Ampère, André-Marie à Bredin, Claude-Julien
(1)
professeur d'anatomie à l'École vétérinaire,près des portes de Vaise, à Lyon (Rhône)
Avignon,
Dimanche 23 juin [1811] Cher ami, notre tournée a été abrégée de plus de huit
jours, par une lettre du grand maître qui nous a dispensés d'aller à Rodez.
Ma crainte est à présent que tu ne sois pas à Lyon quand j'y passerai,
l'indication que je t'avais donnée se trouvant fausse à présent. Nous
arriverons probablement à Lyon le lundi 1er juillet ; cependant je n'ai jamais eu plus
besoin de te voir, de causer avec toi ; la vie m'est insupportable sans que j'aie aucun sujet
de chagrin autre que les anciennes catastrophes de ma vie. Je ne sais ce que c'est que cette
inquiétude vague qui me tourmente. Il me tarde d'être à Lyon, d'être
de retour à Paris, de voir couler le temps : il est trop lent pour moi ! Je
désire trop vivement de savoir ce qu'il doit me révéler d'enseveli encore
dans son sein. Les choses les plus disparates m'agitent également : la chimie, le
concile (2) et autre chose encore ! A ce dernier égard, qui est malheureusement toujours
le principal pour moi, j'ai reçu à Montpellier une lettre charmante, mais qui ne
montre aucun changement dans la position de toutes choses. Il y a seulement quelques jours que
je l'ai reçue à mon second passage à Montpellier où elle
m'attendait. Près d'un mois sans nouvelles ! Tu conçois bien quelle était
mon impatience. Mais le plaisir de la voir finir n'a pas été tel qu'il l'aurait
été s'il avait trouvé mon âme dans une autre situation.
J'étais dans la profonde mélancolie où m'avaient mis des réflexions
inspirées par l'événement le plus singulier arrivé à un de
mes deux compagnons de voyage. Il faut donc toujours que j'apprenne à connaître le
coeur humain pour avoir de plus vifs sujets d'inquiétudes relativement à ce qui
m'intéresse le plus ! Des choses comme cela m'atterrent. Mon ami, je n'ai point eu
de tes nouvelles depuis ma première arrivée à Montpellier ; encore
était-ce une vieille lettre ! As-tu reçu celle que je t'ai écrite ? As-tu
fait le voyage que tu projetais ? Sera-t-il utile à ta santé ? Consiste-t-il
à aller à Vals ou à Vichy ? Comment se porte toute ta famille et
toi-même ? Voilà les questions que je me fais tous les jours, que je te fais parce
qu'elles sont dans ma pensée et non pour que tu y répondes par écrit, car
je ne pourrais guère recevoir ta lettre avant d'être à Lyon ou du moins en
route ; mais tu y répondras de vive voix, de demain en huit. J'ai enfin fait un
voyage dans une contrée où tout porte à l'admiration. J'ai vu les
Pyrénées et Carcassonne ; j'ai navigué deux jours entiers sur ce canal du
Midi que je regarde encore comme le plus bel ouvrage construit par les hommes, si l'on songe au
but et au succès. J'ai revu les arènes et le pont du Gard... Croirais-tu que les
courses et combats de taureaux, dont il n'y avait pas eu d'exemple depuis fort longtemps, ont
été rétablis dernièrement à Nîmes. Trois ou quatre
hommes tués et plus de quinze blessés ! Adieu, mon bon ami, tu sais que,
s'il m'était possible de t'écrire plus longtemps, ton ami ne te quitterait pas si
vite. A. AMPÈRE
(1) Trois pages et adresse sur la quatrième ; timbre : 89, Avignon.
(2) Il s'agit probablement du concile de Paris en 1811, présidé par le cardinal Fesch.
|
|