@. Ampère et l'histoire de l'électricité 

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@.ampère

Correspondance d'Ampère, Lettre L989

Présentation de la Correspondance

Couppier, Jean-Stanislas      à      Ampère, André-Marie

Au Citoyen Manin, Rue Puits du Sel, Maison Valton n° 65 ; pour remettre au C. Ampère à Lyon
Ce vendredi 16 8bre 1795 ou bien 1794 ans 7 mois 15 jours 8 heures [sic]

Je suis bien honteux, Monsieur, de me trouver à répondre à deux lettres, sans avoir rien préparé pour cela. Cependant comme je ne veux pas me priver plus longtemps du plaisir de vous écrire et de celui de recevoir de vos lettres, qui m'est bien encore plus sensible, je vais enfin commencer cette réponse qui devrait être partie depuis longtemps. Je ne chercherai point à excuser ma paresse, car elle me couvre de confusion. Vous vous donnez la peine de satisfaire à toutes mes questions et de la manière la plus étendue et la plus exacte qu'il soit possible. Vous avez même eu la bonté de copier une table pour moi, aussitôt que je vous en ai prié, ce qui est cependant un travail bien ennuyeux, et moi je ne me suis pas seulement donné la peine d'étudier les questions que vous m'avez faites. Vous avouerez avec moi que c'est bien mal correspondre à notre amitié. J'ai un véritable chagrin en pensant que cette négligence pouvait vous faire croire à quelque altération de mon amitié pour vous.
J'espère cependant que votre bonté en ma faveur, que j'ai éprouvée si souvent, aura chassé cette idée, qui serait assurément bien fausse, mais que ma conduite à votre égard semblerait autoriser. Je vous prie d'être bien persuadé que rien ne pourra jamais altérer l'amitié que j'ai toujours eue pour vous et qui a toujours été en augmentant depuis que j'ai eu le bonheur de vous connaître. Je ne chercherai point à justifier ma conduite à votre égard, mais pour vous prouver seulement qu'elle n'est point causée par un changement dans mon amitié, je vous dirai que depuis plus d'un mois mon aversion pour l'application aux sciences abstraites est si forte que je ne comprends pas moi-même comment je pourrai jamais en revenir, et, ce qui est plus mal encore, ma paresse pour écrire est si grande que depuis le même temps je ne sache pas d'avoir écrit à personne d'autre qu'à vous, quoique j'ai plusieurs réponses à faire. Il vaudrait peut-être encore mieux laisser pour quelques temps votre lettre dans mon bureau et attendre un moment où je pus satisfaire à ce que vous me demandez. Mais je souffrirai tant en attendant ce moment de votre silence et du mien, que j'espère que vous voudrez bien me permettre d'écrire des bêtises dans ce moment plutôt que d'attendre d'avoir quelque chose de mieux. Car je vous dirai que je n'observe rien dans la nature qu'il ne me vienne aussitôt le désir de vous en faire part.
Vous vous plaigniez dans votre lettre du 1er 8bre de votre paresse, mais elle ne ressemble guère à la mienne, car elle ne s'applique jamais sur tout et votre amitié pour moi vous donne toujours la force de la vaincre et elle fait que je ne puis point m'en apercevoir. J'ai bien des remerciements à vous faire en particulier des éclaircissements que vous m'avez donnés sur le tube de M. Pitot. Vous me parlez aussi dans cette lettre de la manière de se former un herbier. Outre que la saison est bien avancée pour cela, je ne suis guère dans une situation à m'en occuper, ne sortant que rarement. Je vous ai cependant la même obligation de ce que vous avez bien voulu vous en occuper à cause de moi. Je compte même profiter de ce que vous m'avez dit sur l'Analyse de la flore française car je l'ai fait demander à Lyon chez [la (Vve) Rusand].
Je passe à votre dernière lettre et la première chose que j'y vois, c'est les deux tables que vous vous êtes donné la peine de copier pour moi. Je vous en renouvelle encore mes remerciements. Elles me seront d'une grande utilité quand je pourrai faire quelques nouveaux voyages sur les montagnes. Si j'ai bien compris, il faudra toujours multiplier la réfraction céleste par la densité correspondante aux degrés du baromètre et du thermomètre, densité que vous avez marqué dans votre seconde table. Mais malheureusement cette seconde table ne serait pas assez étendue pour ce pays où le baromètre se tient à 25 pouces 6 lignes sur les montagnes, tandis que votre table ne va pas au-dessous de 26 pouces 6 lignes. Cependant comme les différentes densités sont à peu près proportionnelles aux hauteurs du baromètres, je pourrai y suppléer et l'erreur qui en résultera ne pourra être que fort petite. Je vois par ces tables que suivant M. de Lalande, les réfractions sont proportionnelles à la densité de l'air (je ne dis pas de l'atmosphère entier mais de la couche d'air dans laquelle se fait l'observation). Or comme suivant les principes de physique, la réfraction de la lumière est toujours proportionnelle au milieu qui la produit, il faut donc que M. de Lalande suppose en 1er lieu que lorsque la chaleur et par conséquent la densité varie dans la couche inférieure, elle varie dans le même rapport dans toute la colonne supérieure. Mais je m'aperçois que je ne sais plus ce que je dis. Car il suffit, pour que la table de M. de Lalande soit exacte, que les couches supérieures ne soient pas plus denses que les inférieures, ce qui, en effet, ne peut pas être autrement.
Mais pour ce qui est de l'application de cette seconde table à la mesure des hauteurs des montagnes par le baromètre, vous me dites qu'elle sera plus commode que l'expérience de l'Encyclopédie . Mais il me semble qu'elle n'a point de rapport avec cette expérience. Car cette expérience est sur les densités du mercure qui varient suivant la chaleur et il faut nécessairement avoir égard à cette variation dans la densité du mercure, parce que la colonne du baromètre diminue de hauteur à proportion de cette densité. Ainsi on ne peut pas se dispenser de faire cette correction aux hauteurs du mercure. Quant à la correction à faire aux hauteurs des montagnes suivant la méthode de M. Duluc [Deluc], qui consiste à ajouter 1/215 pour chaque degré du thermomètre au-dessus de 16 ¾, vous avez bien compris comment elle se fait et je ne vois pas comment votre table pourrait s'y appliquer.
La théorie de la rupture des bois me paraît devenir bien compliquée et l'expérience que vous me proposez bien délicate pour mesurer l'allongement et le raccourcissement des fibres.
L'Astronomie de M. de Lalande me paraît être un ouvrage bien considérable. Je ne sais si je me déterminerai à l'acheter.
J'ai bien compris la raison que vous m'avez donnée sur les causes qui ont déterminé la Convention à rendre l'an 3ème sextil. J'y avais pensé quelques jours après vous avoir écrit. En parlant de la Convention, il me souvient d'avoir lu il y a une quinzaine de jours qu'on avait élevé un ballon près de [Maneire?], qui [était] demeuré 5 heures dans la même position, après quoi il s'était rabattu sur une redoute. Le journaliste ne dit point à quelle distance cette redoute était du point de départ, mais il paraît cependant d'après cela difficile à croire que le ballon fût tenu par une corde. D'un autre côté il est dit qu'il n'y avait qu'un homme dans ce ballon ; or cet homme avait sûrement bien des observations à faire et il lui eut été difficile de ramer ou de faire quelque autre manœuvre capable de l'empêcher de suivre le cours du vent. C'est encore pour moi une énigme.
Je vous ai dit dans le commencement de ma lettre que je ne faisais absolument rien. Cela n'est vrai que pour le jour, car la nuit j'observe les étoiles. Mais je trouve bien peu de [secours] pour cela dans mes auteurs. Le seul qui en parle est Sigaud de la Fond, qui dans son dictionnaire donne le nom de toutes les constellations et indique à peu près la place de quelques unes, ainsi que le nombre des étoiles qui la composent. Il donne encore la déclinaison et l'ascension droite de 4 ou 5 étoiles de la première grandeur. Je compte faire un petit instrument pour pouvoir les trouver par ce moyen. Cet instrument ne sera pas autre chose qu'un quart de cercle qui se mouvra autour d'un axe parallèle à l'axe de la Terre. Il faudra de plus un demi-cercle parallèle à l'équateur pour déterminer le méridien dans lequel se trouve le quart de cercle. Je ferai peut-être aussi venir de Lyon des cartes célestes. Pour vous apprendre où j'en suis de la connaissance des astres, je vous dirai que je ne connais encore de constellations que la Grande et la Petite Ourse, le Bouvier, le Cocher, Cassiopée, Persée, Andromède, Pégase, la Lyre, le Cygne, l'Aigle, le Sagittaire, les Gémeaux, les Pléiades, Orion, la Tête de Méduse et le Poisson austral, et parmi les étoiles remarquables, la Chèvre, Arcturus, le [Cœur] de Charles. Encore ne connais-je pas l'étendue qu'occupent les constellations que je vous ai nommées. Je vous ai dit quelquefois que je voulais vous faire part de tout ce qui me passait par l'esprit. Vous voyez comme je vous ai tenu parole. Car qu'avais-je besoin de vous ennuyer de tout ce détail. Mais comme rien ne me fait tant de plaisir que de savoir en détail tout ce qui vous occupe, je vous fais part de toutes mes petites bêtises pour vous enhardir à me faire part de vos grandes entreprises.
Pour continuer sur le même ton, je vous dirai que l'autre jour mon père ayant mis sur les sept heures du soir le nez à la fenêtre, m'appela pour me faire voir (à ce qu'il me disait) une comète. Plusieurs personnes qui s'approchèrent en même temps, crurent voir comme mon père, une queue. Pour moi je crus que c'était une planète que je vois depuis plus de trois mois, et qui depuis ce temps-là a fait peu de chemin ; et je pensai que ce qui produisait cette apparence de queue était un léger brouillard, qui obscurcissait un peu le ciel. Cette soi-disant comète me paraît à peu près dans le Zodiaque et passe par le méridien entre 6 et 7 heures du soir. Je présume que c'est Jupiter parce qu'elle est fort brillante et point rouge. Ce ne peut être ni Vénus, ni Mercure, parce qu'elle est comme vous voyez trop éloignée du Soleil. Je vous prie de me dire votre avis là-dessus, ainsi que sur un autre astre que je prends pour Saturne parce qu'il est moins brillant que le précédent et qu'il est un peu rougeâtre. Il est auprès des Hyades et de l'œil du Taureau. Peut-être est-ce l'œil du Taureau lui-même que je ne connais pas bien. S'il ne vous en coûtait point de peine, je vous prierais de me marquer quelles places occupent toutes les planètes pour que je puisse apprendre à les reconnaître.
Une autre observation qui est peut-être plus exacte que celle de la comète, c'est celle que je fis avant-hier mercredi d'une aurore boréale. Sur les dix heures du soir que je commençais à observer les étoiles, j'aperçus une clarté bien sensible du côté du nord. Elle n'avait absolument point de couleur. Je pensai d'abord au crépuscule ; mais je réfléchis ensuite que le Soleil était à plus de 18 degrés au-dessous de l'horizon [et] qu'ainsi ce ne pouvait être qu'une aurore boréale. La clarté me parut un peu augmenter jusqu'à 10 heures et demie et elle disparut ensuite insensiblement. Vous en penserez ce que vous jugerez à propos. Puisque j'en suis à vous parler d'observation, je vous dirai que le même soir j'observai encore un phénomène qui ressemblait parfaitement à ces étoiles tombantes qu'on voit si fréquemment pendant la nuit. Elle n'en différait qu'en ce qu'au lieu d'être blanche, elle était un peu rougeâtre et qu'elle tomba jusqu'à terre. Cette observation valait encore moins la peine d'être écrite que les autres, mais comme je n'en fais jamais qui en valent la peine, je vous fais part de toutes indistinctement.
Comme je n'ai rien qui m'occupe, je me passe toutes sortes de fantaisies. Il y a quelques temps je vis dans un journal l'annonce d'un ouvrage intitulé Méthode pour apprendre facilement et sans maître 1°. l'art d'écrire aussi vite que la parole ; 2°. l'art de converser même à une grande distance sans parler ; 3°. une méthode facile de peindre de jolis paysages. Le prix était marqué de 20# [livres] à Paris et 23# franc de port pour les départements. Sans aucune autre connaissance de cet ouvrage, j'ai envoyé 23# dans une lettre par la poste au libraire pour lui demander.
Vous pourriez bien me dire cette fois que je n'avais pas besoin de vous écrire une pareille extravagance ; mais il m'en reste cependant encore une dont je veux vous faire part. Depuis huit jours j'attends le passage d'une étoile par le méridien sans succès. C'est Apus étoile de l'Oiseau de paradis. Sa déclinaison australe est de 41°3' ; or comme la latitude de Claveisolles est de 46°5', à son passage par le méridien elle doit être élevée de 3°6' eu égard à la réfraction. Mais à cause des montagnes je ne peux pas la voir plus d'un quart d'heure, autant que j'ai pu le calculer. Soit que j'ai manqué cet heureux quart d'heure, soit que je me sois trompé dans mes calculs, je suis encore à attendre mon étoile.
Je vous ai bien appris tout ce que je faisais la nuit. Quant au jour (comme je vous l'ai déjà dit) je ne fais rien, à moins que je ne compte pour quelque chose une promenade que je fais le soir dans le jardin et dans un petit bosquet qui n'est pas seulement si grand que la place de Bellecour. J'y vais et ce n'est pas sans peine (vous savez pourquoi) sur les 3 heures avec ma sœur et son médecin, qui s'en vont beaucoup plus loin visiter des malades ou ramasser des herbes et des champignons. Moi je me contente de les ramasser dans mon bosquet, ne pouvant faire mieux, ou bien je lis dans l'endroit le plus champêtre. Ma sœur vient ensuite me reprendre sur les 5 heures pour me ramener à la maison. En parlant de champignons, il me souvient qu'un certain jour vous me dîtes qu'un grand nombre de plantes qui passaient pour des poisons n'étaient rien moins que cela. Notre médecin nous en fait bien faire l'essai. Car il nous fait ramasser une quantité de champignons, qui passent pour mauvais ; tellement que de 10 ou 12 espèces qu'il m'a appris à connaître, il n'y en a que deux ou trois dont il ne nous fasse pas manger. [En] sorte que nous en trouvons très abondamment et nous [ne] nous apercevons pas qu'ils nous fassent le moi[ndre] mal. Parmi ceux que nous mangeons, il y en a qui viennent dans les bois de sapins, d'autres dans les bois de chênes, d'autres dans la mousse, d'autres dans les prés, d'autres dans les terres, enfin il y en a de toutes les grosseurs depuis le petit mousseron jusqu'au gros champignon brun des bois. Il se sert pour tous d'une précaution dont vous penserez ce que vous voudrez, c'est de faire tremper une cuiller dans l'eau dans laquelle on a fait cuire les champignons. Il prétend que si quelque bête venimeuse a laissé de son venin sur les champignons, la cuiller deviendra noire.
Mon bavardage m'entraîne plus loin que je ne voudrais et il me laisse à peine le temps de vous assurer de la parfaite amitié avec laquelle je serai toujours votre meilleur ami. J'attends toujours une lettre de vous avec un grand empressement ; mais je crains bien pour cette fois qu'elle ne me vienne un peu tard par ma faute. Car si je n'en reçois pas d'autre que la réponse à celle-là, le temps me durera bien jusque là.



  Source de l'édition électronique de la lettre : original manuscrit
Bibliothèque de l'Institut de France, MS 3349 (3)
[Tampon : "68 / Beaujeu" (-en-Beaujolais)]


Voir le fac-similé :
Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr989.html

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