Ampère, André-Marie à Carron-Ampère, Julie (1ère femme d'Ampère)
(1)
A Monsieur Périsse-Marsil, libraire, rue Mercière, n° 18, pour remettre à Mme Ampère-Carron, à Lyon.
Bourg,
[19 février 1802, 30 pluviose] Du vendredi à 7 heures du soir – Que de temps s'est écoulé, ma
bonne amie, depuis que je t'ai quittée ! La variété des objets et des
affaires qui m'ont occupé se joint à l'ennui de ton absence pour me faire croire
qu'il y a plus de huit jours que je suis parti de Lyon. Je courus en te quittant dire adieu
à Marsil et à ton cousin et chercher Ballanche de peur qu'il ne restât
fâché contre moi. Il ne put m'accompagner et je m'en trouvai plus libre. J'arrivai
un quart d'heure trop tôt et, voulant en profiter en voyant quelqu'un de ceux que tu
aimes, je fus chez la cousine Empaire ; je ne trouvai que son mari, que j'embrassai de bon
cœur et qui me promit de te porter mes adieux. Je te voyais toujours devant mes yeux
comme je t'avais laissée. Cette idée me poursuivait, ma trop bonne amie. Pourquoi
es-tu si bonne que de tant t'affliger pour moi ? Je ne suis arrivé qu'à 7
heures du matin à cause que la voiture s'est embourbée deux fois. J'ai
été chez M. Riboud (2), chez les jurés, chez le préfet. Les
jurés m'ont fait un acte que j'ai été reprendre et porter chez le
préfet (3). Il m'a très bien reçu les deux fois. M. Riboud m'avait
invité à dîner. J'y ai été à 1 heure ; sa femme te
plaira quand tu la verras ; mais elle a de grands enfants qui me paraissent bien peu aimables.
Elle avait retenu à dîner un petit professeur de mes confrères (4) pour
nous lier. Ce jeune homme me plaît fort ; il loge hors du collège parce qu'il est
marié. Il m'a conduit chez ses collègues avec toute la complaisance possible. Nos
courses ont été assez infructueuses. J'ai pourtant vu en tout trois professeurs,
et le bibliothécaire qui était venu chez M. Riboud après le dîner.
Il a l'air bien bête. Je viens de quitter celui qui m'a montré tant de
complaisance ; il s'appelle Beauregard. Je reviens à toi, ma Julie. Je reviens
écrire le journal que je t'avais promis et qui va être, tant que tu seras loin de
moi, la seule occupation qui me soit douce. Je me trouve séparé de toi comme
pendant ma rougeole. L'absence doit être plus longue, mais tu m'aimes davantage ;
voilà ce qui met mon cœur, quoique plus triste, à peu près dans le
même état. Ma bonne amie, qu'il sent bien tout ce qu'il te disait alors ! Qu'il
sent mieux encore tout ce que tu as depuis fait pour lui ! Tu m'as sacrifié ton repos et
ta santé, ma bonne amie, et tu pleures mon absence comme tu pleurais sous l'amandier
quand tu craignais pour ma vie, dans le temps où je ne t'avais point encore fait de
mal. Sois tranquille sur ma santé, je me porte bien ; que je voudrais que la
tienne fût aussi bonne ! Et mon petit, comment va-t-il ? Appelle-t-il papa ?
J'aurai six ou sept jours de liberté aux environs de Pâques. Mais faudra-t-il que
j'attende jusque-là le bonheur de te voir ? Du samedi soir – J'ai
manqué ce matin l'occasion de t'envoyer ma lettre, ma bonne amie, et l'on m'a dit ce
soir qu'elle ne pourrait partir qu'après-demain, parce qu'il n'y avait de courriers que
les jours impairs de la décade : aujourd'hui, après-demain et toujours en suivant
de même d'un jour l'un. Je vais chercher à diminuer l'ennui que me cause ce
contretemps en continuant mon journal. J'ai porté ce matin mes lettres de
recommandation : I° Celle de M. Allard à son adresse. M. Joly ni sa femme n'y
étaient. J'ai remis la lettre à M. Joly, père, qui la fera parvenir.
2° A M. de Bohan, vieux militaire, chimiste et physicien, qui m'a retenu à
dîner. 3° Chez Mme de Joux, sa sœur, qui m'a fait l'accueil le plus
distingué et m'a dit que son fils suivrait mon cours. 4° Chez M. André,
l'inspecteur des contributions, qui, d'après les lettres des deux Martin, père et
fils, m'a forcé d'accepter un logement chez lui. C'est chez lui que je t'écris ;
il est allé au bal et, comme il m'avait donné toutes ses clefs, je me suis
installé dans sa maison vide. J'ai passé ce matin chez le préfet
pour avoir ma nomination. Je ne l'aurai que demain. Mais elle sera, m'a-t-on promis,
datée d'aujourd'hui premier du mois. J'ai dîné chez M. de Bohan. Je me suis mis en pension à 40 francs par mois, chez M. Beauregard. On me demandait
60 francs à l'auberge de Renaud, où il fallait manger avec les plus grands
sottisiers que j'aie vus de ma vie. Cela passait toute expression. Je viens de souper chez
Beauregard, pour ne pas retourner dans ce corps de garde, où je n'ai pris qu'un repas,
le souper d'hier. J'ai vu ce soir le cabinet de physique, le laboratoire de chimie, et
l'unique petite chambre avec alcôve, petit débarras à mettre un peu de
bois, et un grand grenier que je n'ai pas vu. En voici le plan. Cette chambre est
tapissée d'un papier appartenant à mon prédécesseur. Je
n'achèterais pas ce papier pour six sous. D'ailleurs il peut le déchirer, car on
m'a promis un autre logement. J'ai été fort content des machines de
physique. Le laboratoire de chimie a un grand manteau de cheminée, par où doivent
s'exhaler toutes les vapeurs nuisibles. Il y a assez de ressources pour les
différentes expériences ; je n'ai pu, d'ailleurs, qu'y jeter un coup d'oeil
très rapide. M. Tissier, l'ex-professeur, m'a écrit pour me demander mon adresse
et l'heure où il pourrait me voir, ou pour me prier de passer chez lui. Je m'y suis fait
conduire par la portière de l'École centrale, bonne et pauvre femme, mère
de six enfants, qui ne se peut tirer d'affaire qu'en faisant la chambre et les commissions des
professeurs. Elle avait déjà balayé et bien nettoyé la petite
chambre dont je viens de te donner le plan. Mme Beauregard, qui n'avait plus de
domestique depuis que sa cuisinière était malade, en a arrêté une
nouvelle aujourd'hui ; le domestique de M. André, qui a apporté mon paquet chez
son maître et que je n'ai pas encore vu, est à mes ordres ; ainsi je ne manquerai
pas de gens pour mes commissions. Pour ne pas défaire mon paquet, je
t'écris avec le papier, les plumes et l'encre de M. André. Il veut que j'use de
tout ici comme si j'étais chez moi, et cela durera jusqu'à l'arrivée de
mon lit et de mon bureau, que je ferai porter dans ma petite chambre de professeur. Je
n'aurais pu me passer sans grande difficulté de mes certificats et de mon congé ;
mais mon passeport m'a été inutile (5). Je vais enfin me dédommager, ma
bien-aimée, d'une journée toute de fatigue en te disant encore ce que tu sais si
bien, que je t'aime, que je ne vis que pour t'aimer, heureux du seul bonheur que je trouve
près de toi : à Lyon, en réalité, à Bourg, en
espérance. La peine que je t'ai faite en partant, tes larmes qui me sont restées
sur le coeur, et le délabrement de ta santé, voilà le tourment de ma vie.
Ton absence cessera pour moi, ta santé reviendra, et je n'aurai plus qu'un
événement à désirer, celui dont l'espoir a tout
déterminé. Adieu, ma bonne Julie, dors bien cette nuit ; je vais m'endormir avec
ces douces rêveries de bonheur et ton image près de moi. Pense aussi un peu
à moi ; rêve que, si tu ne me sens pas près de toi, c'est que je me retire
bien au bord du lit à colonnes pour ne pas troubler ton sommeil. Du
dimanche matin – L'accueil que j'ai reçu de M. André étant
entièrement dû aux lettres de recommandation des deux messieurs Martin, j'ai cru
absolument nécessaire de leur écrire une lettre de remerciements ; je l'ai
adressée au fils. Je suis sûr qu'elle ne te plaira pas ; mais, si tu ne la trouves
pas absolument déplacée, tu me feras bien plaisir de la cacheter et de l'envoyer
à son adresse. Du dimanche soir – Je viens chaque soir te dire que je
t'aime, ma charmante amie, et te rendre compte de ma conduite. Je n'ai fait que des pas
inutiles toute la matinée pour tâcher de trouver une heure commode pour les six
personnes qui doivent être présentes à mon installation, qui ne pourra
avoir lieu, après bien des dits et dédits, qu'après-demain, à 8
heures du matin. J'ai reçu ce matin à 10 heures l'acte de ma nomination. Il est
en bonne forme. J'ai vu, cette après-dîner, M. Tissier qui s'est lamenté
tout à son aise. Si tu m'écris, comme je l'attends avec le plus vif désir,
adresse ainsi tes lettres « au citoyen Beauregard, professeur d'histoire à
l'École Centrale du département de l'Ain, près l'église Notre-Dame,
à Bourg, pour remettre s. 1. p. au C. Ampère ». Fais-moi le plaisir
d'acheter et de m'envoyer le plus tôt possible l'ouvrage intitulé : Description et
usage d'un cabinet de physique, par SIGAUD DE LAFOND . Rien n'est plus important pour moi. Adieu, ma bonne Julie. Tu sais tout ce
que mon cœur te dit et cette lettre est déjà assez longue pour te
l'avouer. A. AMPÈRE
(1) Seize pages in-4° avec adresse sur la douzième. Publié en partie par Mme Cheuvreux, p.
170. Ampère avait quitté Lyon le 17 février pour aller professer à l'École centrale de
Bourg, laissant sa femme à Lyon.
(2) Thomas Riboud, né à Bourg, procureur du Roi à Bourg en 1779, procureur général de
l'Ain en 1790, membre de l'Assemblée législative en 1792, emprisonné pendant la Terreur, du
Conseil des 500 en 1798, professeur d'histoire philosophique à l'École centrale de l'Ain,
devint membre du Corps législatif de 1806 à 1811.
(3) Les Écoles centrales départementales, qui cédèrent la place à l'Université, avaient
été instituées par un décret du 25 février 1793, remanié le 25 octobre 1795. Les
professeurs étaient élus par un jury d'instruction. Leur salaire fixe était celui d'un
administrateur de département. Mais il s'y ajoutait une part proportionnelle dans la
rétribution annuelle des élèves, déterminée par l'administration de département et ne
pouvant excéder 25 livres par élève.
En 1801, d'après l'Almanach national, les professeurs de Bourg étaient MM. Gascuel pour le
dessin ; Luc pour l'histoire naturelle ; Valencot pour les langues anciennes ; Clerc pour les
mathématiques ; Tissier (prédécesseur d'Ampère) pour la physique ; Durand pour la grammaire
générale ; Mermet pour les belles-lettres ; Beauregard pour l'histoire. M. Chapuis était
bibliothécaire.
L'acte de nomination d'Ampère porte :
« Bourg, le 30 pluviôse, an 10 [18 février 1802].
[...] Vu le procès-verbal dressé par le jury d'instruction publique à la date de ce jour,
duquel il résulte qu'après avoir examiné le Citoyen André-Marie Ampère..., il est
convaincu que ledit Citoyen Ampère réunissait toutes les conditions requises pour occuper la
place de professeur de physique près l'École centrale de ce département en remplacement du
Citoyen Tissier, révoqué d'après une décision du Ministre de l'Intérieur en date du 24
frimaire dernier [16 décembre 1801], [...] arrête [...] que le Citoyen Ampère sera installé
dans ses fonctions le 1er ventôse par les membres du jury d'instruction publique, après avoir
toutefois souscrit la promesse de fidélité à la constitution de l'an VIII.
(4) Beauregard
(5) Le congé définitif d'Ampère, en date du 12 déc. 1800, porte : Taille 1,774. Cheveux et
sourcils blonds. Yeux gris Nez gros.
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