@. Ampère et l'histoire de l'électricité 

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Correspondance d'Ampère, Lettre L990

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lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr990.html

Index des noms de personnes

Couppier, Jean-Stanislas      à      Ampère, André-Marie


[Claveisolles], Le samedi 31 8bre [1795]

Vous ne sauriez croire, Monsieur, le plaisir que m'a fait votre dernière lettre. Depuis plus de huit jours, toutes les fois que je voyais arriver des lettres de la poste, j'étais dans la plus grave inquiétude qu'il n'y en eût point de vous. Et quand je voyais qu'il n'y en avait effectivement point, je me reprochais ma négligence qui me privait du plus grand plaisir que je puisse avoir dans ma retraite. Vous jugez d'après cela avec quelle joie j'ai reçu cette dernière. Si vous en aviez été témoin, je suis persuadé que vous chercheriez à me la procurer encore plus souvent car quoique par ma paresse à vous répondre, je ne mérite guère que vous cherchiez à me devancer. Comme il me faut beaucoup plus de temps et de réflexion qu'à vous pour trouver quelque chose à vous écrire, vous m'excuseriez peut-être et me rendriez plus diligent. Mais encore une fois je ne le mérite pas et quoique je trouve toujours vos lettres bien tardives, je sais bien que vous êtres plus exact que moi. Vous avez bien eu tort de croire que c'était par ironie que j'ai traité dans me dernière lettre vos occupations de grandes entreprises. Quoique vous puissiez dire, elles sont sans comparaison plus utiles que mes expériences et mes observations. Car, quand même vous ne viendrez pas à bout de toutes, elles vous obligent, chemin faisant, à faire beaucoup de recherches, qui vous seront utiles. La langue universelle par exemple vous donne beaucoup de connaissances sur la nature des autres langues. Cette ode d'Horace n'a pas laissé de vous exercer un peu à ce genre de travail, qui peut être utile, et elle vous a appris ces odes, qui sont bien propres à donner une idée de la bonne latinité. Et d'ailleurs, vous le savez mieux que moi, on fait plus d'ouvrage en huit jours lorsqu'on s'adonne entièrement et par goût à un travail quelconque, que si l'on y employait un mois, mais sans y mettre son application. Au reste vous savez que je ne suis pas plus constant que vous. Les vers que vous avez la bonté de m'envoyer m'ont fait beaucoup de plaisir. Outre que le sujet ne pouvait que m'être très agréable, je les ai très fort goûtés. On voit bien que vous les faites sans travail, car ils sont on ne peut plus coulants. Pour vous dire mon avis, dont vous ne devez pas faire beaucoup de cas en cette matière, c'est les 4 vers commençant par tandis que la brebis qui m'ont paru les meilleurs. Mais ils sont tous agréables par leur facilité. J'ai pensé comme vous que le mot chardons valait mieux que buissons ; mais encore une fois vous ne devez guère vous en rapporter à mon jugement là-dessus. J'ai cru pouvoir sans indiscrétion les communiquer à ma sœur. Je lui ai d'abord dit que votre lettre contenait des vers ; aussitôt m'a-t-elle tant tourmenté pour les lui montrer, que je n'ai pas cru devoir lui refuser ce plaisir. Ils lui en ont fait, en effet, beaucoup et elle a admiré comme moi combien ils étaient coulants. Au reste ce sera toujours pour moi une grande satisfaction d'en recevoir de vous. Mais comme je sais que les muses ne sont pas toujours à nos ordres, tout ce que je puis faire c'est de vous prier de profiter des moments où la vôtre voudra bien vous inspirer. Je vous en aurais bien de l'obligation.
D'après ce que vous m'avez dit sur la table des réfractions, je vois qu'on peut très facilement la prolonger et l'erreur sera absolument insensible. Ainsi je compte la continuer et l'écrire sur mon cahier d'extraits, parce qu'elle pourra m'être souvent utile. J'avais cru d'abord qu'elle ne pouvait point servir à remplacer la correction de M. [Deluc] , mais d'après ce que vous m'en dites je conçois que cela peut se faire bien facilement. J'ai trouvé seulement que la correction qui en résulte est un peu plus faible que celle de M. [Deluc], n'étant guère que de 1/180, mais M. [de Saussure] observe aussi que la correction de M. [Deluc] est en général trop forte.
Ce n'est point par la méthode des alignements, ni avec mon instrument, qui ne vient que d'être achevé, que j'ai trouvé la position des étoiles que je connais. C'est uniquement en comparant leurs ascensions droites et leurs déclinaisons. Je connaissais depuis longtemps les Pléiades et le Baudrier d'Orion. J'ai fait dans le commencement beaucoup d'erreurs, prenant des étoiles pour d'autres. J'ai eu plusieurs fois envie d'abandonner ce travail parce que je désespérais de pouvoir jamais être sûr de rien. Cependant à force de comparaison, je suis venu à bout de m'assurer de la position de 30 à 40 étoiles, qui son marquées sur mon livre. J'ai veillé pour cela peut-être plus de 20 fois jusqu'à minuit. Quel plaisir j'aurais eu si j'avais pu vous avoir auprès de moi dans ces moments où j'étais seul avec les astres. Car quoique j'ai peu de mémoire, je suis persuadé que par l'application que j'aurais mise à profiter de vos leçons j'en serais infiniment plus avancé que je ne suis. Vous avez bien de la bonté de vouloir m'aider au moins par écrit dans cette recherche. Pour que vous puissiez le faire, il faut que je vous dise où j'en suis. Mon auteur Sigaud de la Fond donne le nom des 48 constellations anciennes, ensuite de 12 autres décrites par Bayer en 1677 qui sont le Phénix, la Grue, le Paon, l'Indien, l'Oiseau de paradis, le Triangle austral, l'Abeille, le Caméléon, le Poisson volant, le Toucan, l'Hydre mâle et Xifias. Il dit qu'elles sont toutes invisibles. Il en ajoute ensuite 14 de Lacaille, qu'il observa au cap de Bonne-Espérance, 11 de Royer, qui sont la Girafe, le Fleuve du Jourdain, le Fleuve du Tigre, le Sceptre, la Fleur de Lys, la Colombe, la Licorne, le Grand et le Petit Nuage, la Croix et le Rhomboïde ; 3 de Hevelius savoir : le Lévrier, le Lynx et Cerbère, et enfin [Messier] de Lalande.
Dans tout cela je connais de la Grande Ourse les 7 étoiles formant le Chariot, dans la Petite Ourse de même, dans le Bouvier Arcturus, dans Hercule une à la tête de seconde grandeur, dans la Lyre Brinek, dans le Cygne une sur la queue, dans Cassiopée 5, dans Persée une à la tête et l'autre à la Tête de Méduse, dans Andromède 3 ou 4, dans le Cocher la Chèvre, dans Pégase 3, mais dont je ne suis pas bien sûr, dans l'Aigle une, dans le Taureau les Pléiades, les Hyades, les Cornes et Aldébaran, dans les Gémeaux 2 de seconde grandeur, dans Orion le Carré et ce qu'on appelle à la campagne le Râteau, dans le Grand Chien Sirius, dans le Petit Procyon. Il y a aussi plusieurs constellations dont je crois connaître à peu près la position, mais dont je ne suis pas sûr, comme Céphée, le Petit Cheval, les Chevreaux près de la Chèvre, le Dauphin, le Triangle boréal, dans le Bélier duquel je crois connaître deux étoiles très près l'une de l'autre dont la plus brillante plus orientale que l'autre paraît être de 2ème ou 3ème grandeur, elles ont une très grande déclinaison boréale. Mais ce qui me fait croire qu'elles sont le commencement du Bélier, c'est qu'elles peuvent avoir environ 30 degrés d'ascension droite. Dans le Taureau c'est vous qui m'avez appris à reconnaître les Cornes qui depuis longtemps forment un triangle presque équilatéral avec Saturne. Dans le Cancer je cherche depuis longtemps deux étoiles que mon auteur appelle Ânes, entre lesquelles est un amas de petites étoiles qu'il appelle [Resape ?] Etable, ou nébuleuse du Cancer. J'ai bien aperçu dans cette constellation deux étoiles qui ont une très grande déclinaison boréale, mais je ne vois point de nébuleuse entre elles. L'extrémité de la Voie lactée m'a fait reconnaître à peu près la position du Sagittaire. Je crois connaître aussi dans le Vaisseau 4 étoiles de 3ème grandeur formant un losange. Je crois connaître aussi, sans en être sûr, une étoile que mon auteur appelle la Mâchoire de la Baleine et qui me paraît tout au plus de la 3ème grandeur. Je vois aussi une étoile à peu près de la même grandeur que celle-là près de Rigel que je soupçonne être le commencement de l'Eridan. Je vois sous les pieds d'Orion un assemblage d'étoiles qui me paraît être le Lièvre. Je crois voir de même entre la Lyre, le Cygne, l'Aigle et le Dauphin quelques traces du Fleuve du Tigre. Il y a aussi, touchant le carré de Pégase du côté du nord-ouest un petit carré que je soupçonne être le Petit Cheval. Quant à Aldébaran, ce qui m'a fait douter que ce fût lui, c'est qu'il est marqué sur mon auteur pour être de la première grandeur, et qu'il ne me paraît que de la 2ème. Je ne sais, Monsieur, à quoi je rêvais quand j'ai lu dans mon auteur l'article d'Apus que j'ai cherché vainement si longtemps. Il se trouve que ce n'est qu'une étoile de la 5ème grandeur. Il y a une étoile que je ne trouve point dans mon auteur, qui me paraît cependant de la 2ème grandeur. Elle passe par le méridien au 1er 9bre environ à 8 heures ¾, n'étant élevée sur l'horizon que de 15 degrés environ. J'aurais peut-être appris à connaître bien d'autres étoiles, si j'avais pu les voir de grand matin avant le jour, mais toutes les fois que j'ai voulu me lever pour cela, le temps s'est trouvé couvert.
Je vous ai sans doute bien ennuyé par tous ces détails dont vous n'aviez pas besoin. Mais il me semble que je ne puis rien voir sans que je ne désire vous en parler, et j'espère que cela vous engagera à faire de même ; car je désire avec encore plus d'empressement savoir les plus petits détails des choses qui vous occupent, de sorte que je puisse vous suivre comme si j'étais auprès de vous. Ainsi permettez que je continue sur le même ton.
Je me suis occupé à calculer par approximation la position des planètes. Je me suis servi pour cela d'un almanach de 1789 qui marque seulement leur position par rapport à la Terre, Et de mon auteur de physique qui marque leur moyen mouvement autour du Soleil. Traçant ensuite des cercles qui fussent dans le rapport des distances de ces planètes au Soleil, je suis venu à bout de déterminer la position des planètes mais avec bien peu d'exactitude. Voici mes résultats pour le 1er novembre, le Soleil ayant 7s [signes] 9° de longitude.
Mercure : 7s longitude 29°
Vénus : 7s 11°
Mars : 5s
Jupiter : 10s longitude
Saturne : 2s
Herschel [Uranus] : dans le signe de la Vierge.
Je n'ai vu encore que Jupiter et Saturne. Mais je n'ai point pu vérifier leur position, parce que mon instrument n'est pas fini. Ce qui m'a fait douter longtemps si c'était vraiment Saturne que je voyais dans la constellation du Taureau, c'est que mon auteur dit qu'on a peine à la distinguer à la vue simple. Elle me paraissait cependant comme une étoile de 1ère grandeur. J'ai imaginé depuis que mon auteur voulait dire qu'on la confondait avec les étoiles parce qu'elle n'est pas plus brillante. Cependant sa lumière ne me parait pas scintillante, et je crois qu'on peut toujours reconnaître les planètes à cela. Je suis étonné que vous n'ayez jamais vu Mercure ; il me semble qu'on doit le voir facilement. Car à la vue simple je vois bien Jupiter un quart d'heure après le coucher du Soleil, et comme vous le savez, Mercure s'éloigne du Soleil de 26° à 27°. Il n'est pas dans ce moment à une position favorable pour cela. Car quoiqu'il soit presque aussi écarté du Soleil qu'il soit possible, sa déclinaison australe se trouvant plus grande que celle du Soleil, j'ai calculé qu'il devait se coucher environ 36' à 40' après le Soleil. Cependant il me semble qu'on doit le voir d'un endroit élevé. Je sais bien qu'il doit être bien plus difficile à apercevoir que Jupiter aux mêmes heures parce qu'il est du côté du crépuscule. J'ai voulu savoir si cette difficulté à l'apercevoir ne venait point de son peu de lumière. Pour cela j'ai considéré que la lumière que les planètes nous renvoient doit être proportionnelle aux carrés de leurs diamètres divisées par les carrés de leur distance au Soleil et de leur distance à la Terre. Après avoir fait ces calculs, j'ai eu les résultats suivants.
Rapport de l'intensité de la lumière des planètes :
Mercure : 950
Vénus : 1477
Mars : 582
Jupiter : 229
Saturne : 12 ½
Herschel [Uranus] : 0,014
J'ai pris dans cette table les planètes supérieures dans leur opposition et les inférieures dans leur quadrature. Il faudrait prendre tout au plus la moitié du nombre qui exprime l'intensité de la lumière des planètes inférieures, parce qu'outre que nous ne voyons guère plus de la moitié de leur surface éclairée, elles nous renvoient la lumière du Soleil obliquement. Je ne sais si je me suis trompé dans mes calculs ou si le principe dont je me suis servi ne peut pas servir de base à des calculs à cause de la différence des matières qui composent les surfaces des planètes. Ce qu'il y a de certain c'est que les résultats en sont faux car si vous prenez 582 pour la lumière de Mars et la moitié de 1477, c'est-à-dire 738, pour celle de Vénus, Vénus ne sera guère plus brillant que Mars. Or il me semble que ces planètes ne peuvent pas se comparer pour l'éclat. D'ailleurs j'avais toujours cru que Jupiter était plus brillant que Mars et cette table donne un résultat contraire. Pour Herschel [Uranus], l'auteur de l'almanach dit qu'elle ne paraît que comme une étoile de la 6ème grandeur. Vous me feriez plaisir de me marquer ce que dit M. de Lalande là-dessus.
La lumière dont je vous ai parlé est bien une véritable aurore boréale. C'était une lumière blanche en forme de segment d'un très grand cercle du côté de nord nord-ouest, ne s'élevant pas au-dessus de 15° sur l'horizon sans aucune de ces couleurs qui accompagnent ordinairement les aurores boréales. C'[était] le mercredi 14 8bre. J'en observai encore une le samedi 17 8bre. Elle commença à 7 heures et demie du côté de nord nord-est par une clarté sans couleur. J'étais si étonné d'en voir deux à des distances de temps si petites que je ne voulais pas en croire mes yeux. Je l'attribuais au crépuscule ou à la Lune qui était alors très jeune. D'autant mieux qu'elle s'élevait encore moins et que la clarté était très peu considérable -- habituellement [sic] mais de temps à autre on voyait s'élever sur les montagnes une petite nuée qui paraissait très éclairée et qui disparaissait 2 minutes après. J'observai ce phénomène trois fois avant huit heures et demie. Après 9 heures la lumière alla toujours en diminuant. Ce qui fait que je ne doute plus de la vérité de mes observations, c'est que je trouvai hier cet article dans le Journal des Français du mercredi 21 8bre :
" Le 25 vendémiaire (17 8bre) sur les 7 heures, nous observâmes un commencement d'aurore boréale en forme de segment de cercle très blanc, très lumineux, au nord-est surtout, mais sans jets de lumière, sans rayons sous cette couronne brillante qui se forme ordinairement vers le zénith, etc."
L'auteur finit par donner une idée des différents systèmes qui ont paru sur la nature des aurores boréales. Il ne parle que de celui de M. de Mairan et de celui dans lequel on les attribue à des exhalaisons.
Je n'ai point compris ce qu'il a voulu dire par ces derniers mots que j'ai souligné sous cette couronne etc. à moins qu'il n'ait voulu mettre sans au lieu de sous.
Il a remarqué comme moi qu'il n'y avait ni rayons, ni jets de lumière et en effet je n'ai jamais vu d'aurore boréale qui ne fût pas rouge et qui fût aussi [unie] que celle-là.
J'aurais bien été empressé à vous faire part du livre que j'ai demandé à Paris sur le moyen d'écrire aussi vite que la parole. Mais depuis plus d'un mois que j'ai envoyé des assignats à Paris pour l'avoir, je n'en ai point eu de nouvelles. Je crains bien qu'ils ne soient perdus. Je ne suis pas plus heureux dans mes autres commissions. Car il y a 5 semaines que j'attends l'Analyse de la flore française , que j'ai fait demander à la veuve Rusand.
J'ai aussi fait demander des cartes célestes, il y a 8 jours. J'espère cependant avoir une occasion pour les faire retirer à la fin de la semaine prochaine. Cela me facilitera bien l'étude des astres, mais d'un autre côté la Lune y met grand obstacle pour une huitaine de jours.
Votre auteur a bien raison de faire tant de cas de la clavaria coralloides. Il est estimé de tout le monde. Je n'en ai mangé qu'une fois en marinade. Je trouvai seulement que cela n'avait pas beaucoup de goût. L'on en trouve dans les bois mais il n'y est pas bien commun. On l'appelle ici Poule de bois. Vous le reconnaîtrez bien facilement à sa forme, si vous le voyez. Il faut que je vous apprenne à reconnaître quelques autres espèces beaucoup plus communes. Surtout dans ce temps-ci, vous en trouverez dans les champs qui n'ont pas été travaillés depuis quelques années, surtout ceux où il y a de grands genêts, une espèce qui est d'un blanc un peu roux dessus et dessous. La peau de dessus est parsemée de petites taches rondes un peu proéminentes et brunes. Le milieu du chapeau est même tout à fait brun. Les feuillets dessous sont bien détachés. Ils sont larges de quatre pouces. Ils ont le pied assez mince et entouré vers le haut d'un petit anneau blanc fort léger. Ils ne se couvrent point comme d'autres champignons d'une humeur gluante ; aussi se conservent-ils même sur terre assez longtemps sans se corrompre. On peut les conserver après les avoir fait sécher au four. Une autre espèce que vous reconnaîtriez bien facilement, c'est ceux qui sont dessus d'une belle couleur de feu. Leur couleur les fait apercevoir de très loin, outre qu'ils ont quelquefois plus de 6 pouces de diamètre. Cette couleur rouge de dessus est parsemée de petites proéminences rousses ou blanches ; les feuillets dessous sont blancs. Le pied un peu plus gros que celui des précédents a aussi un anneau ou une bague ; il est bien blanc. Cet anneau dans tous les champignons qui en ont, est une partie de la peau qui les enveloppe quand ils sortent de terre et qui ne se déchire que lorsqu'ils sont un peu hauts. Car presque tous les champignons sortent de terre en forme de poire. Ces champignons sont extrêmement communs dans les bois, surtout dans ce moment. Vous en pourriez ramasser en un jour de quoi charger un tombereau. Au reste cette espèce de champignon n'est pas aussi sèche que l'autre, et elle est sujette à se couvrir d'une eau gluante. Il y en a une autre espèce plus commune encore dans les bois. Ils sont d'une vilaine couleur. Car ils sont d'un brun sale par-dessus. C'est la plus grande espèce. Dessous ils sont blancs lorsqu'ils sont bien jeunes et au lieu d'être feuilletés, ils sont entièrement composés d'une matière spongieuse, mais très ferme quand ils ne sont pas pourris. Au reste il n'y a point de champignons qui ne gâte aussi vite. Ils commencent par devenir verdâtres dessous et la corruption gagne bien vite dedans. Il ne faut qu'un jour pour cela et quand il pleut, ils pourrissent presque en sortant de terre. Aussi sur cent champignons de cette espèce qu'on rencontre l'on n'en trouve pas dix de bons. Ils ont la queue fort massive. Ils se couvrent souvent d'une eau gluante, qui leur donne un air qui répugne. Au reste l'attention qu'il faut avoir quand on ramasse toute espèce de champignons, mais surtout celle-là, c'est de ne les prendre que quand ils sont très frais et qu'ils n'annoncent aucun germe de corruption, autrement ils sont tous malsains. Il y a une autre espèce de champignons que vous connaissez sans doute car on les mange en beaucoup d'endroits, ce sont ceux des prés. Ils sont blancs dessus et roses dessous. Ils peuvent avoir 2 pouces de large. Je ne vous parlerai pas des mousserons, qui sont estimés partout. Ce sont, comme vous le savez sans doute, des petits champignons qui ne sont pas si larges qu'un écu de 6 francs et qui viennent toujours plusieurs ensemble. Ils ont les feuillets bien détachés. Quant à la manière d'apprêter tous les champignons, il faut les faire cuire à l'eau, pour les débarrasser de leur eau gluante, des venins que les insectes peuvent y avoir laissés et les apprêter ensuite à la sauce blanche ou les faire fricasser au beurre avec du persil. Je ne sais pourquoi, Monsieur, je vous ai entretenu si longtemps d'un objet dont la connaissance n'est d'aucune utilité et n'est guère digne d'un naturaliste. Mais comme nous approchons de l'hiver, j'ai pensé que si vous vouliez profiter de la saison où l'on ne trouve pas autre chose, il n'y avait pas de temps à perdre.
Je suis enchanté de votre découverte sur les cerfs-volants. J'avais cru jusqu'à présent avoir porté leur gloire aussi haut qu'il était possible. Mais je vois que j'en étais bien loin. Car par votre méthode ils peuvent aller infiniment plus haut qu'on ne les a portés jusqu'à présent. En effet si l'on suppose qu'on multiplie assez les cerfs-volants pour que les cordes qui les attachent l'un à l'autre n'aient pas une courbure sensible, il n'y aura plus que la rareté de l'air qui puisse s'opposer à leur ascension et ils s'élèveront peut-être au-dessus de la moyenne région. Mais sans pousser la chose si loin, vous pourrez faire beaucoup d'expériences utiles non seulement sur l'électricité, mais sur la température des différentes couches d'air, etc. Pour moi tous mes efforts n'ont jamais pu porter un cerf-volant au-dessus de 700 pieds avec une corde de 1500. Je suis étonné de ce que vous me dites sur la stabilité que votre méthode leur donne. J'aurais cru au contraire que le cerf-volant inférieur aurait dû donner des secousses au supérieur. Vous me ferez grand plaisir de me marquer en détail toutes vos expériences en ce genre. Je désirerais bien savoir aussi comment vous faites vos cerfs-volants, de quelle grandeur ils sont et de quelle ficelle vous vous servez pour les attacher.
Je pense comme vous, Monsieur, sur la prononciation des Romains de la syllabe finale um, et je suis étonné que l'auteur de l'Encyclopédie ait cru qu'on le prononçait on. Car l'opinion générale des Italiens est que les Romains prononçaient comme eux, c'est-à-dire oum et cela s'accorderait assez bien avec le passage cité [de l'Encyclopédie], où il est dit qu'on ne pouvait prononcer nisi labiis coeuntibus.
Voici enfin le vent du nord, qui s'est fixé. Cela me fait beaucoup de plaisir, parce que le ciel se prêtera mieux à mes observations. Car depuis un mois le vent de midi n'a pas cessé de régner au moins dans la moyenne région de l'air et cela a fait que, malgré le beau temps, il y a presque toujours eu dans l'air des vapeurs blanches et légères semées irrégulièrement, qu'on appelle queues de vaches, et ces vapeurs suffisent pour cacher les étoiles.
Je vous avais marqué dans ma dernière lettre que je passais une partie de ma vie dans un bosquet, mais les choses ont bien changé. Je ne peux presque pas y mettre les pieds et ce qui m'en empêche c'est que je n'y serais pas seul. Il n'y en a pas d'autres raisons et ce qui vous étonnera encore plus, c'est que quand les feuilles seront tombées, ce qui nous menace de près, je ne pourrai pas seulement mettre le pied dehors. Ce n'est pas cependant le soleil que je crains, mais c'est sa lumière. Tout au plus puis-je supporter celle de la Lune. Mais quand je me trouve seul avec les étoiles et les planètes, j'irais jusqu'au bout du monde. Mais si je ne puis pas sortir, je ferai comme les femmes âgées qui ne peuvent plus paraître dans le monde. Je ne ferai plus que jouer aux cartes. Déjà je commence à jouer une bonne partie de la journée. D'abord après le dîner je fais une partie de piquet avec ma sœur et le soir nous jouons tous ensemble au reversi. J'y perds ordinairement beaucoup, mais cela ne m'étonne pas, parce qu'un savant ou du moins celui qui étudie les sciences ne doit pas être joueur.
Je reprends la plume aujourd'hui dimanche pour me rétracter sur ce que je vous ai dit hier au sujet du temps. Ce n'est plus le vent du nord qui règne. Je suis un peu confus de mon erreur, parce que je me mêle de deviner le temps. Il faut que je vous raconte comment cela m'est arrivé. Il y a quelque temps j'annonçai qu'il ferait un beau jour le lendemain, quoique le baromètre promît le contraire. Tous ceux qui entendirent ma prédiction, prirent une grande confiance en moi, et depuis ce temps l'on ne cesse de me demander le temps du lendemain. Quelquefois je me trompe, mais cela n'empêche pas que l'on n'ait une certaine foi à mes oracles. Et quoique souvent je n'y connaisse rien, cela n'empêche pas qu'on me fasse parler comme César fit à la Pythie. A propos d'oracles, je serais curieux de savoir ce que vous pensez de ceux qui sont fondés sur la Lune. Quelle influence croyez-vous qu'elle puisse avoir sur la végétation ? Quelques physiciens peu connus prétendent qu'elle peut agir par sa lumière. Pour moi il me semble que ses effets doivent être bien peu sensibles. La seule influence que je crois bien sensible, c'est celle qu'elle a sur les écrevisses. Beaucoup de gens vous disent qu'elles sont plus grasses dans la pleine lune ou dans son décours. Cela me paraît fort possible, parce que les écrevisses ne mangent que le soir ou la nuit et sans doute que la lune les aide dans la recherche de leurs aliments. Mais je ne sais point si l'expérience a bien confirmé cette opinion. Croyez-vous aussi que la lune puisse influer assez considérablement sur notre atmosphère pour qu'elle fasse apercevoir son influence dans les vents et par conséquent dans le temps ? Une autre espèce d'oracle parle par certains physiciens, c'est celui qui est fondé sur une certaine période dont je ne me rappelle pas bien, mais qui est à ce que je crois la période lunaire de 18 ans ou le nombre d'or. Je ne sais si je ne me suis point trompé sur le nombre des années et s'il ne faut point 19 au lieu de 18. Quoiqu'il en soit, vous savez que c'est le terme où les mouvements de la Lune recommencent à [concourir] avec ceux du Soleil. Or il y a des physiciens qui prétendent qu'au bout de ce terme les saisons recommencent dans le même ordre, c'est-à-dire par exemple que si la saison a été pluvieuse cette année, elle le sera de même dans 18 ou 19 ans, et par conséquent les récoltes seront à peu près les mêmes dans la 19ème année que dans celle-ci. J'ai vu ce système dans l'abbé Rozier [?] qui prétendait que l'expérience l'avait en partie confirmée et qui citait un auteur à l'appui de son opinion.
Je n'ai jamais vu la lumière zodiacale dont vous me parlez. Il y a apparence que c'est un phénomène bien rare dans ces climats, car je n'en ai jamais ouï parler à des gens âgés qui, vivant toujours à la campagne, sont assez habitués à observer le ciel la nuit. Mais au reste il y a bien d'autres phénomènes que nous ne voyons jamais comme la parhélie et la parasélène, je ne [les]'ai jamais vues que dans les livres.
Vous voyez, Monsieur, que je vous fais bien part de tout ce qui peut m'occuper un moment. Outre les plaisirs que j'y trouve, c'est que j'espère que vous me rendrez la pareille. Car je puis bien vous dire que vous êtes bien loin de cela. Je ne sais presque pas ce que vous faites : si vous faites des promenades sur les montagnes, si vous lisez beaucoup, si vous allez souvent à Lyon, si vous êtes dans la solitude comme moi, si vous voyez quelquefois Madelle Morandy, à qui je vous prie de faire agréer mes respects etc. etc. Si vous saviez combien tous ces détails m'intéressent, vous ne me les épargneriez pas. Mais il y a plus encore : c'est que notre correspondance me paraît bien lente. Vous ne sauriez croire combien le temps me dure dans l'intervalle où je ne reçois point de vos lettres. Il faudrait pour y remédier que vous m'écrivissiez avant d'avoir reçu mes lettres, autrement notre correspondance sera toujours bien lente. C'est peut-être une indiscrétion de vous le demander, puisque ce serait à moi, qui ai tant besoin de vous, à commencer. Mais vous savez qu'il s'en faut de beaucoup que j'aie la même facilité que vous à écrire et que ma solitude, qui me présente toujours les mêmes objets, ne se prête guère à cela. D'ailleurs quand vous auriez commencé, cela me donnera plus de facilité à faire comme vous. Au reste pour que vous n'envoyiez pas inutilement vos lettres à la poste les jours où elles ne pourraient pas partir, je vous dirai que celles que l'on met à la poste à Lyon le lundi me parviennent ici le mardi ou le mercredi au plus tard, et celles que l'on y met le vendredi me parviennent sans manquer le samedi. Nous n'avons pas d'autres occasions pour les faire retirer, aussi ces jours-là je suis toujours dans une transe jusqu'à ce que je sache mon sort. Je souhaiterais que vous en fussiez témoin, pour vous engager à me procurer plus souvent le plaisir de recevoir de vos lettres et à ne pas m'épargner les ports de lettres. Je voudrais en avoir toutes les semaines pour plus de six francs.
Pour que vous ne puissiez pas me dire que je ne vous parle pas de tout, je vais encore vous parler de l'instrument que je viens de faire exécuter. Il est composé d'une planche circulaire aa [voir figure sur le fac-similé] que vous voyez dans la figure [de] côté. Elle se met dans la position de l'équateur en l'inclinant comme vous voyez sur un autre bout de planche ee qui lui sert de pied et qu'on place horizontalement. Au centre de la planche ronde est un trou dans lequel passe la queue cc d'une autre planche f. De sorte que cette planche f puisse tourner sur la première et y marquer le degré sur l'équateur où elle est parce que la planche ronde est divisée en 360°. La planche f porte une alidade gg mobile autour d'un point que vous voyez marqué sur la figure, et il y a sur la même planche f un arc de cercle ii qui sert à faire connaître la déclinaison.
Vous concevez que si cet instrument est bien placé, il pourra faire connaître la déclinaison et l'ascension droite pourvu qu'on sache l'heure qu'il est. Je compte faire planter dans l'endroit le plus commode du jardin un piquet sur lequel j'attacherai une planche bien horizontalement en y marquant la ligne méridienne pour y mettre mon instrument. Mais je pense enfin que je vous en ai assez dit. Il ne me reste plus qu'à vous assurer de mon attachement, dont vous êtes sûrement toujours bien persuadé. Mes respects, s'il vous plait, à Made votre mère.

[en plus petits caractères :]
le mercredi 4 9bre
Comme si notre correspondance n'était pas déjà assez lente, voici encore de nouveaux encombres. Ma lettre, qui devait partir ce samedi passé ou au plus tard dimanche, ne partira que demain jeudi.



  Source de l'édition électronique de la lettre : original manuscrit
Bibliothèque de l'Institut de France, MS 3349 (3)


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