Ampère, André-Marie à Roux-Bordier, Jacques
(1)
à M. Bredin fils, professeur d'anatomie à l'École vétérinaire de Lyon, près des portes de Vaise, pour remettre à M. Roux-Bordier, à Lyon (Rhône)
Dimanche 21 février [1807] Mon cher ami, Votre lettre insérée dans celle de Déroche,
m'a fait un grand plaisir, car il n'en est point pour moi qui surpasse celui de recevoir des
nouvelles de mes amis. Je songe sans cesse à eux, et je pense toujours aux moments si
doux que j'ai passés avec eux. Vous me demandez mille choses de mon cours qui me
prouvent que vous en avez une idée bien au-dessus de ce qu'il est réellement. Je
n'ai pas le temps de me préparer suffisamment, souvent je dis ce qui me vient dans le
moment à la bouche ; il a été cependant fort suivi tant que je n'ai pas
été trop métaphysicien ; mais mes systèmes et classifications
psychologiques n'ont pu être bien saisis que par un petit nombre des auditeurs. A mesure
que je m'étendais sur ce sujet, je voyais à chaque séance la salle moins
pleine qu'à la précédente, en sorte que j'ai été
obligé de glisser sur beaucoup de points et que je me suis jeté le plus tôt
que j'ai pu sur le calcul mathématique des probabilités, sujet assez difficile
à traiter devant des personnes qui ne savent pas l'algèbre, car on est
obligé de se traîner sur des cas très particuliers. Tout cela ne fait que
redoubler le dégoût que m'inspirent toutes les vaines et inutiles sciences dont
l'homme est si fier. En est-il une qui vaille le moindre sentiment que le beau moral nous
inspire ? Non, mon cher ami, le temps que j'ai passé à. Lyon lors de notre
liaison avec Bredin, Barret et Bonjour, et où je me croyais si malheureux, est celui que
je regretterai toute ma vie. Thénard vient de faire une découverte
admirable en chimie. Je ne la connaissais pas ; je fus hier à la Société
philomathique dont je suis membre depuis quinze jours (2) ; il nous la lut. Voici les faits
: 1° Un mélange d'acide muriatique et d'alcool chauffé à
un degré de température particulier donne une sorte d'éther toute
différente des éthers sulfurique et nitrique ; personne jusqu'à lui n'en
avait obtenu assez pour l'examiner, et c'était toujours en si petite quantité que
la plupart des chimistes niaient l'existence de l'éther muriatique. Cet éther,
qu'il a pu obtenir en quantité, présente ces phénomènes. Il est
liquide au-dessous de 10° de température, alors plus lourd que l'alcool ; il suffit
d'en mettre un peu dans l'eau pour lui donner un goût à la fois sucré et
éthéré qui est infiniment agréable, et rafraîchit la bouche
presque comme la menthe poivrée. Il devient gaz permanent, deux fois et demie aussi
lourd que l'air atmosphérique, au-dessus de 11 ou 12°, en sorte qu'en en versant du
liquide sur la main, il y bout avec tant de force qu'on le sent secouer la main et qu'il la
laisse très sèche en la refroidissant considérablement. Ce gaz se
reçoit dans des cloches sans se mêler à l'eau pourvu qu'elle soit à
une vingtaine de degrés de température. Soit le gaz, soit le liquide n'ont aucune
action sur la potasse, ne troublent nullement la dissolution nitrique d'argent,
n'altèrent point du tout les couleurs bleues les plus délicates aux acides, nulle
trace d'acide ; eh bien ! voici la merveille : ce gaz, en brûlant avec une belle flamme
verte, donne en abondance de l'acide muriatique dont la vapeur suffocante précipite le
nitrate d'argent, rougit fortement les couleurs bleues, etc. Le même gaz passé
dans un tube rouge de feu et purgé d'air, redonne précisément, autant
qu'on peut le mesurer, l'acide muriatique qui a disparu dans sa fabrication, et cet acide fait,
sec, plus du quart de son poids, en sorte qu'il y en a plus dans ce gaz que dans la plupart des
muriates, et cependant nulle trace d'acidité tant qu'on ne le décompose pas. De
là, deux seules hypothèses possibles : 1° L'acide muriatique,
restant lui-même, contracterait avec un hydro-carbure peut-être
oxygéné, fourni par l'alcool, une union qu'aucune autre affinité de
potasse ou d'oxyde d'argent ne pourrait rompre et qui masquerait toutes ses
propriétés, ce qui serait un fait opposé à tout ce qui est connu
jusqu'à présent. 2° L'acide muriatique serait décomposé,
et tous ses éléments resteraient avec ceux de l'alcool dans le gaz, puisque cet
acide se retourne sans addition d'aucune autre substance, M. Thénard et M. Berthollet
fils penchent pour cette dernière opinion, sans oser se prononcer. On va soumettre ce
gaz à toutes les épreuves qui pourront éclaircir ce doute, et prouver
enfin cette décomposition de l'acide muriatique si elle a lieu. Je viens
d'imaginer une troisième hypothèse. L'acide muriatique aurait une base
hydro-carbure. L'alcool en fournirait une nouvelle quantité ; le gaz éther serait
l'oxyde de cette base, peut-être uni à de l'éther ordinaire. Mais alors,
si, au lieu de le décomposer dans un tube purgé d'air, on le décomposait
dans un tube où serait de l'oxyde de manganèse, on obtiendrait plus d'acide
muriatique. Je ne crois nullement à cette hypothèse ; mais je ne laisserai pas de
proposer à Thénard de faire cette expérience. Il va tenter des recherches
analogues sur l'acide fluorique. Voila, mon cher ami, des faits bien nouveaux ; mais cui
bono ? Il en est de même de toutes les sciences. Vanitas vanitatum. Mais
non pas de l'amitié que je vous ai vouée, elle durera autant que ma vie. Je vous
embrasse de tout mon cœur et vous prie d'embrasser pour moi tous nos amis.
A. AMPÈRE
(1) Sept pages in-4°, 16 x 20, adresse sur la huitième. Communiqué par M. Paul Chaponnière,
arrière-petit-fils de Roux-Bordier, et partiellement publié en annexe. Le dimanche 21
février a été réalisé en 1808, 1813, 1819, 1824.
(2) Les premières communications d'Ampère à la Société philomathique sont de 1821.
if ($lang=="fr" AND $val['bookId'] < '834') { print "Lettre publiée dans "; } ?>
if ($lang=="en" AND $val['bookId'] < '834') { print "Publish in :"; } ?>
Correspondance du Grand Ampère, tome III, p.
902-903-904
Source de l'édition électronique de la lettre : DE LAUNAY (Louis). Correspondance du Grand Ampère. tome III. Paris : Gauthier-Villars, 1943. p. 902-903-904
Autre source de la lettre : copie Lyon, Bibliothèque municipale, Ms 6205 (1) (Photocopie du manuscrit original)
Autre source de la lettre : original manuscrit Collection L. Pierce Williams (Sept pages in-4°, 16 x 20, adresse sur la huitième. [note de Louis DE LAUNAY]) Dans la Correspondance du Grand Ampère, Louis DE LAUNAY précise au sujet de cette lettre que le manuscrit lui en a été "communiqué par M. Paul Chaponnière,
arrière-petit-fils de Roux-Bordier".
Autre source de la lettre : copie Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton I, chemise 1 (Copie typographiée, sans date.) L'original n'étant plus disponible, c'est au fac-similé de cette copie que nous renvoyons ici.
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Voir le fac-similé : |
Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr573.html
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