Ampère, André-Marie à Roux-Bordier, Jacques
(1)
[11 mars 1814] Je sais, mon cher ami, que vous craignez de m'écrire, de peur que ma réponse
ne soit accompagnée d'un tableau de métaphysique. Ah, soyez sans crainte à
cet égard ; je n'ai plus le temps d'y penser et une de vos lettres me ferait bien
plaisir. Depuis que j'ai quitté Nogent, voilà bientôt six mois, je
n'ai pas songé deux heures à la métaphysique. Mes conversations avec M.
Davy m'avaient donné une impulsion des plus grandes pour la chimie. Je me suis
occupé environ deux mois d'un travail dont le résultat me semblait devoir ouvrir
dans cette science une nouvelle carrière et donner le moyen de prévoir a priori
les rapports fixes suivant lesquels les corps se combinent, en rapportant leurs diverses
combinaisons à des principes qui seraient l'expression d'une loi de la nature, dont la
découverte sera peut-être, après ce que j'ai fait l'été
passé en métaphysique, ce que j'aurai conçu de plus important dans toute
ma vie. Je dis « après ce que j'ai fait en métaphysique », parce que
cette dernière science est la seule vraiment importante : car la théorie des
combinaisons chimiques est bien autrement claire et incontestable, et deviendra une chose aussi
usuelle dans les sciences physiques que les autres théories généralement
admises. J'y ai travaillé avec beaucoup d'ardeur ; mais, comme un pareil travail ne
pouvait me faire un titre pour une place de mathématicien à l'Institut, je l'ai
quitté pour faire des mémoires de mathématiques qui avancent peu, tant
parce que je pense encore malgré moi à la chimie que parce qu'il m'est survenu
toutes sortes d'ennuis et de chagrins qui ne me permettent presque plus de captiver mon esprit.
En attendant on a remis la nomination du successeur de l'abbé Bossut (2) à six
mois, ce qui me donne le temps d'acquérir des titres. Vous savez toutes les belles
choses qu'on a faites sur l'iode qui s'est trouvé un quatrième oxygène
comme je l'avais conjecturé le premier (3). Cette substance a toutes les
propriétés du chlore, ci-devant acide muriatique oxygéné, et n'en
diffère que parce qu'elle est solide et semblable à de la mine de plomb à
la température ordinaire ; elle passe à l'état d'un gaz d'une superbe
couleur violette à une chaleur inférieure à celle de l'eau bouillante.
Tout ce qu'on a fait sur cette substance semble enfin avoir convaincu nos chimistes que le
chlore est, comme elle, un corps simple, analogue par ses propriétés à
l'oxygène, mais qui n'en contient pas plus que les corps combustibles simples ne
contiennent de l'hydrogène. Vous savez que les adversaires de Lavoisier avaient
prétendu cette dernière chose : ils ne se trompaient certes pas plus que ceux qui
voudraient encore admettre de l'hydrogène dans le chlore, l'iode et le fluor ou
fluorine. Je ne sais pas de quoi je vais vous parler ; mais heureux qui peut s'occuper de tout
cela, au lieu de penser aux malheurs de l'Europe dont je suis atterré ! Avais-je tort de
redouter que la France fût envahie ? Comme elle tend les mains à ses futurs
oppresseurs ! Mon ami, donnez-moi de vos nouvelles, et comptez de ma part sur une
amitié à toute épreuve.
(1) D'après Mme Cheuvreux, p. 84. Lettre transmise par Bredin, 3 avril.
(2) Par suite de l'invasion et un peu pour attendre Ampère, l'abbé Bossut, mort le 14
janvier, ne fut remplacé que le 28 novembre.
(3) L'iode a été annoncé à l'Institut le 29 novembre 1813, étudié dans un mémoire de
Gay-Lussac de 1814. Davy, passant à Paris en octobre ou novembre 1813, reçut d'Ampère un peu
d'iode, sur lequel il obtint les mêmes résultats que Gay-Lussac.
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