Ampère, André-Marie à Roux-Bordier, Jacques
(1)
à Genève (Suisse), Confédération helvétique
Paris,
21 février 1821 J'ai reçu vos deux lettres, mon bien cher ami, et je me reproche vivement de n'y
avoir pas encore répondu. Il faudrait, pour que vous m'excusassiez, qu'il vous fût
possible de savoir à quel point tous mes moments sont comptés et combien j'ai
été parfois obligé de veiller très avant dans la nuit,
chargé de deux cours et ne voulant pas cependant laisser là absolument mes
travaux sur les conducteurs voltaïques et les aimants. Tout est dans ce seul mot :
il y a, je crois, deux mois que je n'ai pas écrit à Bredin et j'attends toujours
un instant de liberté pour lui répondre. Je commence par vous, et cela doit me
justifier un peu à votre égard en me rendant encore plus coupable envers lui. Je suis enchanté que vous ayez eu de votre côté l'idée qu'il y
avait des courants électriques dirigés de l'Est à l'Ouest dans le globe de
la terre ; cela me fait espérer que les bons esprits ne répugneront pas à
en admettre l'existence, surtout à présent qu'elle est appuyée sur la
combinaison des expériences de M. Oersted avec les miennes. Je regrette beaucoup que
vous ne m'ayez pas envoyé vos idées sur la réforme de la logique chimique
; je n'aurais point eu probablement le temps d'y répondre, mais j'aurais eu tant de
plaisir à les lire. C'est un bonheur pour moi quand je puis recevoir une de vos lettres,
je les lis et relis et, si je n'y réponds pas exactement, c'est faute de temps, et par
suite de ma paresse qui est bien pire que celle dont vous vous accusez. Comme vous seriez
aimable de vaincre la vôtre et de m'écrire bien souvent Vous dites qu'il n'y
a pas de mal que les choses marchent avec une certaine lenteur ; ce n'est pas mon avis quand ce
sont de bonnes choses ; je voudrais de tout mon coeur que vous publiassiez bien des
idées et que vous n'attendissiez pas que d'autres les retrouvent. J'ai une envie
démesurée de voir le travail que vous faites avec Gasparin sur les races. Comment
établirez-vous que je suis scandinave ? Je pensais, d'après une de vos anciennes
lettres, qu'il fallait, pour cela, être au moins bon gentilhomme, mais qu'un vil savant,
un obscur honnête homme, n'était qu'un Celte, un Arabe, etc. Est-ce parce que j'ai
des yeux gris que je serais de cette race que vous aimez tant ? Je tâcherai de me
souvenir de dire à Aimé-Martin ce que vous pensez de sa vie de Bernardin de
Saint-Pierre ; elle m'a plu aussi, à certains passages près. Vous avez bien
raison de dire qu'il est inconcevable qu'on n'ait pas essayé, il y a vingt ans, l'action
de la pile voltaïque sur l'aimant. Cependant, je crois qu'on peut en assigner la cause :
elle est dans l'hypothèse de Coulomb sur la nature de l'action magnétique ; on
croyait à cette hypothèse comme à un fait ; elle écartait
absolument toute idée d'action entre l'électricité et les prétendus
fils magnétiques ; la prévention en était au point que, quand M. Arago
parla de ces nouveaux phénomènes à l'Institut, on rejeta cela comme on
avait rejeté les pierres tombées du ciel, quand M. Pictet vint, dans le temps,
lire un mémoire à l'Institut sur ces pierres. Ils décidaient tous que
c'était impossible. C'est la même prévention qui empêche à
présent d'admettre l'identité des fluides électriques et
magnétiques, et l'existence des courants électriques dans le globe terrestre et
dans les aimants, comme elle a, pendant quelques années, empêché d'admettre
que le chlore fut un corps simple. On résiste tant qu'on peut à changer les
idées auxquelles on s'est accoutumé. C'est drôle à voir que les
efforts que font certains esprits pour tâcher de faire accorder, avec les nouveaux faits,
l'hypothèse gratuite de deux fluides magnétiques différents des fluides
électriques, uniquement parce qu'on y a accoutumé son esprit. Je sais bien
que mon mémoire n'est pas rédigé assez clairement ; cela vient de ce que
je l'ai écrit avec une hâte extrême et par morceaux détachés
que j'ai ensuite réunis comme j'ai pu. A l'égard de ce que j'ai dit des deux
états d'un circuit voltaïque suivant qu'il est interrompu ou qu'on en
rétablit la continuité, j'ai seulement énoncé les faits : que, dans
le premier cas, les deux extrémités se constituent dans l'état de tension
et produisent des attractions et répulsions ordinaires ; que, dans le second, la tension
électrique disparaît ainsi que les attractions et répulsions ordinaires,
mais que, dans le nouvel état qui s'établit et que j'ai appelé courant
électrique comme d'autres physiciens, il se manifeste de nouvelles attractions et
répulsions toutes différentes des premières, lesquelles cessent
aussitôt qu'on interrompt de nouveau le circuit, et que les autres attractions et
répulsions, celles de la tension, reparaissent aux deux extrémités du fil
interrompu. Je n'ai point donné de théorie de l'état de tension ; je l'ai
laissée comme elle était ; mon mémoire n'en parle que pour la rappeler
afin de mettre les phénomènes connus de l'état de tension en opposition
avec les nouveaux phénomènes qui ont lieu dans l'autre état nommé
courant électrique. A quel propos aurais-je parlé des deux fluides
électriques, de la répartition de ces fluides seulement sur les surfaces des
corps, puisque je n'avais pour le moment rien à changer à ce qu'on en lit dans
tous les livres de physique ? Si je n'ai pas cité M. Berzélius ni ce qu'on
avait dit sur ce que la chaleur et la lumière du soleil étaient dues à des
courants semblables à ceux d'un circuit voltaïque, c'est que je n'ai parlé
de cela que comme d'une conjecture très accessoire à mon affaire ; que, dans
l'ouvrage de M. Oersted dont la traduction en français
par M. Marcel de Serres a paru il y a plus de quinze ans, on trouve déjà que
toute chaleur et toute lumière résultent, comme il dit, du conflit
électrique, que je crois qu'on avait dit quelque chose de semblable en Angleterre et
qu'ainsi je ne savais qui citer sur un sujet dont j'ai parlé comme d'une chose
déjà connue. Dans ce que vous m'avez écrit sur la raison suffisante des
planètes, vous avez supposé que les courants électriques de même
sens se repoussent : mes expériences prouvent qu'ils s'attirent. Au reste, ma
première idée sur les courants électriques de la terre est que,
s'étant établis dans le globe de l'Est à l'Ouest par l'action galvanique
des matières qui le constituent, le globe s'est mis, par réaction, à
tourner de l'Ouest à l'Est, comme le canon recule à mesure qu'il chasse le boulet
en avant ; mais je me suis bien gardé d'imprimer cette conjecture et cent mille autres
qui m'ont passé par la tête. D'ailleurs, pourquoi tous les corps
planétaires tourneraient-ils de l'Ouest à l'Est si c'était là la
cause de leur rotation ? M. Gillet de Laumont ayant fait un petit précis sur les
travaux relatifs à ces deux phénomènes, j'y ai joint deux notes sur mes
derniers mémoires qui ne sont point encore publiés. Ces notes paraîtront
incessamment dans le Journal des Mines, pour qui M. Gillet de Laumont avait fait cette
note. C'est là qu'on peut trouver quelque chose de ces mémoires. Ballanche
reviendra incessamment de la campagne, demain ou après-demain. Son adresse est rue du
Cherche-Midi, n° 23, faubourg Saint-Germain. Je vous aime et vous embrasse de tout
mon coeur. A. AMPÈRE
(1) Huit pages in-4°, adresse sur la dernière. Quelques passages ont été publiés par Mme
Cheuvreux, p. 185 et 186.
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