Ampère, André-Marie à Faraday, Michael
(1)
Paris,
18 avril 1823 Monsieur, Depuis qu'au retour du voyage que j'ai fait l'année dernière,
j'ai reçu la dernière lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire,
je me suis toujours proposé de répondre avec détail aux différentes
parties de cette lettre ; mais diverses occupations qui ne me laissaient pas un moment à
moi, m'ont toujours empêché d'achever ce que j'avais commencé de vous
écrire, et les résultats démonstratifs en faveur de ma manière de
concevoir la cause à laquelle les aimants doivent toutes leurs propriétés,
qu'ont obtenus MM. Savary et de Monferrand [Demonferrand] en calculant l'action mutuelle d'un
aimant et d'un conducteur ou de deux aimants, d'après la formule par laquelle j'ai
représenté dans le temps l'action de deux conducteurs, ont rendu inutile une
grande partie des détails où j'avais cru devoir entrer pour justifier ma
théorie : en sorte que, toujours privé du temps nécessaire pour la
développer complètement, je me bornerai dans cette lettre à en
déduire trois conséquences que l'expérience vérifie, mais qui
peuvent paraître, au premier coup d'oeil, des objections contre cette théorie,
quoiqu'elles en soient réellement de nouvelles preuves. La première est le
résultat très curieux que vous avez obtenu et que m'a communiqué M.
Hachette, relativement à la rotation d'un aimant flottant dans du mercure. Si j'ai
bien conçu cette intéressante expérience, un fil conducteur MON (fig. 1),
plié en fer à cheval et mobile autour de la verticale KO, communique par son
milieu avec une des extrémités de la pile, que je supposerai
l'extrémité positive pour fixer les idées ; il plonge en MN dans le
mercure que contient le vase CDEF (2). Dans la même verticale KO se trouve l'axe d'un
aimant flottant AB. Voyons d'abord ce qui doit arriver d'après ma théorie !
Le courant électrique des branches OM, ON, allant en s'approchant de l'aimant, doit,
d'après ce que vous pouvez voir dans les différents endroits de mon recueil
où il est question des mouvements de, rotation continue, tourner en sens contraire des
courants que j'admets dans l'aimant, par un mouvement rétrograde, et la réaction
égale à l'action tend à faire tourner l'aimant dans le sens opposé,
c'est-à-dire dans le sens même des courants de l'aimant.
L'électricité positive, arrivée au point M, N, produit, dans le mercure
que je suppose en communication avec l'extrémité négative de la pile, des
courants électriques qui vont en s'éloignant de l'aimant : en sorte que le
mercure tend à tourner autour de l'aimant, comme dans l'expérience de Sir H.
Davy, suivant le sens des courants que j'admets dans l'aimant et que ce dernier tend à
tourner en sens contraire par la réaction correspondante à l'action qu'il exerce
sur le mercure. Celles qui ont lieu entre les courants électriques du fer à
cheval et ceux du mercure ne peuvent d'ailleurs produire aucun effet, parce que leur restante
[sic] est dans le plan vertical qui passe par l'axe de rotation KO, quand on suppose, comme je
le fais ici, tout symétrique des deux côtés de cet axe. Ainsi il y a,
dans cette expérience, quatre tendances des différents corps qu'on y
considère, à tourner autour de KO. Celle du fer à cheval sera dans un
sens, celle du mercure dans l'autre, et l'aimant en a deux en sens opposés, pour
lesquelles le calcul donne des valeurs égales lorsque le vase où est le mercure
est assez grand pour qu'on puisse considérer les courants comme indéfinis.
L'aimant ne tournera donc pas, le fer à cheval tournera très sensiblement dans le
sens opposé au courant de l'aimant, parce qu'il a peu de masse, et le mercure tendra
à tourner dans le sens des mêmes courants, mais beaucoup plus lentement à
cause de sa masse bien plus grande. Il se pourra même que les frottements suffisent pour
empêcher ce mouvement. Si maintenant on vient à lier ensemble l'aimant et le
fer à cheval, leur action mutuelle ne pourra plus rien produire, puisque, la
réaction étant toujours égale et opposée à l'action,
l'action mutuelle des diverses parties d'un système solide ne peut tendre à le
mouvoir en aucune manière ; mais la tendance à tourner en sens contraire,
imprimée à l'aimant par les courants du mercure, n'étant plus
équilibrée par celle que lui imprimait le fer à cheval, devra alors avoir
son effet, et le système composé du fer à cheval et de l'aimant tournera
dans le sens opposé à celui des courants que j'admets dans cet aimant, avec un
moment de rotation égal à celui du mercure pour tourner dans le sens des
mêmes courants, mais plus rapidement parce que la masse de ce système est sans
doute dans votre appareil bien moindre que celle du mercure. Si cette dernière est fort
grande et qu'il y ait quelque difficulté qui s'oppose au mouvement du mercure, on
n'observera que celui de l'aimant uni au fer à cheval, mouvement absolument identique
à celui de l'aimant flottant que j'ai fait tourner autour de son axe au mois de
décembre 1821, et que je vous ai écrit dans le temps. Ces
phénomènes qu'annonce d'avance ma théorie ne sont-ils pas
précisément ceux que vous avez observés ? La seconde
conséquence de cette théorie, sur laquelle je n'aurai que peu de choses à
vous dire, parce que c'est un des résultats des calculs de M. Savary qui seront
bientôt publiés, consiste dans ce qu'un aimant dont un des pôles est dans
l'axe du fer à cheval mobile tend à le faire tourner dans le même sens,
soit que cet aimant soit dans une situation verticale, inclinée ou horizontale. Non
seulement M. Savary a trouvé que le mouvement de rotation devait, d'après ma
formule, avoir, dans ces trois cas, lieu dans le même sens, en considérant
l'aimant comme un assemblage de courants électriques, mais encore que l'action de
l'aimant restait la même quand on supposait l'aimant très long. Je ne vous
rappelle ce résultat que parce que j'ai lu dans un ouvrage de M. Barlow, que ce savant
distingué a eu la bonté de m'envoyer, que ce fait paraissait opposé
à ma théorie et qu'il le regardait comme la seule objection qui l'empêchait
d'adopter ma manière de ramener l'action des aimants à celle des courants
électriques. Je suis on ne peut plus chagrin de n'avoir pas encore pu trouver le temps
d'écrire à M. Barlow pour le remercier de l'envoi qu'il m'a fait de son livre, et
lui expliquer comment le fait en question est une conséquence nécessaire de ma
théorie, loin d'être une objection contre elle. La troisième
conséquence est relative à la manière dont un fil de fer ou plutôt
d'acier AB (fig. 2), roulé en hélice, doit s'aimanter par l'action d'un courant
CD qui parcourt un conducteur rectiligne indéfini CD. D'après ma manière
d'expliquer les phénomènes que présentent les aimants, si l'on
considère, sur chacune des spires du fil d'acier, les deux points P, Q, où la
surface cylindrique qu'elles forment est touchée par deux plans passant par CD et
tangents à cette surface, la moitié PMQ d'une spire comprise entre ces deux
points du côté du conducteur s'aimantera, comme on le voit dans la figure, de
manière que son pôle austral sera en P et son pôle boréal en Q,
tandis que la moitié QNP de la même spire qui est comprise entre les points Q et
P' du côté opposé au conducteur CD s'aimantera de manière que son
pôle boréal sera en Q et son pôle austral en P', en sorte qu'il y aura, sur
les deux côtés du cylindre où la surface est touchée par les deux
plans tangents dont j'ai parlé tout à l'heure, il y aura en P, P', P", etc., une
suite de points conséquents ayant les propriétés d'un pôle austral
d'un aimant et, en Q, Q', Q", etc., une suite de points conséquents ayant les
propriétés d'un pôle boréal, tandis que, si le conducteur passait
dans l'intérieur de l'hélice de fil d'acier, tous les points de ce fil devraient
être aimantés dans [Fig. 2 voir fac-similé] le
même sens, sans point conséquent, et avec un pôle austral en A et un
pôle boréal en B. Dans ce dernier cas il n'y a de pôles qu'aux
extrémités de l'hélice en fil de fer, et cependant elle présente
des propriétés différentes de celle des aimants qui vient de ce que les
petits courants électriques d'une pareille hélice sont, d'après ma
théorie, dans des plans qui passent par son axe et que ceux d'un aimant sont, comme les
spires de l'hélice, formées avec un fil conducteur, dans des plans sensiblement
perpendiculaires à son axe. C'est pourquoi cette dernière hélice agit
précisément comme un aimant, et que celle d'un fil d'acier aimanté comme
je viens de le dire agit d'une manière différente qui ressemble à certains
égards à celle que j'ai découverte entre les courants électriques
rectilignes des conducteurs voltaïques, auxquels les auteurs de théories
opposées à la mienne ont voulu les assimiler. Mais il n'en est pas de même
à l'égard du mouvement de rotation continu que la physique doit à vos
belles expériences, puisqu'on l'obtient par l'action mutuelle de deux conducteurs
voltaïques convenablement disposés, et qu'on ne peut jamais l'obtenir avec des
hélices de fil d'acier aimanté, comme le prouve l'expérience
conformément à ma théorie. Il me semble qu'il suffirait d'examiner avec
l'attention convenable la manière dont cette théorie rend raison des
différents phénomènes qu'on observe en faisant agir les uns sur les autres
les conducteurs voltaïques rectilignes ou circulaires, les aimants ou les hélices
formées avec ces conducteurs et enfin les hélices de fils d'acier aimanté
par un conducteur voltaïque placé : 1° au dedans de ces hélices ; 2°
au dehors des mêmes hélices, pour qu'il ne restât plus de doute sur sa
conformité avec l'état réel des choses. Vous me disiez avec raison,
Monsieur, dans votre dernière lettre, que d'autres physiciens avaient proposé des
théories différentes de la mienne, qu'ils avaient annoncées comme devant
rendre raison non seulement des phénomènes déjà découverts,
mais de ceux qu'on devait découvrir par la suite, et que, cette prédiction de
leur part ayant été complètement démentie principalement par votre
découverte du mouvement de rotation continu, qui est en contradiction avec ces
théories, vous hésitiez à adopter la mienne dans l'appréhension
qu'il lui arrivât à son tour la même chose. En approuvant entièrement
cette sage réserve de votre part, je vous prierai cependant de me permettre une
observation qui me paraît de quelque importance. Il y a près de trois ans que j'ai
conçu ma théorie ; j'en ai publié tous les principes dans les conclusions
du mémoire que j'ai lu à l'Académie royale des Sciences le 25 septembre
1820. Depuis, de nouveaux phénomènes que je ne pouvais prévoir ont
été découverts par divers physiciens. Le plus remarquable de tous vous est
dû, celui du mouvement de rotation continu. Tous ont été de nouvelles
preuves de ma théorie, qu'elle aurait pu faire prévoir d'avance. N'est-ce pas le
cas de dire avec le philosophe de Rome : " Opinionum commenta delet dies,
naturæ judicia confirmat " (3). M. Seebeck vient de produire le courant
électrique par l'influence de la différence de température des points de
contact entre deux sortes de métaux dont on forme un circuit fermé. M. OErsted,
qui est actuellement à Paris, vient de communiquer à notre Académie des
expériences où il a agrandi considérablement le domaine de ces
expériences en multipliant le nombre des contacts entre l'antimoine et le bismuth et les
alternatives de chaud et de froid dans ces contacts (4). Il a trouvé que, dans cette
pile qu'il a nommée thermoélectrique, la tension était extrêmement
faible, en sorte que le courant ne s'établissait qu'à cause de cette faiblesse de
la tension électrique produite par ce moyen, on n'observait aucune
élévation de température dans les fils conducteurs même les plus
fins, que l'intensité du courant dans des circuits de même étendue
croissait à la vérité avec le nombre des contacts des deux métaux,
lorsque ces contacts étaient alternativement à deux températures
différentes, mais qu'elle diminuait pour un même nombre des mêmes contacts,
à mesure que le circuit devenait plus long, précisément en raison inverse
de sa longueur. Ces découvertes relatives à un nouveau moyen de développer
l'électricité semblaient devoir rester indépendantes de ma théorie,
et cependant combien n'y sont-ils pas favorables : 1° En montrant, dans des circuits
entièrement métalliques, comme je suppose ceux des particules des aimants,
l'existence de courants électriques produits par une force électromotrice
très faible, parce que la résistance opposée par un circuit tout
métallique est aussi très faible. 2° En montrant, dans les alternatives
de chaud et de froid des contacts, une cause du développement de
l'électricité dynamique qui ne peut manquer d'avoir lieu entre les
différents matériaux de notre globe, à mesure que le soleil en
échauffe successivement les diverses régions, principalement dans celles sur
lesquelles il agit avec plus de force. 3° En détruisant directement
l'objection qu'on m'avait faite sur ce que la température des aimants où j'admets
des courants électriques n'est pas plus élevée que celle des autres
corps. 4° En montrant que la force électromotrice des courants
électriques des aimants peut être très faible, et ces courants avoir une
très grande intensité, puisque cette intensité croît pour une
même action électromotrice, dans le même rapport où la longueur du
circuit diminue, et que la longueur des circuits que j'admets autour de chaque particule d'un
aimant, ne peut être qu'extrêmement petite. Voilà, Monsieur, les
observations que je vous soumets à la hâte, partagé que je suis entre une
foule d'occupations obligées, qui ne me laissent pas le temps de m'occuper comme je le
voudrais, de cette nouvelle branche de physique à laquelle je voudrais pouvoir donner
tout mon temps. Elle vous doit la découverte du plus singulier de tous les
phénomènes dont elle se compose. Elle en attend bien d'autres de votre part, qui
finiront sans doute par faire adopter généralement une théorie en faveur
d'une théorie [sic] qui réunit en sa faveur les démonstrations de
l'expérience et celle du calcul. Théorie que je ne peux m'attribuer que parce que
j'en ai le premier eu l'idée, car elle est une conséquence si naturelle des faits
qu'elle n'aurait sans doute pas tardé à être imaginée par d'autres
si je ne m'étais pas occupé de ce sujet. J'ai l'honneur d'être,
Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. A.
AMPÈRE
(1) Quinze pages in-4°. L'original, appartenant à The Institution of Electrical Engineers,
est de la main d'un copiste. Une autre rédaction toute différente et beaucoup plus longue de
cette lettre a déjà paru dans Ann. de Chim. et de Phys., t. 22, p. 389 ; Recueil
d'observ. électr., p. 365 ; Mém. sur l'Électro-dyn., t. 2, p. 384 à 394. Cette
dernière est évidemment postérieure.
(2) La figure dessinée sur la lettre et exactement reproduite ici porte par erreur CDDE.
(3) CICÉRON. De Natura Deorum, Livre II, Chap. II.
(4) Séances des 3 et 31 mars 1823.
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