Couppier, Jean-Stanislas à Ampère, André-Marie
A Claveisolles,
ce dimanche [23 août 1795] Je crois vraiment, Monsieur, que nous avons été inspirés, je ne dis pas
d'une muse, mais de notre bon ange, pour avoir en même temps l'idée de nous
écrire après un silence de 5 semaines. C'est jeudi dernier le matin que je
reçus votre première lettre. Vous pourrez juger du plaisir que je ressentis en
voyant que vous aviez été si prompt à me répondre, car j'avais
compté que je ne pourrais recevoir votre réponse que le lendemain. Mais je fus
surpris bien agréablement en voyant dès le commencement de votre lettre, que vous
l'aviez écrite avant même d'avoir reçu la mienne. Et le même soir
j'eus encore le plaisir d'en recevoir une autre. Vous me faites bien plaisir en
m'annonçant que vous ne ménagerez pas le papier. Vous voyez que j'en ai fait de
même. Avec la différence que vous me dites des choses qui me sont utiles ou au
moins agréables, et que moi je vous assomme de questions ennuyeuses. Ainsi tout le
profit de notre commerce de lettres est pour moi ; et pour vous il n'y a que le plaisir que
votre amitié pour moi vous y fait trouver. Et comme l'amitié ne se mesure point
par les connaissances, vous pouvez être bien persuadé que mes sentiments à
votre égard ne le cèdent en rien à ceux que vous me témoignez.
Permettez-moi de vous dire qu'ils vous trompent beaucoup sur mon compte. Je n'ai qu'à
rentrer un moment dans moi-même pour voir combien vous portez un jugement trop avantageux
de moi. Vous me dites que je vous ai quelquefois fait sortir de vos erreurs. Ce ne peut
être qu'en vous donnant occasion par mes questions de réfléchir sur des
objets que vous n'aviez pas assez examiné. Mais que de questions en revanche dont vous
m'avez donné la solution, que je n'aurais pas pu trouver à cause du peu de
connaissances que j'ai du calcul. Pour vous donner une preuve convaincante de mon ineptie en ce
genre, je vous dirai que je n'ai guère compris ce que vous m'avez dit du choc des corps.
D'abord je n'avais aucune idée de cette manière de calculer la quantité de
mouvement des corps qui se la transmettent par degrés insensibles. J'avais vu dans
Desaguliers agiter la grande question des forces vives et des forces mortes ; mais croyant que
la manière dont Leibniz évalue certaines forces par le produit de la masse et du
carré de la vitesse était une erreur, je ne m'étais point donné la
peine de l'approfondir. D'autant mieux que l'application qu'on en fait aux fleuves me
paraît tout à fait fausse. On dit que deux colonnes d'eau de même base qui
viennent choquer une surface agissent suivant les carrés de leur vitesse. Mais on ne
fait pas attention que ces colonnes d'eau qui ont même base n'ont pas pour cela
même masse, mais qu'elles ont d'autant plus de masse qu'elles ont plus de vitesse, parce
que plus la vitesse est grande, plus il s'écoule de molécules dans le même
temps. De sorte que si l'on suppose la vitesse de l'une double celle de l'autre, sa masse peut
être considérée comme étant double. Sa vitesse étant double
par supposition, l'on aura une quantité de mouvement quadruple en l'estimant par le
produit de la masse par la vitesse. Vous me dites que pour avoir la quantité de
mouvement après le choc égale à celle qui était avant, il faut
retrancher la vitesse rétrograde du corps choquant de la vitesse [?directe], mais moi
qui prétends que la quantité de mouvement est plus grande après le choc
qu'avant, au lieu de la retrancher, je l'ajoute. Et en effet, si je voulais appliquer cette
force à faire mouvoir une machine, je profiterais autant de la vitesse rétrograde
que de l'autre. Je dois donc prendre pour quantité de mouvement la somme des deux. Je n'ai pas bien compris non plus le calcul que vous faites sur les leviers de ma machine.
Pour moi il me semble toujours que la petite boule Q [voir figure sur fac-similé] par
exemple dont je suppose la masse = 1 tombant avec 12 degrés de vitesse, remontera par
l'action des leviers à plus de douze degrés. Supposons pour cela la masse de la
grosse boule = 2, son bras de levier ab aussi long que la verge aP qui la suspend,
c'est-à-dire = 1. Supposons encore le petit levier bc égal seulement à un
millionième du grand et par conséquent des [axes ?] de suspensions cQ ou aP. La
boule P aura après le choc [8 ?] degrés de vitesse, ainsi que
l'extrémité b de son levier. Le petit levier bc n'étant que la
millionième partie de la ligne cQ, la résistance au point b est un million de
fois plus grande qu'au point Q, par conséquent c'est comme s'il y avait une masse d'un
million au point b. Mais l'extrémité du levier ab n'ayant que 16 de
quantité de mouvement et cette quantité devant se partager à raison des
masses, elle passera presque toute entière au levier cb qui prendra par
conséquent 16 / 1000000 degrés de vitesse, ce qui donnera à la boule Q 16
degrés de vitesse, outre les 4 qu'elle avait reçus par son choc contre la boule
P. Vous remarquerez que je n'ai point eu égard dans mon calcul
[sur la figure] Nota. Cette figure est pleine de barbouillages,
particulièrement les boules que vous supposerez rondes et vous ne ferez attention qu'aux
grosses qui se touchent au point f, les petits cercles qui sont dedans ne signifiant
rien.
de la communication de mouvement par les leviers à la vitesse avec
laquelle le petit levier fuit le grand avant leur rencontre, parce que cette vitesse n'est que
de 4/1000000, tandis que la vitesse du grand est de 8. J'ai négligé aussi
plusieurs autres petites quantités qui ne pouvaient pas faire une erreur sensible et qui
n'en feraient point du tout si le levier cb était infiniment petit, comme il le faudrait
pour le maximum. Vous voyez seulement par là combien nous sommes loin d'être
d'accord ; mais je suis persuadé que c'est moi qui ai tort. Vous seriez encore
plus convaincu de mon peu de connaissances en mathématiques, quand je vous dirai que je
n'ai guère compris votre manière de calculer le frottement des engrenages avant
la ligne des centres. J'ai cru même que votre théorie était fondée
sur quelque erreur, car d'après votre manière de calculer le frottement avant la
ligne des centres, ce frottement ne peut jamais devenir infini. Cependant il est certain qu'il
le devient lorsque l'angle aec approche d'être droit [voir figure sur fac-similé].
Cet angle est formé par la dent de la roue et celle du pignon. Quant au frottement
de l'engrenage des lanternes, je le crois plus considérable que celui des
véritables pignons, parce que cet engrenage ne pouvant guère se faire
qu'après la ligne des centres, si c'est la roue qui mène le pignon, et cessant
à la ligne des centres, lorsque c'est le pignon qui mène la roue, il [dure ?] sur
la même dent, pendant tout le temps que cette dent parcoure la distance qui est entre
deux dents. Je ne sais point encore si je ferai la machine dont je vous ai parlé,
parce que ce n'est pas pour moi. D'ailleurs elle ne vaut guère la peine de vous en
occuper. C'est une machine pour monter des sacs dans un grenier, et au lieu d'y employer un
simple treuil, je projette d'y faire faire un engrenage. Voici une idée de l'arrangement
des pièces [voir figure sur fac-similé]. qr est le plancher sur lequel
s'élèvent les deux jumelles ab, ab, éloignées l'une de l'autre de 3
pieds (l'on n'en peut voir qu'une). Elles sont attachées à une des pièces
de charpentes du toit dc au point b. Les tourillons du cylindre lf entrent dans ces jumelles.
Ce cylindre autour duquel se pelotonne la corde lez a 6 ou 8 pouces de diamètre et il
porte une roue dentée ghi qui [engrène] dans le pignon O. Les tourillons de ce
pignon traversent de même les jumelles et portent à leurs extrémités
deux manivelles de 12 à 15 pouces de corde, marquées op, op, et placées
l'une à un bout, l'autre à l'autre bout. Un des tourillons de ce pignon porte de
plus une roue de bois massive de 3 pieds de diamètre, formée de plateaux de
chêne pour servir de volant. La corde passe sur la poulie e et de là sur une autre
poulie en dehors de la fenêtre, portée de même par le bout de la
pièce xy. Il faut vous dire que les sacs pèsent ordinairement ici 2 quintaux
poids de marc ; mais on peut être quelquefois dans le cas de monter un fardeau de 300 ou
350 [livres]. Vous savez sans doute que la force qu'un homme peut employer à faire
mouvoir une manivelle pendant un temps considérable est de 25 livres, quoique pour un
instant sa force soit plus du double de celle-là. Mais je pense qu'il faudrait
réduire la résistance de la manivelle à 20 livres lorsque le fardeau est
de 2 quintaux, comme il l'est le plus ordinairement, afin qu'une femme puisse travailler
commodément en cas de besoin. D'après ces données, je vous prie de me
donner vos idées sur les proportions à donner aux tourillons, aux
diamètres des roue et lanterne etc. J'avais d'abord eu l'idée d'employer un
pignon au lieu d'une lanterne pour diminuer le frottement, mais il y avait plus d'ouvrage. J'approuve fort votre idée sur ma machine pour les frottements des fluides. Je crois
comme vous qu'une planche parerait à tous les inconvénients pourvu qu'on
mît du côté opposé un poids qui y fît équilibre, sans
opposer une grande résistance à l'air. Il me vient dans l'esprit une
question à vous faire sur les volants. Je suppose une suite d'engrenages [voir figure
sur fac-similé] faits par les roues a, b, d, sur les pignons c, e, f. Je suppose encore
que le pignon f et par conséquent son volant gg fasse 1000 tours pendant que la roue a
et son volant hh en font 1. Si l'on imprime le mouvement à la machine et qu'on
l'abandonne ensuite, il semble que le volant hh (en supposant les bras de levier ah
égaux à ceux fg) conservera aussi longtemps le mouvement à la machine que
le volant gg, en supposant leurs masses dans le rapport de 1000 à 1 puisque alors leurs
quantités de mouvement sont les mêmes. Cependant l'expérience
démontre le contraire. Autre question. Je lis dans Desaguliers que les impressions
que font les corps durs en choquant contre les corps mous sont comme les carrés des
vitesses. Soit par exemple [voir figure sur fac-similé] le cylindre ab librement
suspendu en c et d qui vient choquer contre la surface ef de terre glaise. Le trou qu'il y fera
sera 4 fois plus profond si sa vitesse est double. Je ne comprends point comment cela se peut
car s'il fait un trou quadruple, il chasse donc un nombre quadruple de molécules et il
leur procure une vitesse double, ce qui fait une quantité de mouvement 8 fois plus
grande. Je ne comprends rien à cela. Vous comprenez que cela s'applique au pilotis qu'on
enfonce en terre. Autre question. Le tube de M. Pitot [voir figure sur fac-similé]
est une machine qui sert à indiquer la vitesse d'un courant par la hauteur où
l'eau s'y élève au-dessus de son niveau. On le fait terminer par un entonnoir
fgh. Or il me semble que c'est un défaut, car la colonne d'eau tend à
s'écouler de l'entonnoir dans toutes sortes de directions, et par conséquent en
fg et fb où elle trouve moins de résistance que dans la direction fi. Par
conséquent, elle doit se soutenir à une moindre hauteur que si elle ne pouvait
agir que dans la direction fi. Autre question. Est-il vrai que les vibrations d'un
pendule qui se meut dans un fluide se fassent exactement dans le même temps que s'il se
mouvait dans le vide, comme Desaguliers le prétend (en supposant qu'il ne soit pas
gêné par un engrenage) ? Je ne finirais plus à vous proposer touts
mes doutes ; il faut enfin en renvoyer quelques uns à une autre occasion. Parlons un peu
de ce qui vous regarde. Vous me dites que vous ne vous occupez plus de botanique. Je n'en suis
pas étonné. Vous connaissez si parfaitement toutes les productions de votre pays.
Pour mon compte, il me manque la mémoire pour faire quelque chose en botanique. J'en ai
déjà si peu que je suis obligé de faire des extraits de tous les ouvrages
dont je veux qu'il me reste quelque chose. Je suis maintenant occupé à en faire
de Desaguliers. Cela m'occupe un peu et me fait passer plus rapidement le temps de ma solitude
qui sera peut-être bien long. Je compte aller jeudi à la Terrière, maison
de campagne des Dlles Millières. Mais là je n'aurai plus de livres de science, ce
ne seront plus que des livres d'agrément. En revanche j'aurai deux jeunes chevaux
à dresser, qui appartiennent au C.[itoyen] Couppier fils aîné. J'aurais
bien eu du plaisir à profiter de vos offres obligeantes à mon retour à
Lyon. Mais il n'y a pas d'apparence que je vois de longtemps cette ville et il faudra nous
contenter jusque là de notre correspondance par lettres. J'aurais eu un bien grand
plaisir, Monsieur, à recevoir des vers de vous, outre celui de voir de vos ouvrages que
je désire depuis longtemps. J'y aurais trouvé des preuves de votre attachement.
Quant à votre poème épique, que je désire toujours beaucoup de
voir, je pense que vous y avancerez peut-être plus dans un autre moment. Vous savez que
les muses ne sont pas à nos ordres. Vous avez bien tort de croire que j'entend
quelque chose à la théorie des horloges parce que j'ai réussi à en
nettoyer une. Je suis par rapport à un horloger à peu près ce qu'est une
laveuse d'écuelles à une cuisinière. Vous devez le voir par les questions
que je vous fais dans cette lettre et je vais vous en faire encore une qui ne le prouvera pas
moins. J'ai remarqué que lorsqu'on ôte l'échappement, le mouvement des
roues devient extrêmement rapide, mais il parvient d'abord à l'uniformité.
Or il me semble qu'il devrait toujours être accéléré en supposant
que le frottement ne soit point proportionnel à la vitesse, comme l'expérience le
prouve. Je vous prie de me dire ce que vous en pensez. Je désirerais aussi savoir quel
est l'échappement que vous croyez meilleur. Je ne connais que l'échappement
à deux verges, celui à repos de Graham, celui à ancre de Hooke, et celui
à roues de rencontre ou à palettes. Je vous avais promis de ne plus faire
de questions, mais ce sera la dernière de cette lettre. Je ne me rappelle point assez de
ce que je vous avais écrit énigmatiquement pour pouvoir vous donner des
renseignements là-dessus. Je suis persuadé que j'y aurais fait bien des fautes
d'orthographe et que malgré cela, vous n'aurez pas manqué de deviner tout ce que
je vais vous en dire. C'est que le premier mot est [les/fer?], autant que je puis m'en
rappeler. Il faut enfin que je finisse. Ce n'est pas sans regret que je vous quitte, mais
ce qui me console, c'est que comme mon amitié ne finira point, je puis aussi toujours
compter sur la vôtre. Je suis tout à vous. Philippon.
Bien mes respects à Made votre mère et à Madelle
Morandy, quand vous aurez occasion de la voir. Mon adresse est : Au Citoyen Couppier fils
à la maison de la Terrière, commune de Cercié par Belleville en
Beaujolais. Vous pourrez mettre une petite croix # pour faire connaître au C. Couppier
que la lettre est pour moi.
if ($lang=="fr" AND $val['bookId'] < '834') { print "Lettre publiée dans "; } ?>
if ($lang=="en" AND $val['bookId'] < '834') { print "Publish in :"; } ?>
Source de l'édition électronique de la lettre : original manuscrit Bibliothèque de l'Institut de France, MS 3349 (3) [Papier bleu.]
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Voir le fac-similé : |
Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr985.html
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