Ballanche, Pierre-Simon à Ampère, André-Marie
(1)
A Monsieur Ampère, inspecteur général des études à l'Université, professeur à l'École royale Polytechnique, rue des Fossés-Saint-Victor, 19.
Rome,
[29 mai 1824] Je ne suis point étonné, cher ami, de ce que tu trouves le temps long. Ton
fils te manque beaucoup. Je te manque aussi. Mais ce qui doit contribuer à te faire
prendre patience, c'est que ton fils ne perd pas son temps. Il travaille et il enrichit son
imagination. C'est bien autre chose que de lire des livres, ce qu'il fait en ce moment. Songe
à tout ce qui entre dans sa tête pour se reproduire ensuite sous des formes
poétiques ! Cher ami, nous n'avons pas été si favorisés, nous
autres. Mais c'est ton fils et, par conséquent, c'est encore toi. Quant à
moi, mon bon ami, je travaille en effet, je travaille peut-être plus qu'à Paris.
Mais enfin ce que je fais ici j'aurais pu le faire en France plus ou moins. Cependant je suis
loin de regretter ce voyage. Il m'enrichit aussi, quoique je sois arrivé à un
âge où l'imagination a déjà bien perdu de sa puissance. Mais je suis
persuadé que ton fils amasse un trésor que toute sa vie, fût-elle
très longue, ne suffira pas pour en voir la fin. Je trouve tout simple que tu
désires son retour ; aussi je ne te dis l'utilité pour lui qu'afin de te faire
prendre patience. [...] Cher ami, tu as des chagrins, des ennuis. Je ne te dirai pas que
tout le monde en a, cela ne voudrait rien dire. Je conviendrai donc que tu en as plus que
d'autres ; mais je te dirai en même temps qu'il faut que tu mérites plus. Oui,
cher ami, il faut que tu mérites plus. Toute chose a un prix, toute chose doit
être achetée selon sa valeur. C'est une loi de la providence. Sois-en donc
certain, Dieu t'aime comme il nous aime tous ! Il [t'] éprouve comme il nous
éprouve tous. Ce n'est pas à toi, ce n'est pas à moi qu'il faut apprendre
que la vie actuelle ne peut s'expliquer que par la vie future. Heureusement nous avons
été l'un et l'autre élevés dans cette pensée. Cher
ami, j'ai été un peu fâché de te voir la préoccupation pour
une place au Collège de France, parce que je craignais qu'en effet cela ne te
donnât beaucoup d'embarras et d'ennuis. Tu ne sais pas faire avec calme les
démarches nécessaires. Chaque chose devient, pour le moment, comme le but unique
de ta vie. Toutes tes idées prennent, à l'instant même, un ascendant trop
grand. Ensuite tu ne sais pas te résigner. Je ne veux pas te sermonner, ce serait temps
perdu ; mais je te prie de jeter les yeux autour de toi, et tu verras combien il y a de
situations fâcheuses. Cher ami, je t'en conjure, accepte les consolations qui sont dans
ta vie ! Tu as un nom honoré, ton fils l'honorera encore. Il n'est pas donné
à tous les hommes de laisser un nom sur la terre. Ce qui est donné à tous
les hommes, c'est d'arriver à une autre vie, dont celle-ci n'est que la
préparation. Ton fils se porte très bien. Tu n'as aucune inquiétude
à avoir à son sujet. Il est ici comme dans le sein de sa famille. Il ne fait pas
un pas sans nous. Il est recherché de tout le monde. Chacun lui fait fête. Tout
cela ne lui fait point oublier sa famille. Il s'occupe beaucoup de toi. S'il désire des
succès, c'est pour qu'ils fassent ta joie et ta consolation. Adieu, cher ami, je
t'embrasse de tout mon coeur. Ton bien bon ami, BALLANCHE.
(1) Daté par le timbre de la poste. Ballanche était avec Jean-Jacques Ampère et Mme
Récamier à Rome.
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