Bredin, Claude-Julien à Ampère, André-Marie
Lyon,
27 mai 1829 [...] Comme toi, je me demande où ont pu passer ces vingt ans ! Rien ne me donne une
plus forte impression de vague tristesse comme la vie des époques irrévocablement
englouties dans le passé. Je ne peux m'empêcher de sentir le passé comme
une chose tout à fait contre nature, contre l'ordre, contre la loi de mon être et,
cependant, la raison me le montre non seulement comme naturel, mais même comme
nécessaire. Le passé est pour moi un abîme qui devient de plus en plus
profond et dans lequel je ne peux m'empêcher de regarder, quoique cela me donne
d'indicibles vertiges. J'ai su par Mme Lenormant combien tu as souffert l'hiver dernier. Le
voyage va te remettre tout à fait ; surtout si tu peux venir sur le bord de la
Saône voir le pont suspendu de l'Ile-Barbe, la gare du plan de Vaise, le
théâtre, notre belle grille, nos bateaux à vapeur sur lesquels nous ferons
une délicieuse promenade [...] Mon ami, le temps est bien loin de moi, où j'avais
un si profond mépris de vos sciences ; à présent elles se vengent de moi.
Je n'ai pas voulu d'elles, elles ne veulent plus de la vieille carcasse. C'est une vilaine
chose que la vieillesse. Moi qui aime tant la mort, mais dont la mort est la seule
espérance, je redoute excessivement deux choses sans lesquelles il est bien difficile
que la mort arrive pour délivrer le pauvre enfant d'Adam : la vieillesse et la douleur
physique. La vieillesse, la voilà arrivée ! Je m'étais toujours
flatté de l'espoir que la mort viendrait à temps pour me préserver de
cette ennemie, Quant à la douleur, tu sais que je l'ai connue de bonne heure. Je ne te
parle pas de la douleur morale ; elle m'a pris à mon berceau et ne m'a pas quitté
depuis lors ; non, pas un seul instant. Ni le sommeil, ni les rêves, ni les agitations,
ni la plus violente douleur physique, ni les plaisirs les plus enivrants, soit du corps, soit
de l'âme, n'ont jamais pu couvrir sa voix. Quand me quittera cette constante compagne de
ma vie ? Se séparera-t-elle de moi à la mort ? Si j'en croyais des rêves,
que je regardais il y a dix ans comme tout autre chose que des rêves [...] Depuis lors,
j'ai beaucoup étudié mes rêves. Hier soir, jetant les fondements d'une
académie, une idée m'a frappé pour la première fois. Les
médecins parlaient de l'hypocondrie. N'y a-t-il pas en moi quelque chose d'analogue
?
if ($lang=="fr" AND $val['bookId'] < '834') { print "Lettre publiée dans "; } ?>
if ($lang=="en" AND $val['bookId'] < '834') { print "Publish in :"; } ?>
Lettre publiée dans LAUNAY, Louis de. Lettres inédites de Claude-Julien Bredin. Lyon : Académie des sciences, belles-lettres et arts, 1936, p. 191-192
Source de l'édition électronique de la lettre : LAUNAY, Louis de. Lettres inédites de Claude-Julien Bredin. Lyon : Académie des sciences, belles-lettres et arts, 1936, p. 191-192
Autre source de la lettre : original manuscrit Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XXIV, chemise 334
|
Voir le fac-similé : |
Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr937.html
|
|