@. Ampère et l'histoire de l'électricité 

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@.ampère

Correspondance d'Ampère, Lettre L366

Présentation de la Correspondance

Ampère, André-Marie      à      Maine de Biran, Pierre


Paris, 18 et 19 septembre 1810

[18 septembre]
Je ne suis arrivé qu'hier à Paris, mon cher ami, et j'allais vous écrire pour vous exprimer toute la joie dont j'ai été comblé en apprenant votre nomination au Corps législatif ; je conçois l'espoir de vous voir bientôt à Paris (1). En attendant que mes voeux à cet égard soient comblés, je ne sais si je dois vous entretenir de la question que nous traitons actuellement, parce que je crois un quart d'heure de conversation plus propre que vingt lettres à nous mettre d'accord. Il ne s'agit que de vous placer dans le point de vue où je vous suppose malgré moi quand je vous écris, parce que j'y suis moi-même, et où je vois, par vos réponses, que vous ne vous placez que très difficilement, pour que vous vous aperceviez vous-même :
1° Qu'on ne peut nier qu'il y ait des rapports indépendants de la nature des modifications entre lesquelles nous les avons aperçus, sans tomber dans le kantisme le plus complet et sans ébranler vos propres théories ;
2° Que les exemples que vous m'offrez comme des objections contre ma manière de voir à ce sujet semblent avoir été choisis exprès pour la confirmer. Et d'abord, ma première proposition étant seulement qu'il n'y a pas, à appliquer les idées de nombres, par exemple, aux noumènes indépendants de nous, la même absurdité qu'il y aurait à leur attribuer les sensations des couleurs ou des odeurs telles qu'elles sont en nous ; vous ne pouvez nier cette proposition qu'en disant : « Il est également absurde de dire que des noumènes sont au nombre de deux, tel que nous concevons ce nombre, que de dire qu'ils sont rouges ou puants, en ce sens qu'ils contiendraient en eux-mêmes notre sensation de rougeur et de puanteur. » De même qu'on doit dire seulement qu'il y a dans les noumènes des causes inconnues qui nous modifient en rouge et en mauvaise odeur, il faudrait alors que vous disiez qu'il y a, dans la nouménalité extérieure, une cause inconnue qui excite en nous la notion de deux, sans qu'il soit même possible qu'il y ait réellement deux noumènes, de même qu'il est absurde et impossible que notre sensation de rouge soit réellement dans l'écarlate.
Observez que je vous fais dire dans la nouménalité extérieure, et non dans les noumènes, parce que cette dernière expression suppose qu'il peut y avoir un nombre de noumènes, et que par conséquent elle me donnerait gain de cause en appliquant les idées de nombres aux noumènes eux-mêmes. Vous ne pouvez continuer à nier la possibilité de cette application qu'en soutenant qu'il est également absurde de supposer que la nouménalité extérieure est une ou de la regarder comme multiple, puisque l’idée de l’unité comme celle de la pluralité sont des idées numériques, et que vous voulez que ces idées ne soient pas applicables aux noumènes en eux-mêmes. Une fois votre opinion admise, il s’ensuit qu’il est absurde de dire : que le noumène du loup est, en lui-même et indépendamment de nous, autre que le noumène de l’agneau qu’il dévore, car cela ferait deux noumènes en eux-mêmes au nombre de deux, ce qui vous semble absurde. Vous ne pouvez échapper à cette conclusion qui est d’un kantisme ou - si vous voulez - d’un spinozisme renforcé, à moins que vous n’admettiez ma distinction entre les rapports dépendants de la nature des termes comparés, qu’il est absurde d’attribuer aux noumènes indépendamment de nous, et les rapports indépendants de la nature des termes comparés, qu’il n’est plus absurde de supposer entre les noumènes en eux-mêmes, quoique nous ne puissions ni les voir en eux-mêmes, ni par conséquent les comparer.
Je dis qu’en rejetant cette distinction vous ébranlez tout le reste de vos opinions, car il n’y a qu’à faire un pas de plus et dire : M. de Biran soutient que les idées de nombres ne sont qu’en nous, et qu’il est complètement absurde de supposer qu’un nombre, deux, par exemple, soit réellement et indépendamment de nous dans le loup et l’agneau. Que ne fait-il un pas de plus, et que ne dit-il : "L’idée de l’existence est aussi une idée qui n’est et ne peut être qu’en nous, il est également absurde d’attribuer l’existence aux noumènes réellement et indépendamment de nous ; ne vaut-il pas mieux dire : il n’y a point de rouge hors de nous, mais seulement une cause inconnue en nous ou hors de nous qui donne naissance en nous à l’image du rouge? Il n’y a point de nombre hors de nous, mais seulement une cause inconnue soit en nous, soit hors de nous qui nous donne des idées de nombre ; de même point d’existence hors de nous, mais seulement une cause, en nous si l’on veut, qui nous donne cette idée d’existence".


19 septembre

Il me reste à vous faire voir que la principale objection de votre dernière lettre est une grande preuve en ma faveur. Vous supposez un être où la force hyper-organique agissant sur des organes non affectibles n’aurait d’éléments de connaissance que l’autopsie et la résistance, qui s’élèverait néanmoins aux idées numériques en comparant les modes successifs de son existence purement intellectuelle, et vous demandez s’il pourrait appliquer ces idées numériques aux noumènes considérés en eux-mêmes. Ne voyez-vous pas que c’est précisément parce qu’il le pourrait également, qu’il est encore mieux prouvé par cet exemple que les idées de nombres sont absolument indépendantes de la nature des termes dont la comparaison. En sorte qu’elles Sont identiquement les mêmes, soit qu’elles soient déduites de la comparaison des modifications sensitives, ou de celles des actes de la force hyper-organique. Et c’est précisément parce que ces sortes de rapports sont ainsi absolument indépendants de la nature des termes entre lesquels ils existent, qu’on peut supposer sans absurdité, (sauf à le vérifier ensuite par la manière dont cette supposition explique l’ordre des phénomènes du monde apparent), qu’on peut, dis-je, supposer sans absurdité qu’ils existent entre les noumènes dont la nature nous est absolument inconnue. L’exemple que vous avez choisi dans ce passage semble indiquer que vous regardez les noumènes comme se rapprochant plus de la nature de nos modifications sensitives que de celle de nos actes intellectuels. Je ne comprends pas pourquoi un noumène est une chose dont l’essence est entièrement hors de toute conception, et je ne vois nulle ressemblance possible sous aucun point de vue entre la nature de ces causes inconnues, et la nature des modifications sensitives qu’elles excitent en nous. Modifications qui ne sont qu’en nous, qui ne peuvent ressembler en rien à leurs causes hors de nous ; il y a le même transport à faire passer les idées de rapports du monde apparent au monde nouménal hors de nous, que de les faire passer dans ce dernier en les tirant de l’autopsie elle-même.
J'aurais tant d'autres choses à vous dire ! Je les laisse pour une autre fois, d'autant plus volontiers que je pourrai peut-être vous les expliquer bientôt de vive voix. Quel bonheur ce serait pour moi ! En attendant je vous prie de faire bien attention que ce n'est point moi qui ai imaginé que les idées de nombres, de formes, d'existence, de durée, etc., pouvaient, comme celle de causalité, être affirmées des noumènes en eux-mêmes et indépendamment de nous, tandis qu'à l'égard des idées sensibles, on ne pouvait les en affirmer sans absurdité, mais seulement leurs causes, causes qui ne ressemblent en rien à ces idées sensibles ou images. Cette opinion a été celle des Locke, des Malebranche, des Leibniz ; elle a été l'origine de la distinction des qualités primaires, qui étaient dans les corps eux-mêmes (les nombres, formes, mouvements) et les qualités secondaires, dont il n'y avait en eux que les causes inconnues (les modifications que nous en recevons).
Cette distinction admise par tous les vrais métaphysiciens, j'ai cherché seulement à l'expliquer, à la développer, à faire comprendre comment et par quelle route on peut arriver à ces connaissances, en examinant comment les hommes y arrivent en effet, en cherchant un critérium pour distinguer les notions dépendantes de la nature de nos organes, qui ne peuvent sans absurdité être appliquées aux noumènes indépendamment de nous, et celles qui, étant absolument indépendantes de la nature de nos organes, pouvaient au contraire être attribuées aux noumènes eux-mêmes, non seulement sans absurdité, mais avec un tel degré de probabilité qu'il devient pour nous un assentiment complet, sans laisser encore lieu au doute. Sans cette théorie, la psychologie devient l'ennemie des sciences et de toutes les idées consolantes qui appuient la morale et la vertu ; elle apprend à dire : « Il est absurde que la terre soit en elle-même et indépendamment de nous aplatie aux pôles et se meuve dans une ellipse ; mais une cause inconnue nous porte à le croire. Il est absurde de dire que la cause première est immense, éternelle, prévoyante, puissante et libre ; mais une cause inconnue nous fait croire à ces attributs dans la Divinité. Il est impossible d'avoir aucun motif plausible de croire que la pensée survit à la mort ; car, si les déductions mathématiques ne sont que subjectives et inapplicables aux existences hors de nous, les déductions morales ne peuvent être aussi que subjectives, dépendantes de notre mode actuel d'existence et inapplicables au mode d'existence qui doit le suivre. »
Je vous demande en grâce, mon cher ami, de réfléchir un peu sur cette partie de la psychologie, qui peut seule la mettre en harmonie avec le sens commun des Écossais, les résultats de toutes les sciences, la métaphysique, la morale, etc. Sans elle, la psychologie sera toujours une science isolée, infiniment curieuse, mais sans application possible, sans liaison quelconque avec les autres sciences, et au moins dangereuse pour la morale, dont elle doit être, au contraire, le plus ferme appui.
Adieu, mon cher ami, je vous embrasse mille fois de toute mon âme. Marquez-moi, je vous en prie, à quelle époque je puis espérer que vos nouvelles fonctions vous appelleront à Paris.



(1) Maine Biran ne s'y est établi qu'en 1812. Jusque-là, il resta à la fois sous-préfet de
Bergerac et député. Il fut renommé député en 1815.


Lettre publiée par extraits dans Correspondance du Grand Ampère, tome I, p. 351-352-353
  Source de l'édition électronique de la lettre :
DE LAUNAY (Louis). Correspondance du Grand Ampère. tome I. Paris : Gauthier-Villars, 1936. p. 351-352-353
 Cette édition est incomplète ; la présente édition électronique a été complétée à partir du manuscrit original.

  Autre source de la lettre :
MAINE DE BIRAN, Pierre. Oeuvres, XIII-1 : Correspondance philosophique avec Ampère. sous la dir. de ROBINET, André. Paris : J. Vrin, 1993. p. 220-225


  Autre source de la lettre : original manuscrit
Bibliothèque nationale de France, N.A.F. ms 14605 f. 98-104.


  Autre source de la lettre : copie
Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XV, chemise 261
(Copie Naville partielle [note d'André ROBINET])
 Pour consulter le fac-similé de cette copie, cliquer ici et naviguer dans le fonds virtuel à l'aide des flèches "page suivante" (jusqu'à l'image 1833).

  Autre source de la lettre : copie
Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XVII, chemise 274
(Copie partielle commanditée par Jean-Jacques Ampère, de la main d'un secrétaire.)
 Pour consulter le fac-similé de cette copie, cliquer ici et naviguer dans le fonds virtuel à l'aide des flèches "page suivante".

Voir le fac-similé :   
Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr366.html

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