Ampère, André-Marie à Roux-Bordier, Jacques
(1)
à Genève (Suisse)
Paris,
28 mars 1817 Mon bien cher ami, je pense que M. Gosse vous aura communiqué une lettre autant
adressée à vous qu'à lui et contenant la réponse à la partie
politique de la lettre que vous m'avez fait l'amitié de m'écrire et dont je vous
fais mille et mille remerciements ; car vous savez quelle félicité c'est pour moi
d'en recevoir de ces excellents amis de Lyon parmi lesquels vous tenez un des premiers
rangs. Quant à la partie psychologique, je me propose depuis lors d'y
répondre directement ; mais ce n'est pas une petite affaire. Vous me dites que vous ne
me demandez pas où j'en suis, mais où en est M. de Biran [Maine de Biran], parce
que mon tableau n'est pas parvenu à sa perfection et que M. de Biran doit s'être
arrêté à quelque chose désormais invariable. C'est
précisément le contraire. Je vais d'abord vous prouver que le tableau l'est
à jamais en en joignant une copie à cette lettre, où il ne peut plus y
avoir rien à changer, comme vous vous en assurerez en le parcourant : non seulement par
lignes horizontales, ce qui donne l'ordre chronologique de nos connaissances, divisé en
deux époques, dont l'une dure jusqu'à ce qu'on apprenne à parler, et
l'autre depuis lors jusqu'à la fin de la vie, mais encore en comparant les termes qui
occupent des places correspondantes dans chaque système, en sorte que vous voyiez
comment l'on passe d'une combinaison du premier (système subjectif) à celle qui
lui correspond dans le dernier (système rationnel), par les combinaisons correspondantes
des deux systèmes intermédiaires. Voyez et jugez, dites-moi ensuite si vous
persistez dans l'opinion où vous étiez en 1815 qu'il n'y a point d'harmonie ! Ce tableau n'est rien en comparaison de la théorie qui démontre la
réalité objective en la rendant à la fois indépendante de la
sensibilité et de l'hypothèse de Kant et des Écossais, qui ne sont les
unes comme les autres que des idées innées sous une nouvelle
dénomination. C'est cette théorie dont M. de Biran a posé les
fondements et que j'ai développée en y joignant celle que j'avais faite avant de
venir demeurer à Paris. Ces fondements ont été adoptés et
enseignés à son cours par le professeur de philosophie la Faculté de
Paris, M. Cousin. Mais, au lieu de les compléter comme moi, il le fait en y joignant une
partie de la théorie de Reid et de Kant. Cela le rejette dans les mêmes
inconvénients de tendance sceptique que s'il était Reidiste pur, ou Kantiste pur
; mais il n'en convient pas et croit l'éviter par des raisons qui ne sont qu'un simple
paralogisme transcendental, tel que celui que Kant a si sérieusement
réfuté. En vous parlant tout à l'heure de l'indécision des
idées de M. de Biran, j'avais l'esprit plein de ce qu'il hésite sans cesse, pour
compléter sa psychologie, entre M. Cousin et moi. Nous nous réunissons tous trois
chez lui tous les lundis après dîner pour discuter sur ces
matières-là. Tantôt il penche du côté de M. Cousin,
tantôt du mien. Cependant il est évident que, sur ce point-là, c'est
moi qui ai raison. N'est-ce pas, mon cher ami, que c'est l'objectif qui produit primitivement
le subjectif et non pas des formes subjectives, idées qui nous font croire sans raison
à un objectif qui pourrait bien n'exister pas ? Quant à la chimie, je sais
bien qu'elle fera encore des progrès que nous ne pouvons prévoir quant à
présent. Je n'ai pas pu faire encore votre commission pour M. Martin. Si l'on admettait
à votre Société un précis psychologique sur l'état actuel de
cette science de l'intelligence humaine qui est dans ce moment tout pour moi et de la
révolution qu'elle va éprouver en s'élevant au degré de certitude
et de rigueur des autres sciences, je pourrais bien vous l'envoyer. Je ne penserai probablement
pas de longtemps à la chimie ; mais je ne vois pas du tout pourquoi la vapeur nitreuse,
c'est-à-dire l'acide nitreux sec et liquide, le chlore et le phosphore sont plus
incertains que le gaz nitreux et les métaux parfaits : comment l'analyse de l'acide
hydrochlorique est moins certaine que celle de l'eau. Voyez donc le mémoire de Dulong
sur l'acide nitreux. Mille amitiés, je vous prie, de ma part à M. Gosse. Adieu,
mon bien cher ami, tout à vous. A. AMPÈRE
(1) Quatre pages in-4° sans adresse. Publié en grande partie par Mme Cheuvreux, p. 116 et
117. Pour la lettre à M. Gosse, voir plus haut, A. 317.
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