Ampère, André-Marie à Ampère, Jean-Jacques (fils d'Ampère)
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18 juin, jeudi soir [1835] Mon bien cher fils, je profite pour t'écrire de ce qu'au lieu de faire en un jour les
18 demi-postes qu'il y a de Bordeaux à Mont-de-Marsan, M. Daburon a
préféré, je crois, autant pour moi que pour lui, mettre deux jours
à cette route : ce qui nous fait arrêter ici jusqu'à demain matin.
C'est une petite ville à promenades très pittoresques du côté que
nous prendrons demain pour entrer dans le département des Landes. Il y a une très
belle église gothique, mais à ogives très surbaissées, dont
l'extérieur au grand portail n'est presque qu'un demi-cercle. L'intérieur vaste,
mais tout d'une pièce, ne fait point la croix. Je continue à me porter
à merveille et M. Daburon aussi. Le temps, d'abord chaud et ensuite froid et pluvieux,
que nous avons eu à Bordeaux, m'avait un peu fait tousser ; mais cela n'a point tenu
contre deux fumigations de cire : aujourd'hui, c'est un temps admirable et que tout annonce
devoir être durable. J'ai empêché qu'on ne fit, au Collège
royal de Bordeaux, un cabinet de physique dont les fenêtres auraient été au
couchant. Le recteur, le proviseur et l'architecte ont arrêté qu'on le ferait dans
un autre endroit ; il aura les fenêtres en plein midi, grand amphithéâtre,
cabinet, laboratoire de chimie, et une quatrième pièce pour conserver les
produits chimiques ; en un mot, aussi bien situé et aussi complet qu'il l'aurait
été peu là où l'on voulait le faire. J'ai
définitivement arrêté à Bordeaux le tableau complet des sciences,
sauf quelques noms qu'on pourra changer en conservant le même sens. Tu peux communiquer
ce tableau à qui tu voudras, par exemple à l'excellent directeur de
l'Athénée : celui que je t'envoie avec cette lettre. Si quelqu'un désire
en garder une copie, je ne demande pas mieux ; mais, après avoir gardé celui-ci
tant que tu voudras, si tu trouvais une occasion pour le faire passer à M. de Gasparin,
qui pourrait le communiquer ultérieurement à Bredin, tu ferais une bien bonne
action. J'en ai fait faire une copie à Bordeaux, qu'on m'a remise au moment de partir.
Je la garde pour moi, jusqu'à Paris où tu l'auras à mon arrivée.
Elle porte, comme je l'avais d'abord écrit : Astrocinésie, là où je
viens de mettre astroporiologie ; j'ai presque regret de ce changement ; ce mot est trop
barbare. Je te consulte, et là-dessus, et sur tous les autres mots dont
j'espère que tu changeras heureusement plusieurs. Je te prie bien de
m'écrire une petite liste de tes observations et surtout de tous les noms dont
l'étymologie ne se présenterait pas tout de suite à toi ; enfin de ceux
que tu trouveras ridicules. Surtout n'oublie pas que le deuxième point de vue, qui est
propre aux sciences de deuxième ordre appelées analytiques, consiste à
découvrir ce qui reste caché tant qu'on se borne à décrire, dans
les sciences élémentaires, ce que les objets de nos études nous offrent
immédiatement. C'est le propre de l'analyse en mathématiques et c'est ainsi que,
sous les mouvements apparents des astres, sont cachés leurs mouvements réels ;
que, dans les sensations, se trouve enveloppée la croyance à l'existence des
corps et de notre âme, objet, de l'ontologie, sur lequel il y a tant à discuter ;
dans les religions diverses, l'existence de Dieu, objet de la théodicée (religion
naturelle) ; dans les actions humaines, le sentiment de la liberté et le dictamen de la
conscience, objet de la synésiologie, ou, comme j'ai mis, de la
synésiodicée ; dans les traces qu'ont laissées les peuples qui ont
habité les différentes parties de la terre, l'interprétation des monuments
de tous genres, objet de la mnématique ; dans l'ordre social, le principe de
l'autorité ou, comme dit Rousseau, de l'inégalité parmi les hommes, objet
de la cyriarchologie ; dans les lois établies chez ces divers peuples, celui de la
justice apodictique (dicéologie) ; dans leurs différentes langues, les lois de la
grammaire générale ; dans les ouvrages de leurs poètes, orateurs, etc.,
tels que nous les avons, leur véritable sens, leur authenticité, les diverses
variantes, objet de l'herméneutique ; enfin, dans les chefs des beaux-arts, que
décrit la calistographie, se trouve enveloppé ce sentiment du beau
(Kαλλος, Kαλλεος
ou Kαλλιος) qui est l'objet de la calliesthésie
: mot que tu trouveras peut-être à changer en calléonomie comme j'avais mis
d'abord. J'entends par hiérologie, l'histoire et les preuves de la
révélation, les controverses, etc. Joins précieusement cette lettre au
tableau qu'elle ne doit point quitter ! Je t'aime et t'embrasse mille fois de toute mon
âme. A. AMPÈRE Écris-moi à Toulouse,
à quelle époque je pourrai t'écrire à Paris. M. Adrien de Gasparin
est prié de regarder cette lettre comme lui étant écrite par son
reconnaissant ami. A. AMPÈRE
(1) Quatre pages in-4°, sans adresse. L'adresse devait être sur le tableau. La lettre paraît
avoir été adressée de Bazas.
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