Ampère, André-Marie à Ampère, Jean-Jacques (fils d'Ampère)
(1)
Bureau restant à Rome, état ecclésiastique
26 janvier 1824 Cher ami, que je me repens de ne t'avoir pas écrit plus tôt, depuis que j'ai
reçu ta dernière qui m'est arrivée le 21 ! Il y a trois jours que j'ai vu
Talma qui m'a dit qu'il pensait pouvoir se charger du rôle d'Alboin, ce qui était
précisément l'objet de tous mes voeux et de la visite que je lui faisais. Il
s'est mis à causer avec moi comme devant en effet le jouer. Je lui ai offert de lui
remettre une nouvelle copie que j'ai fait faire à Chouly ; mais il m'a dit que, pour le
moment, il n'avait pas le temps, mais que, dès que tu serais de retour, il s'occuperait
avec toi de tout ce qui était relatif à ta pièce . Il parle de toi comme d'une espérance de la scène
française, dont elle attend beaucoup de lustre. Il m'a dit qu'il y avait des auteurs qui
faisaient de bonnes pièces à force de travail sans être nés
poètes, mais que tu l'étais et que tu étais inspiré par une verve
et un talent naturels. Il a joint à cela l'éloge complet de ton style, chose sur
laquelle ils sont tous d'accord. Il a reparlé de la nécessité de
préparer les scènes et les événements. Il trouve que tes
dernières corrections sont très bien et remplissent en grande partie cette
condition, à laquelle il attache tant d'importance. C'est donc à, ton retour que
tu arrangeras tout avec Talma pour obtenir un tour de faveur, pour distribuer les rôles,
etc. M. Andrieux, que j'ai vu l'autre jour, m'a chargé de tant de choses pour toi que je
ne peux me les rappeler, mais tu y suppléeras ; c'est aussi là un de tes
admirateurs. Que diront-ils de la Juive quand elle sera faite. Quand m'en
enverras-tu quelque chose ? Mais surtout quand seras-tu de retour ? Je n'ai jamais
été si malheureux que je suis, si accablé d'ennuis et surchargé de
travail. Je n'ai plus de consolation et, sans le plaisir inexplicable que j'éprouve
à regarder mon jardin depuis que j'y ai pratiqué de nouveaux sentiers, je ne sais
pas ce que je serais devenu. Encore ce plaisir est bien empoisonné par l'idée des
journées que j'ai dépensées pour lui donner cette nouvelle forme. Je n'ai
rien acheté ; tout était là, ou m'a été donné gratis
; mais enfin j'ai dépensé plus que je ne croyais en journées, et ensuite
m'est survenu une catastrophe bien inattendue, que je dois d'abord te raconter. Quand je
faisais des tournées, je prenais avant de partir une somme à l'Université
; au retour, on faisait le compte des postes à 10 francs par poste et des jours de
séjour à 12 francs par jour. A toutes les autres tournées, il y avait un
surplus dont on me tenait compte. Il y a dix-huit mois que j'en avais fait une, pour laquelle
j'avais reçu d'avance 2000 francs dont une partie y fut dépensée et le
reste fut employé au voyage de Genève, où je convertis à ma
théorie électro-dynamique les physiciens de ce pays. A mon retour, j'oubliai de
faire régler mon compte ; on a voulu mettre tout en règle au commencement de
cette année et j'ai reçu une lettre de l'Université où l'on m'a
demandé mon compte des postes et des jours de séjour de ma tournée en
1822. J'ai fait mon compte et, au lieu d'avoir un supplément à réclamer,
il s'est trouvé que j'avais reçu 352 francs de plus qu'on ne me devait
d'après mon propre compte. Je finirai ce récit à la page suivante parce
que je cède un moment la plume au pauvre chat. [Albine à son frère]
Mon cher frère, j'ai été bien contente, lorsque papa m'a dit qu'il y avait
dans sa lettre une petite lettre pour moi. Je te remercie bien de la bonne année que tu
me souhaites ; je te la souhaite enfin de tout mon coeur, pour que tu te portes bien et que tu
t'amuses bien. Ma tante et ma cousine ont été bien sensibles aux souhaits que tu
formes pour elles. Elles en forment de bien sincères pour toi et elles t'embrassent de
tout leur coeur. Lorsque tu reviendras, tu ne pourras pas reconnaître le jardin,
tant il est changé ; mais tu le trouveras sûrement bien joli. La promenade est
augmentée, il y a beaucoup de petits sentiers qui n'y étaient pas. Nous pensons
à ton retour avec bien du plaisir, nous aurons bien du plaisir à t'embrasser.
Adieu, mon cher frère, je t'embrasse de tout mon coeur et suis avec amitié
Ta soeur ALBINE A. [Continuation par Ampère.] Je reprends le récit
de ma mésaventure. Là-dessus arrive une lettre de l'Université qui
m'invite à verser cette somme à sa caisse. Je ne sais ce que je serais devenu si
je ne m'étais trouvé avoir encore dans les mains presque tout ton argent, savoir
: Reçu de M. Marchoux
Fresnel…………………………&hellip
………………………140 fr De M.
;…..175 Du locataire du
……………………………&helli
rez-de-chaussée………………40 Total
p;…………355 sur lesquels j'avais payé :
bottier…………………………&hellip
Au ;……….. 51, 50 A ma soeur pour la chambre du
……………………………&helli
4e……………15 Total
p;………….66,50 Il me restait dans les mains 288 fr. 50,
dont tu destinais 100 francs à mon cousin (2). J'allais t'envoyer une lettre de change,
comme tu me le dis dans une précédente lettre, d'environ 200 francs, quand cette
lettre est venue de l'Université. J’ai donné tout ce qui me restait, et
j'ai été obligé d'emprunter 50 francs à Fresnel pour faire aller le
ménage, qui est du reste d'une stricte économie depuis le départ de mon
cousin. Je me trouve ainsi forcé de ne t'envoyer de l'argent que sur mon mois de
février que je recevrai les premiers jours de mars ; car ma soeur, n'ayant pas
reçu grand'chose des mois de novembre et de décembre, tant à cause de ces
malheureuses journées d'ouvriers que d'un compte dû à M. Pixii pour des
instruments depuis près d'un an, et de l'époque du jour de l'an, s'est
endettée dans la maison envers Mme Guillemard, de sorte qu'elle demande comme
nécessaire le mois de janvier que je recevrai bientôt, promettant de me mettre
ensuite au courant. Je rie savais quel parti prendre quand j'ai reçu la lettre où
tu me dis que Morel t'a envoyé de l'argent. Je suis un peu moins tourmenté depuis
que je sais cela, espérant que tu pourras ainsi attendre le mois de mars, où tu
recevras les 200 francs. Il faut que je t'explique les 15 francs donnés à ta
soeur. C'est au lieu de 25 francs que tu lui aurais dus pour la petite chambre du
quatrième pendant les derniers trois mois. On l'a louée à quelqu'un qui a
donné 10 francs pour emménager trois semaines avant la fin de ton dernier
trimestre ; par là, au lieu de 25 francs, tu en as été quitte moyennant 15
francs. Voilà des détails bien ennuyeux. Rien d'ailleurs de nouveau que les
tracasseries de l'Institut. M. Hachette avait été nommé. Je crois que M.
Navier aurait dû l'être sous le rapport des titres scientifiques ; mais ce n'est
pas pour cela que sa nomination a été rejetée. M. Navier a
été nommé aujourd'hui. C'est un homme qui a fait de bonnes choses en
mécanique et qui ne s'occupe que de cela. Mais toutes ces circonstances m'ont à
peu près brouillé avec M. Hachette qui m'avait offert de faire passer mes lettres
et livres en Angleterre relativement à mes travaux sur l'électricité.
J'ai, néanmoins, beaucoup de crainte que ceux dont il s'était chargé ne
soient pas parvenus ; car je n'ai point eu de réponse des Académies
d'Édimbourg et de Cambridge, auxquelles j'avais, par son moyen, adressé mes
ouvrages. L'espoir qu'on montera la représentation de ta tragédie
dès que tu seras de retour, que Talma y jouera et que le succès sera comme celui
de l'École des vieillards, qui fait toujours foule, me console de ces
désagréments et de l'inquiétude relative à mon cousin qui ne m'a
plus donné signe de vie. Je sais seulement qu'il est toujours dans le même
hôtel garni. Voici une lettre de Ballanche que j'ai reçue du
sous-préfet de Provins, ce bon Dupré qui est toujours le même ; il m'a
aussi écrit et je n'ai pas encore pu lui répondre. Nous t'embrassons tous bien
tendrement. Embrasse pour moi Ballanche et Dugas. Tu sais si ton père t'aime. A. AMPÈRE
(1) Huit pages in-4°.
(2) Le cousin Sarcey de Sutières (voir A. 381).
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