Ampère, André-Marie à Bredin, Claude-Julien
(1)
professeur d'anatomie à l'École vétérinaire, près des portes de Vaise à Lyon (Rhône)
Aix,
Lundi 20 mai [1811] Cher ami, après plus de quinze jours de bien vives inquiétudes, je suis,
depuis quelques heures, entièrement rassuré. Je t'avais promis de t'écrire
dès que je le serais et je m'en acquitte avec une bien douce satisfaction, puisque tout
a réussi précisément de la manière que je devais désirer. Je
suis arrivé hier ici extrêmement tard. Mon premier soin a été
d'aller ce matin à la poste ; on m'a dit de repasser à 9 heures ; ce délai
m'a beaucoup tourmenté à cause de ma mauvaise tête. A Grenoble, on ouvre le
bureau à 7 heures du matin. Ici, ce n'est qu'à 9. Enfin j'ai eu la lettre que
j'attendais avec tant d'impatience. J'étais déjà rassuré en partie
par un petit billet du professeur de Marseille chargé de ma lettre adressée
à Mme Ampère ; ce billet m'était arrivé à Grenoble mercredi
passé [15 mai]. Mais j'avais besoin de la lettre de ce matin pour être pleinement
rassuré et voir que mon étourderie était à peu près
pardonnée. Au reste, une lettre qui n'indique pas de changement dans les choses !
Beaucoup de confiance et d'amitié, mais beaucoup plus d'amour pour... Heureusement
un peu plus de défiance (2). Mais quelle folie, je le sens bien moi-même, de se
rassurer là-dessus ! Tu conçois que mon voyage est triste. Les inquiétudes
qui m'ont tant agité sont passées ; mais, comme tout ce qui se rapporte à
mes pensées habituelles m'offre une triste perspective ! J'ai eu tout le temps d'y
réfléchir pendant les trois jours que nous avons mis à venir de Grenoble
ici. La pluie n'a cessé de nous inonder pendant ces trois jours. Je les ai passés
presque constamment dans la voiture. Que n'aurais-je pas donné pour que le temps me
permît de faire à pied quelque partie de la route, tout à moi et pouvant
m'entretenir avec ma pensée ! Du mardi – Je tâcherai de voir le
bas-relief relatif à la ferrure qui se trouve ici dans le cabinet de M. de
Saint-Vincent. Ce sera probablement difficile à cause que M. de Saint-Vincent,
nominé membre au corps législatif, est parti pour Paris, ainsi que je l'ai appris
tout à l'heure. Au reste, j'ai vu à Grenoble une gravure du bas-relief : elle
prouve qu'il n'est nullement question de ferrure. Cette gravure, copie du bas-relief et que tu
peux voir dans le Voyage de la France de M. Millin , que beaucoup de personnes doivent avoir à Lyon, la
bibliothèque, Ballanche, etc., représente deux chevaux et deux hommes debout.
L'un des hommes tient son cheval en arrêt ; l'autre vient de saigner le sien, on voit le
sang couler du cou ; la machine qu'on suppose destinée à retenir le cheval
pendant qu'on le ferre, peut être aussi bien [destinée] à le retenir
pendant qu'on le saigne ou qu'on lui administre quelque remède. Cette gravure de
l'ouvrage de M. Millin doit se trouver dans l'endroit de son voyage où il parle de la
Provence, de la ville d'Aix, du cabinet de M. de Saint-Vincent. J'avais prévenu
Roux de mon passage à Montbéliard, nous y sommes restés une heure pour
déjeuner au moment marqué, mais il n'a point paru, et cela est tout simple, il
faisait abominable ; la pluie ne nous a pas quittés de Grenoble à Aix, pendant
trois jours nécessaires à cette route. Il fait très beau depuis que nous
sommes ici, c'est-à-dire hier et ce matin. Je n'en suis pas moins mélancolique.
Depuis que je t'ai quitté, je n'ai éprouvé que le seul mouvement de joie
que j'ai senti en recevant la lettre dont je viens de te parler. Tout le reste a
été bien triste et bien pénible. J'en suis encore à concevoir que
nous ayons été un mois entier dans la même ville, et que cela soit
déjà évanoui. Mon ami, d'où vient que je désire si vivement
d'être auprès de toi ? Désirer d'être auprès de toi,
désirer d'être à Paris, cette contradiction subsiste à la fois en
moi. Auprès de toi, des consolations ; à Paris, des sujets de peine, voilà
ce que je vais chercher avec un égal empressement ! Mon ami, tu verras Barret, Bonjour,
Ballanche, Chatelain, tu sais bien ce que tu leur diras pour moi, et à ta femme et
à toute la famille. Jamais je ne pourrai assez remercier Mme Bredin de toutes les
peines, de tous les soins, de tout l'embarras qu'elle s'est donnés pour moi. N'est-ce
pas, mon ami, que tu ne la grondes pas, ou du moins le moins que tu peux, car je sais bien que
tu n'es pas toujours maître de toi. Mais ressouviens-toi de cette belle prière :
« Ne demandons pas à l'être faible plus qu'il n'a reçu de sa nature.
» Je te prie de me donner des nouvelles de ta santé et de la sienne. Comment
se trouve ton estomac et sa poitrine ; et tes petits enfants, comment se portent-ils ? Je te
prie de présenter l'hommage de mon respect à ton père et à ta
mère, à M. et Mme Huzard, s'ils sont encore à Lyon. Adieu, mon bon
ami, je t'embrasse de toute mon âme. A. AMPÈRE Si tu
m'écris dans les deux premiers jours où tu auras reçu cette lettre, tu
peux m'adresser la tienne à Marseille ; plus tard, tu l'adresserais à
Montpellier. Dans les deux cas, c'est toujours à M. Ampère, inspecteur
général de l'Université, poste restante. Si tu savais le bien que me
ferait une lettre de toi ! Mon ami, dis aussi cette adresse à Ballanche, il serait bien
sage de m'écrire quelquefois.
(1) Quatre pages in-4°, adresse sur la quatrième.
(2) Défiance de La Constante Amitié pour l'homme au front ridé. Voir Bredin, 7
janvier 1811, 20 août 1811, Lettre 0375, etc. Il semble qu'Ampère ait craint d'avoir confondu
deux lettres adressées à la fois, l'une à la Constante amitié, l'autre à sa femme.
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