@. Ampère et l'histoire de l'électricité 

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@.ampère

Correspondance d'Ampère, Lettre L892

Présentation de la Correspondance

Pictet, Marc-Auguste      à      Ampère, André-Marie


Genève, 1er octobre 1814

Si j'ai tardé de quelques jours, très cher et bien précieux ami, de répondre à votre excellente lettre du 19, ce n'est pas que je ne dusse vous exprimer de suite combien j'ai été profondément touché du noble sentiment qui l'a dictée ; au temps où nous vivons, dans la ville que vous habitez, un procédé comme celui dont je suis l'objet de votre part prend le caractère le plus remarquable et le plus honorable. Quoi qu'il arrive, je n'oublierai de ma vie le dévouement plus qu'amical qui dans une circonstance d'épreuve vous fait sacrifier vos propres intérêts à ceux d'un Collègue à qui vous ne devez rien, et qui n'a jamais eu le bonheur de rien faire pour vous.
J'ai dû méditer le conseil que vous me donniez, et je n'ai pu ni dû le méditer seul ; car mes trois filles sont en quelque sorte plus intéressées que moi à ce que le reste de ma carrière active puisse leur profiter et aux onze petits-enfants qu'elles élèvent autour de moi. Je me suis confirmé par la discussion dans l'opinion que je m'étais formée par instinct, avant de l'avoir raisonnée ; c'est qu'un voyage à Paris dans ce moment me serait plus nuisible qu'utile. Peut-être penserez-vous comme nous quand vous partirez de nos données.
Vous ignorez probablement que deux personnes pour qui notre chef a de la confiance et de l'attachement lui ont parlé de moi à plus d'une reprise ; et que chaque fois il a montré l'intention positive de me conserver ; il a dit même en propres termes, «que je resterais dans l'Université tant qu'il y serait conservé lui-même». Seulement, ajoutait-il, peut-être serait-il «convenable que M. P. [Pictet] suspendît ses fonctions à Genève, pour que je pusse le défendre plus aisément. Si cette objection était faite au demeurant, il vaut mieux qu'il ne paraisse pas ici pour que la question qui pourra le concerner ne s'élève pas intempestivement» etc. Je passe sous silence les éloges qui me concernaient, et par lesquels il crut plaire à des amis de son protégé.
Quant à la condition, non pas exigée mais conseillée, de ne pas fonctionner ici, elle était impossible à remplir, sans un prétexte plausible que je n'avais pas, puisque je n'étais appelé ni à Paris, ni en tournée. Depuis que j'ai l'honneur d'appartenir à l'Université, j'ai toujours exercé mes fonctions d'enseignement ici quand elles ne se trouvaient pas en concurrence avec les devoirs de mon office ; et certes ce n'était pas dans une époque où Genève retrouvait son indépendance, et où ses citoyens se devaient plus que jamais à leur Patrie que l'un d'eux, assez en évidence, pouvait se refuser à payer de sa personne dans une fonction qu'il exerce depuis trente ans. D'ailleurs, comme je l'écrivis à cette époque au G. M. [Grand Maitre] en lui rappelant, pour la troisième fois, que je n'attendais que ses ordres pour être mis en activité, « Je croyais utile d'employer à l'enseignement ce temps de chômage, afin de ne point perdre de vue les connaissances sur lesquelles je pourrais être appelé de nouveau à examiner les élèves. La Science elle-même marche aujourd'hui d'un pas rapide, et il n'est pas de motif plus puissant pour se maintenir à la suite de ses progrès que l'obligation de l'enseigner, et celle de publier les découvertes qui l'enrichissent. Je remplis assiduement ces deux devoirs ».
Me voici depuis deux jours en vacances pour six semaines ; je pourrais donc aller à Paris, sans manquer ici à aucun devoir ; mais, d'abord je dois respecter l'avis du G. M. [Grand Maitre] de ne pas m'y présenter qu'il ne m'y appelle ; ensuite, dans votre hypothèse, je m'y rendrais pour solliciter ; or c'est ce que je n'ai jamais su faire ; et c'est trop tard pour commencer. Je n'aurais rien à dire sur mon compte que ce qu'on sait très bien d'ailleurs, et qui aurait mauvaise grâce dans ma bouche. Quelque prétexte que j'essayasse de mettre en avant ici, ou à Paris, je ne donnerais le change à personne ; et si j'échouais dans le but présumé de mon voyage, j'aurais en par dessus la mortification d'avoir fait rire ici à mes dépens les envieux. Non, mon cher et bon ami, je garderai l'attitude de l'Université elle-même ; je resterai in statu quo, et passif en attendant la décision qui me concernera. Je vois, par l'exemple de Maurice ex-préfet, maintenant Maître des requêtes (1), que l'on n'a pas pour principe d'exclure les étrangers d'autres fonctions que de la représentation nationale (exception parfaitement juste) ; si l'on ne veut pas de protestant dans l'état-major de l'Université, je crois qu'on indispose gratuitement contre elle la masse des protestants du Royaume, qui n'en sont pas les sujets les moins utiles ; et si l'on en veut un, on n'en trouvera guère de plus agréable, ou moins désagréable, aux catholiques. J'en appelle à mes collègues abbés, compagnons de tournées (2), sur la manière dont j'ai rempli mes fonctions d'Inspecteur sous le rapport de la religion. Le G. M. [Grand Maitre] sait tout cela il le dira, s'il me veut réellement du bien, comme je le crois ; et s'il ne m'en veut pas comment tiendrais-je contre lui ? Je dois donc m'envelopper de mon manteau, et attendre ses ordres, pour aller rejoindre mes collègues.
En attendant, vous me donnez, cher et bon ami, l'espérance de devenir doublement le vôtre, puisque vous avez la bonté de tendre la main à notre Société de Physique et d'Histoire naturelle. Vous serez accepté à l'unanimité dès notre prochaine séance, qui ne tardera pas beaucoup (3) ; et je serai chargé de vous remercier de l'honneur que vous voulez bien nous faire, et du cadeau que je présenterai de votre part et qui sera apprécié de nos collègues. Je n'attends pour convoquer l'assemblée que le retour de Jurine (4), qui est à Berne depuis quelque temps.
On est ici dans le travail des élections en conséquence de notre nouvelle constitution. On forme le corps représentatif qui réunira, au nombre de 240 membres, tous les pouvoirs et les prérogatives de l'ancien Conseil général et souverain de la République. 180 sont déjà élus, et la quatrième fournée le sera dans peu. Le choix est fort bon, et ce corps est composé de manière à représenter véritablement Genève. Nous avons deux députés au Congrès (5), mon frère, et le chev. d'Yvernois mon neveu, M. Eynard est secrétaire de légation ; ces deux derniers ont mené avec eux leurs femmes, très aimables et remplies de talents ; je suis sûr que leur maison sera l'une des plus agréables de Vienne. Je crois vous avoir dit que j'avais décliné cette mission, ne la trouvant pas compatible avec ma position dans l'Université.
Nous venons d'avoir pendant quelques jours la Princesse de Galles. Je l'ai vue tous les jours, et j'ai eu l'honneur de dîner et déjeuner avec elle. Ses chambellans et son médecin sont des hommes du premier mérite ; trois d'entr'eux ont fait le voyage de Grèce, et en ont rapporté une foule de détails intéressants. Le Médecin est excellent naturaliste (6), et a visité en cette qualité la Grèce, et l'Islande. Il faisait bon le questionner et l'écouter. La Princesse elle-même est une femme d'esprit, qui cause bien, et volontiers. Elle a paru goûter Genève. Le temps l'a servie à souhait pendant son séjour.
Adieu cher et bon ami. Faites que le G. M. [Grand Maitre] m'appelle ; et je pars de suite ; mais tant qu'il ne dit mot je reste ; et il me semble que je dois rester. Je vous embrasse bien sincèrement. Je ne vous dirai pas de ne point m'oublier ; je possède un témoignage de votre attachement et de votre caractère qui ne permet pas le doute à cet égard, et dont je tirerais gloire si vous ne m'aviez fermé la bouche. Tout restera donc dans le coeur. Adieu.

P.

Quand vous verrez notre ami de la rue de Varennes (7), dites-lui que j'ai reçu son billet par ses recommandés (dont j'oublie le nom sur le nombre considérable de ceux qui me sont passés par les mains), je les fis assister à une séance de notre Société, dont ils parurent satisfaits. Notre amie Mme Gautier (8) est arrivée d'hier ici (son fils est sensiblement mieux). Faudra-t-il qu'une année se passe sans que j'aie le plaisir d'embrasser ce bon ami, si digne d'être le vôtre ?



(1) Jean-Frédéric Maurice (1775-1851), professeur honoraire de mathématiques appliquées et
d’astronomie à l'Académie de Genève, était parti pour Paris en 1806, et n'avait pas
tardé à devenir préfet de la Creuse (1807), puis de la Dordogne (1810). Baron d'Empire en
1809, il parvint en effet à se maintenir comme maître des requêtes de 1814 à 1820. Il ne
rentrera à Genève qu'en 1826.
(2) Allusion à ses collègues Roman et Champeaux, qui étaient tous deux d'anciens prêtres.
(3) Elle aura lieu le 20 octobre.
(4) Le chirurgien et naturaliste Louis Jurine (1751-1819), lauréat en 1812 du fameux prix
impérial sur le croup.
(5) Le Congrès de Vienne, qui allait s'ouvrir le 1er novembre.
(6) Il s'agit probablement de Michael Underwood (1736-1820), médecin-accoucheur de la
princesse de Galles.
(7) Sans doute Alibert.
(8) Madeleine Gautier (1767-1938), née Delessert, amie et fidèle correspondante de Pictet,
résidant à Paris. Elle était la sœur de Benjamin Delessert.


Lettre publiée dans PICTET, Marc-Auguste. Correspondance. Sciences et techniques, t. II Les correspondants français. éd. René Sigrist, Genève : Slatkine, 1998, p.36-39
  Source de l'édition électronique de la lettre :

PICTET, Marc-Auguste. Correspondance. Sciences et techniques, t. II Les correspondants français. éd. SIGRIST, René. Genève : Slatkine, 1998, p.36-39


  Autre source de la lettre : original manuscrit
Bibliothèque nationale de France, Na fr. 9625 [note de René SIGRIST]


Voir le fac-similé :     
Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr892.html

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