économie politique, &c. A mesure que je me suis aperçu des sciences
oubliées, j'ai ajouté à ces trois règnes, celui des sciences
sociales et celui des sciences chrestomatiques ou arts, car la connaissance des
procédés à suivre dans l'exercice de quelque art que ce soit est
évidemment une science. Posons quelques principes sans lesquels toute
classification naturelle des connaissances humaines est impossible, et qui font
disparaître d'avance une partie des objections que vous me présentez par fin de
non-recevoir. 1° C'est uniquement d'après l'objet qu'on étudie
que doit être faite la division des règnes, la méthode par laquelle on
l'étudie, raisonnement ou observation, n'y fait rien du tout. Dans
toutes les sciences sans exception, il y a des données de l'observation
auxquelles on applique le raisonnement. Je crois même que quand j'ai distingué les
deux embranchements des sciences mathématiques et physiques par un
caractère de ce genre, j'ai adopté une division artificielle et non
naturelle, car c'est par l'observation et non par le raisonnement
que nous savons que l'espace a trois dimensions, que deux droites perpendiculaires à une
3ème dans un même plan ne vont pas en s'écartant l'une de l'autre.
2° Que l'immatérialité de l'âme doit être le résultat de
la science, mais ne peut être un point de départ d'une classification des
connaissances humaines, qui doit dire voilà les divisions d'où je pars, ces
divisions restent les mêmes pour les idéalistes, les spinosistes, &c. car ce
sont des faits généraux indépendants de toute manière de voir sur
la nature des êtres. 3° Quand on étudie un objet, on peut le
comparer à d'autres, emprunter des faits appartenant à d'autres sciences, mais
c'est toujours pour mieux connaître cet objet. Or comme il ne peut pas
être un autre objet que lui-même, des sciences physico-physiologiques,
physiologico-psychologiques, &c. sont évidemment des non-sens. 4°
Qu'importe à la nature de la mécanique qu'on la traite par le
raisonnement ou par l'expérience, c'est toujours la science dont
l'objet est l'étude des mouvements et des forces. Après avoir
défini la morale dans l'extension que je donne à ce mot, les
Caractères de La Bruyère, fondés sur la seule observation des
hommes qu'on rencontre dans la société, sont compris dans cette science
(subdivision de l'ethnographie), comme le Traité de la raison pratique de Kant,
toute a priori, et faisant partie de la dernière subdivision (la
thélésiologie). 5° Les subdivisions des sciences peuvent être
poussées indéfiniment, de là des sciences du 3ème ordre,
du 4ème ordre. Par exemple la zoologie (science du 1er ordre) se subdivise en
ces 4 sciences du 2ndordre, par les 4 degrés successifs de connaissance,
zoographie, anatomie animale, zoonomie, physiologie animale. Si l'on se borne à une
classe ou même à une espèce d'animal, on la divisera en ces sciences du
3ème ordre : - anthropologie (1) - mammalogie (2) - ornithologie
(3) - ichtyologie (4) &c. D'après les objets particuliers, comme les
sciences du premier ordre d'après les objets généraux, - l'homme
(1) - les mammifères (2) - les oiseaux (3) - les poissons (4)
&c. Puis ces sciences du 3ème ordre se subdivisent en ce que
j'appelle les sciences du 4ème ordre d'arès les 4 degrés
successifs de connaissances, ainsi : (1) anthropographie. anatomie humaine.
anthroponomie. physiologie humaine. (2) mammographie. mammotomie. mammonomie. physiologie
des mammifères. (3) ornithographie. ornithotomie. ornithonomie. physiologie des
oiseaux. (4) ichtyographie. ichtyotomie. ichtyonomie. physiologie des oiseaux.
&c. Cela se suit indéfiniment, les sciences d'ordres impairs étant
distinguées d'après les quatre degrés successifs de connaissance. Ainsi
une science du 5ème ordre faisant partie de l'ichtyologie, serait par exemple la
plagiostologie, qui ne traiterait que de la famille des plagiostomes, et qui se diviserait
suivant les 4 degrés de connaissance en 4 sciences du 6ème ordre, la
première pour la description des plagiostomes, la seconde pour leur anatomie, la
3ème pour les lois de leur organisation, la 4ème pour l'explication
physiologique de la manière dont s'exécutent leurs fonctions et
s'entretient leur vie. On peut concevoir des sciences des 7ème et
8ème ordre, &c., ce qu'on appelle des monographies en offre des
exemples. 6° Le tableau ne doit contenir que les sciences du 1er ordre et leur
subdivision en sciences du 2nd ordre, car autrement on n'en finirait pas, et
d'ailleurs les subdivisions d'ordres subséquents deviennent tout à fait
arbitraires. 7° On ne doit compter parmi les sciences du premier ordre que des
ensembles de vérités relatives à un objet général, qui
répondent dans la classification de toutes les vérités connues de l'homme,
à ce que sont les classes dans la classification que le naturaliste fait des diverses
espèces d'êtres vivants. 1° Ces vérités se divisent en 4
ou 5 règnes comme les corps se divisent en 2. 2° Ces règnes de
vérités se divisent en embranchements, comme les deux règnes de la nature
(l'organique et l'inorganique) se divisent en embranchements. 3° Les groupes de
vérités dans lesquels se divisent les embranchements de vérités,
répondant aux classes dans lesquelles se divisent les embranchements du naturaliste,
sont les sciences du premier ordre. 4° Les sciences du second ordre répondent
aux ordres naturels dans lesquels on divise les classes des corps. 5° Les sciences du
3ème ordre répondraient de même aux familles naturelles des
corps, et ainsi de suite. 6° Les vérités considérées
isolément répondent aux espèces isolées. Voilà une
définition du mot science. Comment me serais-je avisé de travailler sur
ce sujet si je n'avais pas commencé par me faire, après de longues
méditations, une idée nette et précise de ce que c'est qu'une science. 7° Quoiqu'on puisse traiter, dans un ouvrage sur une science du premier ordre,
successivement des quatre sciences du 2nd ordre qu'elle comprend, il faut toujours que
celles-ci soient assez différentes entre elles pour qu'elles puissent naturellement
être traitées dans des ouvrages séparés. Ainsi quand j'ai eu
défini la géométrie, l'ensemble de toutes les vérités
relatives aux propriétés de l'étendue, et par conséquent aux formes
des corps, j'ai dû distinguer, dans cette science du premier ordre, quatre sciences du
second, qu'on enseigne généralement dans des traités particuliers.
1° La géométrie synthétique, dans la géométrie de
Legendre [ ?], la géométrie descriptive de
Monge , &c. 2° La
géométrie analytique dans les divers traités d'application de
l'algèbre à la géométrie. 3° La théorie des
lignes et des surfaces, la partie géométrique des traités de calcul
différentiel et intégral dans les feuilles de Monge, les applications à la
géométrie des fonctions analytiques de Lagrange . 4° La géométrie moléculaire dans le
traité de cristallographie d'Haüy , il suffit de jeter les yeux sur cet ouvrage pour se convaincre que c'est de
la pure géométrie dans le sens que j'attache à ce mot, mais de la
géométrie étiologique. Maintenant, comment feriez-vous
raisonnablement des traités séparés sur ce que vous appelez
euthécologie, euruologie, stéréologie. Qui a pu, si vous avez
jeté les yeux sur mon tableau, vous donner l'idée de considérer cela comme
des sciences différentes ? Jamais une telle idée ne me serait tombée dans
l'esprit. De même ayant compris dans la science du premier ordre que j'appelle
morale, tout ce qu'on peut savoir ou écrire sur la volonté, les actions,
les caractères et les passions des hommes, j'ai dû y comprendre 4 sciences du
second ordre qu'on traitera naturellement dans des ouvrages différents. 1°
L'ethnographie où l'on décrit les faits moraux comme on les observe (La
Bruyère, Smith, [La Chambre], &c.) 2° La dicéoristique, à
laquelle il me paraît que vous restreignez ce que vous appelez morale. C'est la
détermination du devoir dans les actions des hommes. Comment traiteriez-vous
dans des ouvrages différents les différentes divisions que vous m'indiquez, ce ne
sont pas même des sciences des ordres inférieurs au second car on peut bien faire
un traité du 3ème ordre d'ornithologie, ou un traité du 4ème ordre
d'ornithographie, mais vos divisions de la morale, qui pourrait y voir des sciences
différentes ? 3° L'étonomie où l'on explique les lois de toute
la conduite d'une vie bien réglée, [là] sont une foule de traités
comme les Offices de Cicéron, les ouvrages de morale ordinaire, les livres des
casuistes, &c. Vous me parlez aussi d'une subdivision de la logique, comme celles dont vous
parlez pour la géométrie synthétique, et la dicéoristique, pour
coordonner les chapitres d'un traité. Mais sont-ce là des sciences
différentes ? D'ailleurs cela n'a rien de commun avec mon tableau, où la logique,
science du 2nd ordre, n'est point subdivisée. Je m'aperçois
qu'au lieu d'une lettre j'ai écrit un petit traité sur les principes de la
mathésiologie. Il me sera bien utile quand j'écrirai sur ce sujet. C'est
pourquoi je vous prierai de me le rendre quand je passerai à Avignon, vous pourrez en
copier tout ce que vous désiriez garder. Ce n'est qu'après l'avoir lu que vous
verrez ce que j'ai voulu faire. En relisant à présent le tableau, vous pourrez
vous en faire une idée, car sans ces notions préliminaires, il doit être
tout à fait inintelligible. Une autre de mes idées tout à fait
opposée à ce que vous me dites des sciences médicales, c'est que pour tout
ce qui a rapport à son organisation, je ne sépare pas l'homme des animaux, que
tout ce qui est relatif à cette organisation dans l'état de santé est dans
la zoologie. Comment séparer l'anatomie et la physiologie humaine, de celles des autres
animaux. On en traite en même temps, on décrit l'espèce humaine dans la
zoographie à sa place, on en fait l'anatomie avec celle du cerf ou du lièvre, du
crocodile, de l'abeille et de l'huître, tant qu'on traite la zoologie, et non pas les
sciences du troisième ordre dont j'ai parlé plus haut. Et de même,
je ne sépare point les animaux de l'homme dans mes sciences médicales. La
diététique, la pharmacologie, la nosographie, la diagnostique, la prognosie et la
thérapeutique, &c. vétérinaires, pourraient être
considérées comme des sciences du 4ème ordre. Mais tant qu'on
est dans les sciences du 1er et du 2nd ordre, tout cela est compris dans mes
sciences médicales. Reste le nombre des règnes. Vous n'en voulez que 3,
j'en voulais 5, arrêtons-nous au juste milieu, c'est 4. En effet je jette les yeux sur
l'univers et j'y vois 1° la matière inorganique formant le machina
mundi, vaste palais objet des sciences cosmologiques 2° il est habité par
des plantes et animaux, parmi lesquels se trouve l'homme physique, sciences physiologiques 3° l'espèce humaine seule couvre la surface du globe, elle y forme des nations
qui ont une histoire, des institutions, des arts, sciences sociales 4° dernier objet
d'étude, l'intelligence, la volonté et les moyens par lesquels les hommes se
communiquent leurs pensées, leurs sentiments, leurs passions, sciences noologiques.
C'est sans doute avec ces facultés que l'homme a étudié le monde, les
êtres vivants et les sociétés humaines, mais il s'en est servi sans les
étudier elles-mêmes, et il ne doit le faire qu'après avoir vu dans les 3
règnes précédents tout ce qu'il leur doit de connaissances. Je
n'avais fait un 5ème règne des moyens de subvenir à nos besoins
individuels et sociaux, que faute de voir comment on pouvait les distribuer dans les 4
règnes précédents. J'ai vu pendant le séjour que le
dérangement de ma santé, bien rétablie à présent, m'a fait
faire ici, comment l'oryctotechnie et la navigation que j'avais oubliées, se placent
naturellement dans le règne cosmologique, et l'agriculture, la zoophélique
(divisions suivant M. Gasparin de l'économie rurale), l'économie industrielle, la
ptiatiologie, l'économie politique et la pédagogique, vont se placer tout aussi
naturellement dans les 3 autres règnes. Je pars après-demain pour Marseille
où je resterai tout le temps nécessaire à l'examen du collège
royal. Que vous seriez aimable de m'y écrire vos observations sur cette lettre, et de me
donner des nouvelles de M. Nicot et de M. Felix, à qui je vous prie d'offrir de ma part
mille expressions de l'amitié la plus vraie. Agréez que je vous en offre autant
pour vous-même. C'est avec ce sentiment et en vous priant d'agréer l'hommage de la
plus haute considération que j'ai l'honneur d'être, Monsieur le proviseur, votre
très humble et très obéissant serviteur.
A. Ampère
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Lettre inédite
Source de l'édition électronique de la lettre : brouillon manuscrit Paris, Archives de l'Académie des Sciences, fonds Ampère, carton XV, chemise 260.
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Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr963.html
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