Bredin, Claude-Julien à Ampère, André-Marie
2 juin 1815 C'est bien singulier ; ta lettre m'a fait rire deux fois ! D'abord ta belle dissertation sur
les ports de lettres. J'espère que tu plaisantes et que tu as bien compris que je
plaisantais aussi ! Ma mauvaise plaisanterie ne valait pas d'être relevée. J'ai
encore été obligé de rire de voir jusqu'à quel point tu me fais
poltron. Les craintes que tu t'imagines que j'ai à Paris et à Lyon, cette
idée que je suis entre la peur de ma femme et la peur de M. Huzard m'a un peu
amusé. Mais un peu seulement : le chagrin est bientôt revenu. C'est, tu le sais,
mon état habituel. Non, je ne suis point effrayé d'entendre dire ce qu'on pense
de moi : à Paris, à Lyon. C'est fini. J'avais voulu un jour voir ce que ma femme
penserait de ce projet ; je me suis ensuite repenti de lui avoir donné ce chagrin pour
un projet que je n'avais déjà plus. Cette idée lui a été
d'abord très douloureuse ; elle avait promis de s'y résoudre. Ce n'est pas sans
étonnement que je te vois t'obstiner à voir de l'égoïsme dans ma
détermination. C'est tout à fait inconcevable. Tu ne sens pas que je sacrifierais
tout pour l'avantage bien reconnu de Pauline. Tu oublies donc que je suis dégrisé
du bonheur ; que j'ai, depuis quarante ans bientôt, l'habitude de renoncer à
toutes les jouissances que j'ai cru pouvoir désirer et atteindre ? Si tu savais que je
sens bien que, à l'exception des reproches que je me ferais si je mettais Pauline
à Paris, je serais plus heureux d'être séparé d'elle ! Une fois le
sacrifice, j'aurais bien moins à souffrir. Mais, pour faire ce sacrifice, il faut que je
le crois avantageux : réellement avantageux. Mon ami, tu es injuste envers moi ; M. et
Mme Huzard sont injustes envers moi. Je ne suis pas exempt d'égoïsme. Mais, si j'en
avais dans une telle circonstance, quand il s'agit d'intérêts si chers, quel
monstre serais-je ? Je puis me tromper, je le sais ; mais, tant que je verrai comme je vois,
que je sentirai comme je sens, je ne pourrai vouloir que ce que je veux. Oui, bon ami, vous
êtes injustes envers moi ! Je te le dis ; crois-moi. Mais je vous sais gré de
votre injustice, j'en suis touché parce que je vois bien d'où elle vient. Je suis
aussi étonné qu'il soit possible de l'être d'une partie des choses que tu
m'allègues en faveur du projet. Tu crois que je vois bien au fond que ce projet est le
plus avantageux à Pauline ? Comment, je le vois ! et j'hésite ! Alors, je serais
bien réellement l'égoïste que tu dis ! Cher ami, je t'assure que, si demain
on me prouvait, ou si une nouvelle idée se développait en moi qui me fît
sentir que c'est l'avantage réel de la petite, dans quatre jours je partirais. Non, mon
cher Ampère, ton ami, quelque faible qu'il soit, n'est pas capable de balancer entre sa
satisfaction et le bien réel et reconnu. Mais il a une pauvre tête qu'un rien
agite et influence. Quoi, on dirait que tu mets l'esprit d'ordre, de règle et de
méthode au premier rang ! J'en fais grand cas. Mais combien de qualités sont
supérieures à celle-là. Mais je t'interprète mal ; tu veux dire que
c'est ce dont Pauline a le plus besoin. Tu as raison. Je désire qu'elle
l'acquière. Mais n'y a-t-il qu'une seule pension, n'est-ce qu'à Paris que cela
s'acquiert ? Si tu me prouvais cela, il faudrait encore me prouver bien des choses pour me
persuader. La méthode, qui donne l'habitude de l'ordre à l'une, en éloigne
l'autre. Il y a des gens qui ne peuvent acquérir cette qualité que jusqu'à
un degré très médiocre. Chacun a sa nature, il s'agit d'en tirer parti,
mais ne peut la changer. Les efforts indiscrets que l'on fait pour cela gâtent tout,
détruisent tout. Ici, c'est le même inconvénient ; mais je vois ma petite
autant que je veux ; je suis là, c'est beaucoup. Je vaux mieux pour Pauline que des gens
qui auront infiniment plus de qualités que moi, mais qui ne seront pas moi, qui ne
connaîtront pas Pauline comme moi, en qui il est impossible qu'elle ait autant de
confiance et de tendresse qu'en moi ! Veux-tu remplacer le ressort de l'amour par quoi que ce
soit ? Des gens, qui vaudront mieux, mille et mille fois mieux que moi, ne pourront me
remplacer. Je t'entends ; tu dis : « Pauline a sur toi un ascendant dont elle ne peut
qu'abuser. » Ma femme le croit, toute la maison le croit, Pauline elle-même le
croit, et c'est, je l'avoue, un grand malheur qu'on le croie. Mais moi, je sais que ce qu'on
appelle ma faiblesse pour Pauline est une chose de sentiment et de raison tout
à la fois. Je ne suis ni aveugle ni entraîné ; je le sais ; je le sens ;
mais il m'est impossible de le prouver. Il faut me croire sur parole. — « Que
ta femme et Pauline te croient faible et mol, que tu le sois en effet ou non, c'est
déjà un grand mal. » Oui, mais pourrais-je l'empêcher, et ne
vois-tu pas que je me décide à mettre Pauline en pension, et cependant je hais
les pensions [...] Je déteste les pensions. Je vais cependant mettre ma Pauline en
pension, à Paris ou à Lyon. Mais, dans ce moment, je suis décidé
pour Lyon. Si mal arrive à Lyon, j'aurai moins de reproches à me faire [...] Je
suis plus étonné, plus surpris de te voir partisan du projet de Paris que je ne
puis te dire ! Est-ce naturel que je sépare ce que je désirais unir de plus en
plus ? Faut-il rompre ou au moins affaiblir les doux liens de la famille, que mes enfants
deviennent étrangers les uns aux autres, ou du moins indifférents, tièdes
? Par quoi remplacera-t-on ces douces affections ? J'ai peu de bonheur sur la terre, tu le
sais, mon ami ; mais j'en ai un grand, c'est l'amour que mes enfants ont les uns pour les
autres. Quelquefois, souvent même, en éloignant les enfants, on resserre ces
liens. C'est vrai, mais ce n'est pas ici le cas. Cela est plus pour moi que l'ordre et
l'arrangement. Si, par malheur, le diable trouvait moyen de souffler parmi mes enfants l'esprit
de discorde, ou même de tiédeur, je les séparerais en toute hâte ;
mais leurs petites querelles, leurs discussions se terminent si heureusement ! [... ]Tu me
demandes ce que j'ai à craindre et à espérer de Méla ? Que
n'ai-je le temps de te répondre ? Tu connais mon esprit observateur ; rien ne
m'échappe de ces choses-là. Méla a certainement fait de grandes fautes,
des fautes énormes dans l'éducation de Pauline. Je vois les siennes et les
miennes. Mais elle fait aussi beaucoup de bien à la petite, tu peux m'en croire. Bon
ami, l'éducation ne peut pas tout, mais elle peut beaucoup ; il y faut songer. Si le
bonheur n'est pas le but de la vie, faut-il en faire le but de l'éducation ? Et le
bonheur est une chose cependant à laquelle on peut songer. Mais faut-il l'appuyer sur
les mauvaises bases des préjugés sociaux ? Sur ces bases abominables d'un
égoïsme qui, pour être déguisé sous des formes aimables et
gracieuses, n'en est pas moins une émanation de l'enfer ? [...]
(1) Huzard, supérieur de Bredin, très bienveillant, mais obligé pourtant parfois de gronder.
Il s'agissait de mettre en pension Pauline, pour laquelle sa mère avait conçu une sorte de
haine.
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Lettre publiée dans LAUNAY, Louis de. Lettres inédites de Claude-Julien Bredin. Lyon : Académie des sciences, belles-lettres et arts, 1936, p. 95-98
Source de l'édition électronique de la lettre : LAUNAY, Louis de. Lettres inédites de Claude-Julien Bredin. Lyon : Académie des sciences, belles-lettres et arts, 1936, p. 95-98
Autre source de la lettre : original manuscrit Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XXIV, chemise 334
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Voir le fac-similé :  |
Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr915.html
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