Bredin, Claude-Julien à Ampère, André-Marie
30 octobre 1818 [...] Je viens de parcourir les belles montagnes de Souzy, où nous avons
été une fois ensemble avec Desroche, il y a bien des années. Tu sais que,
dans le temps de ma liberté, c'était une de mes promenades favorites ; je la
faisais deux ou trois fois chaque année, et, à présent, je suis tellement
lié qu'il y avait quatre ans que je n'étais pas allé voir mes bons amis de
Souzy. Tu penses bien que ce n'est pas pour mon plaisir que j'ai fait une absence de deux jours
et demi. J'ai mené mon pauvre Raphaël au collège de l'Argentière (1).
On dit que là il apprendra le latin. Crois-tu que c'est au latin et aux autres
puérilités qu'on enseigne dans les collèges que j'ai fait le sacrifice que
je viens de faire ? Tu es père, tu es père tendre. Tu comprendras ce que j'ai
souffert pour me décider, ce que j'ai souffert en conduisant mon enfant, ce que j'ai
souffert en le remettant en des mains étrangères et ce que je souffre à
présent seul au coin du feu. Mes douleurs ne sont rien, elles sont un bien, j'en
remercie le bon Dieu. Je ne souffrirai jamais assez dans ce monde. Je dois m'attendre à
de terribles épreuves quand j'aurai été dépouillé de mon
corps de péché. Ce matin, je me suis levé avant le jour. Mon Raphaël
dormait encore. Je le voyais pour la dernière fois. Des sanglots sans doute mal
étouffés ont réveillé ce pauvre enfant ; mais il ne s'est pas
aperçu de mon chagrin. Car, dès que je ne suis plus seul, je n'exprime plus rien
: « Oh, papa, je t'en prie, ne passe pas avant que je sois habillé ! Le bon
Monsieur Chirat et mon enfant m'ont accompagné. Le soleil se levait radieux et cependant
bien triste quand j'ai embrassé Raphaël. Et puis je me suis enfui pour lui cacher
mes larmes. Je suis revenu en contemplant ces belles contrées que l'automne rend si
mélancoliques, en priant et en pleurant. Je suis arrivé à la maison sans
savoir comment. Ce voyage déchirant m'a paru très court. Ma douleur
n'était pas de celles qui absorbent. J'ai tout vu. Si l'homme se croit ici-bas à
sa place, c'est bien sa faute ; la puissance amie qui veille sur lui l'avertit assez qu'il
n'est qu'un étranger, un voyageur égaré. J'ai passé la
journée d'hier avec les chefs du Séminaire ; j'ai beaucoup parlé avec eux.
Ensuite j'ai eu besoin d'être seul pour revoir et pour observer à mon aise cette
maison et les préparatifs qu'on fait pour y recevoir 350 pauvres enfants. J'ai ensuite
retrouvé mon Raphaël qui réfléchissait au seuil d'un dortoir.
J'étais devant lui comme un criminel devant son juge. Tout ce j'ai souffert ne se peut
dire ; mais tu le sens, toi. Je me suis arrangé pour être seul en retournant de
l'Argentière à Souzy. Le soleil se couchait magnifique. Mon coeur saignait. Cher
ami, mon père ne m'a pas traité comme je traite mon enfant. Et cependant je
n'étais pas un Raphaël. Si tu savais quel enfant, comme il est bon, franc,
généreux, quel cœur ! Mon père ne m'a pas remis en des mains
étrangères ! Adieu, à demain ! Je suis très las, je ne suis plus
accoutumé à la marche. Crois-tu, cher ami, que je souffrais assez ? Non, non,
d'autres, douleurs m'attendaient encore ici. Je rêve le songe de ma vie sur un lit bien
dur, comme a dit un poète allemand. Ne crois pourtant pas que je manque tout à
fait de confiance en Notre-Seigneur ! Quoique je n'en aie pas assez, c'est pourtant mon seul
soutien. Mais celui qui ne serait pas affligé de la grande plaie de l'humanité
n'aurait pas un coeur d'homme. Celui qui ne gémirait pas du coupable oubli où la
race d'Adam se laisse aller envers son père et surtout envers sa mère ne serait
pas chrétien. Ce n'est qu'en s'étourdissant qu'on peut échapper aux
immenses douleurs de la charité. Avant-hier, en allant à Souzy, j'ai
quitté la voiture pour faire trois lieues par un chemin que nous avons parcouru ensemble
il y a dix ans. Raphaël était avec moi, et cinq ou six professeurs de
l'Argentière. On a parlé de Camille, d'idées libérales, de
tolérance. J'aurais voulu pouvoir garder le silence. Mais parler était un devoir.
Mon silence eût été criminel. Barret te demande donc ce qui te reste
à faire et à voir dans le monde ? Que vas-tu lui répondre ? Tant que le
bon Dieu nous laisse sur cette terre, nous y avons quelque chose à faire et à
voir. Mais, comme tu le dis, ce n'est pas pour entasser des pierres ou de l'or, etc., que nous
y sommes. Ce que nous avons à faire, c'est de porter notre croix, ou plutôt la
croix de Jésus, pour retourner dans cette patrie dans laquelle nous ne pouvons entrer
qu'avec ce premier fardeau. Ce que nous avons à voir, c'est Jésus-Christ pour
nous conformer à lui, pour être ses imitateurs.
(1) Raphaël Bredin (1806-1865). L'Argentière est à environ 30 kms S-O de Lyon.
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Lettre publiée dans LAUNAY, Louis de. Lettres inédites de Claude-Julien Bredin. Lyon : Académie des sciences, belles-lettres et arts, 1936, p. 116-118
Source de l'édition électronique de la lettre : LAUNAY, Louis de. Lettres inédites de Claude-Julien Bredin. Lyon : Académie des sciences, belles-lettres et arts, 1936, p. 116-118
Autre source de la lettre : original manuscrit Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XXIV, chemise 334
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Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr919.html
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