Pictet, Marc-Auguste à Ampère, André-Marie
Genève,
1er octobre 1814 Si j'ai tardé de quelques jours, très cher et bien précieux ami, de
répondre à votre excellente lettre du 19, ce n'est pas que je ne dusse vous
exprimer de suite combien j'ai été profondément touché du noble
sentiment qui l'a dictée ; au temps où nous vivons, dans la ville que vous
habitez, un procédé comme celui dont je suis l'objet de votre part prend le
caractère le plus remarquable et le plus honorable. Quoi qu'il arrive, je n'oublierai de
ma vie le dévouement plus qu'amical qui dans une circonstance d'épreuve vous fait
sacrifier vos propres intérêts à ceux d'un Collègue à qui
vous ne devez rien, et qui n'a jamais eu le bonheur de rien faire pour vous. J'ai
dû méditer le conseil que vous me donniez, et je n'ai pu ni dû le
méditer seul ; car mes trois filles sont en quelque sorte plus intéressées
que moi à ce que le reste de ma carrière active puisse leur profiter et aux onze
petits-enfants qu'elles élèvent autour de moi. Je me suis confirmé par la
discussion dans l'opinion que je m'étais formée par instinct, avant de l'avoir
raisonnée ; c'est qu'un voyage à Paris dans ce moment me serait plus nuisible
qu'utile. Peut-être penserez-vous comme nous quand vous partirez de nos
données. Vous ignorez probablement que deux personnes pour qui notre chef
a de la confiance et de l'attachement lui ont parlé de moi à plus d'une reprise ;
et que chaque fois il a montré l'intention positive de me conserver ; il a dit
même en propres termes, «que je resterais dans l'Université tant qu'il y
serait conservé lui-même». Seulement, ajoutait-il, peut-être
serait-il «convenable que M. P. [Pictet] suspendît ses fonctions à
Genève, pour que je pusse le défendre plus aisément. Si cette objection
était faite au demeurant, il vaut mieux qu'il ne paraisse pas ici pour que la question
qui pourra le concerner ne s'élève pas intempestivement» etc. Je passe sous
silence les éloges qui me concernaient, et par lesquels il crut plaire à des amis
de son protégé. Quant à la condition, non pas exigée mais
conseillée, de ne pas fonctionner ici, elle était impossible à remplir,
sans un prétexte plausible que je n'avais pas, puisque je n'étais appelé
ni à Paris, ni en tournée. Depuis que j'ai l'honneur d'appartenir à
l'Université, j'ai toujours exercé mes fonctions d'enseignement ici quand elles
ne se trouvaient pas en concurrence avec les devoirs de mon office ; et certes ce
n'était pas dans une époque où Genève retrouvait son
indépendance, et où ses citoyens se devaient plus que jamais à leur Patrie
que l'un d'eux, assez en évidence, pouvait se refuser à payer de sa personne dans
une fonction qu'il exerce depuis trente ans. D'ailleurs, comme je l'écrivis à
cette époque au G. M. [Grand Maitre] en lui rappelant, pour la troisième fois,
que je n'attendais que ses ordres pour être mis en activité, « Je croyais
utile d'employer à l'enseignement ce temps de chômage, afin de ne point perdre de
vue les connaissances sur lesquelles je pourrais être appelé de nouveau à
examiner les élèves. La Science elle-même marche aujourd'hui d'un pas
rapide, et il n'est pas de motif plus puissant pour se maintenir à la suite de ses
progrès que l'obligation de l'enseigner, et celle de publier les découvertes qui
l'enrichissent. Je remplis assiduement ces deux devoirs ». Me voici depuis deux
jours en vacances pour six semaines ; je pourrais donc aller à Paris, sans manquer ici
à aucun devoir ; mais, d'abord je dois respecter l'avis du G. M. [Grand Maitre] de ne
pas m'y présenter qu'il ne m'y appelle ; ensuite, dans votre hypothèse, je m'y
rendrais pour solliciter ; or c'est ce que je n'ai jamais su faire ; et c'est trop
tard pour commencer. Je n'aurais rien à dire sur mon compte que ce qu'on sait
très bien d'ailleurs, et qui aurait mauvaise grâce dans ma bouche. Quelque
prétexte que j'essayasse de mettre en avant ici, ou à Paris, je ne donnerais le
change à personne ; et si j'échouais dans le but présumé de mon
voyage, j'aurais en par dessus la mortification d'avoir fait rire ici à mes
dépens les envieux. Non, mon cher et bon ami, je garderai l'attitude de
l'Université elle-même ; je resterai in statu quo, et passif en attendant
la décision qui me concernera. Je vois, par l'exemple de Maurice ex-préfet,
maintenant Maître des requêtes (1), que l'on n'a pas pour principe d'exclure les
étrangers d'autres fonctions que de la représentation nationale (exception
parfaitement juste) ; si l'on ne veut pas de protestant dans l'état-major de
l'Université, je crois qu'on indispose gratuitement contre elle la masse des protestants
du Royaume, qui n'en sont pas les sujets les moins utiles ; et si l'on en veut un, on n'en
trouvera guère de plus agréable, ou moins désagréable, aux
catholiques. J'en appelle à mes collègues abbés, compagnons de
tournées (2), sur la manière dont j'ai rempli mes fonctions d'Inspecteur sous le
rapport de la religion. Le G. M. [Grand Maitre] sait tout cela il le dira, s'il me veut
réellement du bien, comme je le crois ; et s'il ne m'en veut pas comment tiendrais-je
contre lui ? Je dois donc m'envelopper de mon manteau, et attendre ses ordres, pour aller
rejoindre mes collègues. En attendant, vous me donnez, cher et bon ami,
l'espérance de devenir doublement le vôtre, puisque vous avez la bonté de
tendre la main à notre Société de Physique et d'Histoire naturelle. Vous
serez accepté à l'unanimité dès notre prochaine séance, qui
ne tardera pas beaucoup (3) ; et je serai chargé de vous remercier de l'honneur que vous
voulez bien nous faire, et du cadeau que je présenterai de votre part et qui sera
apprécié de nos collègues. Je n'attends pour convoquer l'assemblée
que le retour de Jurine (4), qui est à Berne depuis quelque temps. On est ici dans
le travail des élections en conséquence de notre nouvelle constitution. On forme
le corps représentatif qui réunira, au nombre de 240 membres, tous les pouvoirs
et les prérogatives de l'ancien Conseil général et souverain de la
République. 180 sont déjà élus, et la quatrième
fournée le sera dans peu. Le choix est fort bon, et ce corps est composé de
manière à représenter véritablement Genève. Nous avons deux
députés au Congrès (5), mon frère, et le chev. d'Yvernois mon
neveu, M. Eynard est secrétaire de légation ; ces deux derniers ont mené
avec eux leurs femmes, très aimables et remplies de talents ; je suis sûr que leur
maison sera l'une des plus agréables de Vienne. Je crois vous avoir dit que j'avais
décliné cette mission, ne la trouvant pas compatible avec ma position dans
l'Université. Nous venons d'avoir pendant quelques jours la Princesse de Galles.
Je l'ai vue tous les jours, et j'ai eu l'honneur de dîner et déjeuner avec elle.
Ses chambellans et son médecin sont des hommes du premier mérite ; trois
d'entr'eux ont fait le voyage de Grèce, et en ont rapporté une foule de
détails intéressants. Le Médecin est excellent naturaliste (6), et a
visité en cette qualité la Grèce, et l'Islande. Il faisait bon le
questionner et l'écouter. La Princesse elle-même est une femme d'esprit, qui cause
bien, et volontiers. Elle a paru goûter Genève. Le temps l'a servie à
souhait pendant son séjour. Adieu cher et bon ami. Faites que le G. M. [Grand
Maitre] m'appelle ; et je pars de suite ; mais tant qu'il ne dit mot je reste ; et il me semble
que je dois rester. Je vous embrasse bien sincèrement. Je ne vous dirai pas de ne point
m'oublier ; je possède un témoignage de votre attachement et de votre
caractère qui ne permet pas le doute à cet égard, et dont je tirerais
gloire si vous ne m'aviez fermé la bouche. Tout restera donc dans le coeur. Adieu.
P. Quand vous verrez notre ami de la rue de Varennes (7), dites-lui que
j'ai reçu son billet par ses recommandés (dont j'oublie le nom sur le nombre
considérable de ceux qui me sont passés par les mains), je les fis assister
à une séance de notre Société, dont ils parurent satisfaits. Notre
amie Mme Gautier (8) est arrivée d'hier ici (son fils est sensiblement mieux).
Faudra-t-il qu'une année se passe sans que j'aie le plaisir d'embrasser ce bon ami, si
digne d'être le vôtre ?
(1) Jean-Frédéric Maurice (1775-1851), professeur honoraire de mathématiques appliquées et
d’astronomie à l'Académie de Genève, était parti pour Paris en 1806, et n'avait pas
tardé à devenir préfet de la Creuse (1807), puis de la Dordogne (1810). Baron d'Empire en
1809, il parvint en effet à se maintenir comme maître des requêtes de 1814 à 1820. Il ne
rentrera à Genève qu'en 1826.
(2) Allusion à ses collègues Roman et Champeaux, qui étaient tous deux d'anciens prêtres.
(3) Elle aura lieu le 20 octobre.
(4) Le chirurgien et naturaliste Louis Jurine (1751-1819), lauréat en 1812 du fameux prix
impérial sur le croup.
(5) Le Congrès de Vienne, qui allait s'ouvrir le 1er novembre.
(6) Il s'agit probablement de Michael Underwood (1736-1820), médecin-accoucheur de la
princesse de Galles.
(7) Sans doute Alibert.
(8) Madeleine Gautier (1767-1938), née Delessert, amie et fidèle correspondante de Pictet,
résidant à Paris. Elle était la sœur de Benjamin Delessert.
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Lettre publiée dans PICTET, Marc-Auguste. Correspondance. Sciences et techniques, t. II Les correspondants français. éd. René Sigrist, Genève : Slatkine, 1998, p.36-39
Source de l'édition électronique de la lettre :
PICTET, Marc-Auguste. Correspondance. Sciences et techniques, t. II Les correspondants français. éd. SIGRIST, René. Genève : Slatkine, 1998, p.36-39
Autre source de la lettre : original manuscrit Bibliothèque nationale de France, Na fr. 9625 [note de René SIGRIST]
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Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr892.html
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