Ampère, André-Marie à Maine de Biran, Pierre
Paris,
18 et 19 septembre 1810 [18 septembre] Je ne suis arrivé qu'hier à Paris, mon cher ami, et
j'allais vous écrire pour vous exprimer toute la joie dont j'ai été
comblé en apprenant votre nomination au Corps législatif ; je conçois
l'espoir de vous voir bientôt à Paris (1). En attendant que mes voeux à cet
égard soient comblés, je ne sais si je dois vous entretenir de la question que
nous traitons actuellement, parce que je crois un quart d'heure de conversation plus propre que
vingt lettres à nous mettre d'accord. Il ne s'agit que de vous placer dans le point de
vue où je vous suppose malgré moi quand je vous écris, parce que j'y suis
moi-même, et où je vois, par vos réponses, que vous ne vous placez que
très difficilement, pour que vous vous aperceviez vous-même : 1° Qu'on
ne peut nier qu'il y ait des rapports indépendants de la nature des modifications entre
lesquelles nous les avons aperçus, sans tomber dans le kantisme le plus complet et sans
ébranler vos propres théories ; 2° Que les exemples que vous m'offrez
comme des objections contre ma manière de voir à ce sujet semblent avoir
été choisis exprès pour la confirmer. Et d'abord, ma première
proposition étant seulement qu'il n'y a pas, à appliquer les idées de
nombres, par exemple, aux noumènes indépendants de nous, la même
absurdité qu'il y aurait à leur attribuer les sensations des couleurs ou des
odeurs telles qu'elles sont en nous ; vous ne pouvez nier cette proposition qu'en disant :
« Il est également absurde de dire que des noumènes sont au nombre de deux,
tel que nous concevons ce nombre, que de dire qu'ils sont rouges ou puants, en ce sens qu'ils
contiendraient en eux-mêmes notre sensation de rougeur et de puanteur. » De
même qu'on doit dire seulement qu'il y a dans les noumènes des causes inconnues
qui nous modifient en rouge et en mauvaise odeur, il faudrait alors que vous disiez qu'il y a,
dans la nouménalité extérieure, une cause inconnue qui excite en nous la
notion de deux, sans qu'il soit même possible qu'il y ait réellement deux
noumènes, de même qu'il est absurde et impossible que notre sensation de rouge
soit réellement dans l'écarlate. Observez que je vous fais dire dans la
nouménalité extérieure, et non dans les noumènes, parce que cette
dernière expression suppose qu'il peut y avoir un nombre de noumènes, et que par
conséquent elle me donnerait gain de cause en appliquant les idées de nombres aux
noumènes eux-mêmes. Vous ne pouvez continuer à nier la possibilité
de cette application qu'en soutenant qu'il est également absurde de supposer que la
nouménalité extérieure est une ou de la regarder comme multiple, puisque
l’idée de l’unité comme celle de la pluralité sont des
idées numériques, et que vous voulez que ces idées ne soient pas
applicables aux noumènes en eux-mêmes. Une fois votre opinion admise, il
s’ensuit qu’il est absurde de dire : que le noumène du loup est, en
lui-même et indépendamment de nous, autre que le noumène de l’agneau
qu’il dévore, car cela ferait deux noumènes en eux-mêmes au nombre de
deux, ce qui vous semble absurde. Vous ne pouvez échapper à cette conclusion qui
est d’un kantisme ou - si vous voulez - d’un spinozisme renforcé, à
moins que vous n’admettiez ma distinction entre les rapports dépendants de la
nature des termes comparés, qu’il est absurde d’attribuer aux
noumènes indépendamment de nous, et les rapports indépendants de la nature
des termes comparés, qu’il n’est plus absurde de supposer entre les
noumènes en eux-mêmes, quoique nous ne puissions ni les voir en eux-mêmes,
ni par conséquent les comparer. Je dis qu’en rejetant cette distinction
vous ébranlez tout le reste de vos opinions, car il n’y a qu’à faire
un pas de plus et dire : M. de Biran soutient que les idées de nombres ne sont
qu’en nous, et qu’il est complètement absurde de supposer qu’un
nombre, deux, par exemple, soit réellement et indépendamment de nous dans le loup
et l’agneau. Que ne fait-il un pas de plus, et que ne dit-il : "L’idée de
l’existence est aussi une idée qui n’est et ne peut être qu’en
nous, il est également absurde d’attribuer l’existence aux noumènes
réellement et indépendamment de nous ; ne vaut-il pas mieux dire : il n’y a
point de rouge hors de nous, mais seulement une cause inconnue en nous ou hors de nous qui
donne naissance en nous à l’image du rouge? Il n’y a point de nombre hors de
nous, mais seulement une cause inconnue soit en nous, soit hors de nous qui nous donne des
idées de nombre ; de même point d’existence hors de nous, mais seulement une
cause, en nous si l’on veut, qui nous donne cette idée d’existence".
19 septembre Il me reste à vous faire voir que la principale
objection de votre dernière lettre est une grande preuve en ma faveur. Vous supposez un
être où la force hyper-organique agissant sur des organes non affectibles
n’aurait d’éléments de connaissance que l’autopsie et la
résistance, qui s’élèverait néanmoins aux idées
numériques en comparant les modes successifs de son existence purement intellectuelle,
et vous demandez s’il pourrait appliquer ces idées numériques aux
noumènes considérés en eux-mêmes. Ne voyez-vous pas que c’est
précisément parce qu’il le pourrait également, qu’il est
encore mieux prouvé par cet exemple que les idées de nombres sont absolument
indépendantes de la nature des termes dont la comparaison. En sorte qu’elles Sont
identiquement les mêmes, soit qu’elles soient déduites de la comparaison des
modifications sensitives, ou de celles des actes de la force hyper-organique. Et c’est
précisément parce que ces sortes de rapports sont ainsi absolument
indépendants de la nature des termes entre lesquels ils existent, qu’on peut
supposer sans absurdité, (sauf à le vérifier ensuite par la manière
dont cette supposition explique l’ordre des phénomènes du monde apparent),
qu’on peut, dis-je, supposer sans absurdité qu’ils existent entre les
noumènes dont la nature nous est absolument inconnue. L’exemple que vous avez
choisi dans ce passage semble indiquer que vous regardez les noumènes comme se
rapprochant plus de la nature de nos modifications sensitives que de celle de nos actes
intellectuels. Je ne comprends pas pourquoi un noumène est une chose dont
l’essence est entièrement hors de toute conception, et je ne vois nulle
ressemblance possible sous aucun point de vue entre la nature de ces causes inconnues, et la
nature des modifications sensitives qu’elles excitent en nous. Modifications qui ne sont
qu’en nous, qui ne peuvent ressembler en rien à leurs causes hors de nous ; il y a
le même transport à faire passer les idées de rapports du monde apparent au
monde nouménal hors de nous, que de les faire passer dans ce dernier en les tirant de
l’autopsie elle-même. J'aurais tant d'autres choses à vous dire ! Je
les laisse pour une autre fois, d'autant plus volontiers que je pourrai peut-être vous
les expliquer bientôt de vive voix. Quel bonheur ce serait pour moi ! En attendant je
vous prie de faire bien attention que ce n'est point moi qui ai imaginé que les
idées de nombres, de formes, d'existence, de durée, etc., pouvaient, comme celle
de causalité, être affirmées des noumènes en eux-mêmes et
indépendamment de nous, tandis qu'à l'égard des idées sensibles, on
ne pouvait les en affirmer sans absurdité, mais seulement leurs causes, causes qui ne
ressemblent en rien à ces idées sensibles ou images. Cette opinion a
été celle des Locke, des Malebranche, des Leibniz ; elle a été
l'origine de la distinction des qualités primaires, qui étaient dans les corps
eux-mêmes (les nombres, formes, mouvements) et les qualités secondaires, dont il
n'y avait en eux que les causes inconnues (les modifications que nous en recevons). Cette
distinction admise par tous les vrais métaphysiciens, j'ai cherché seulement
à l'expliquer, à la développer, à faire comprendre comment et par
quelle route on peut arriver à ces connaissances, en examinant comment les hommes y
arrivent en effet, en cherchant un critérium pour distinguer les notions
dépendantes de la nature de nos organes, qui ne peuvent sans absurdité être
appliquées aux noumènes indépendamment de nous, et celles qui,
étant absolument indépendantes de la nature de nos organes, pouvaient au
contraire être attribuées aux noumènes eux-mêmes, non seulement sans
absurdité, mais avec un tel degré de probabilité qu'il devient pour nous
un assentiment complet, sans laisser encore lieu au doute. Sans cette théorie, la
psychologie devient l'ennemie des sciences et de toutes les idées consolantes qui
appuient la morale et la vertu ; elle apprend à dire : « Il est absurde que la
terre soit en elle-même et indépendamment de nous aplatie aux pôles et se
meuve dans une ellipse ; mais une cause inconnue nous porte à le croire. Il est absurde
de dire que la cause première est immense, éternelle, prévoyante,
puissante et libre ; mais une cause inconnue nous fait croire à ces attributs dans la
Divinité. Il est impossible d'avoir aucun motif plausible de croire que la pensée
survit à la mort ; car, si les déductions mathématiques ne sont que
subjectives et inapplicables aux existences hors de nous, les déductions morales ne
peuvent être aussi que subjectives, dépendantes de notre mode actuel d'existence
et inapplicables au mode d'existence qui doit le suivre. » Je vous demande en
grâce, mon cher ami, de réfléchir un peu sur cette partie de la
psychologie, qui peut seule la mettre en harmonie avec le sens commun des Écossais, les
résultats de toutes les sciences, la métaphysique, la morale, etc. Sans elle, la
psychologie sera toujours une science isolée, infiniment curieuse, mais sans application
possible, sans liaison quelconque avec les autres sciences, et au moins dangereuse pour la
morale, dont elle doit être, au contraire, le plus ferme appui. Adieu, mon cher
ami, je vous embrasse mille fois de toute mon âme. Marquez-moi, je vous en prie, à
quelle époque je puis espérer que vos nouvelles fonctions vous appelleront
à Paris.
(1) Maine Biran ne s'y est établi qu'en 1812. Jusque-là, il resta à la fois sous-préfet de
Bergerac et député. Il fut renommé député en 1815.
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Lettre publiée par extraits dans Correspondance du Grand Ampère, tome I, p.
351-352-353
Source de l'édition électronique de la lettre : DE LAUNAY (Louis). Correspondance du Grand Ampère. tome I. Paris : Gauthier-Villars, 1936. p. 351-352-353 Cette édition est incomplète ; la présente édition électronique a été complétée à partir du manuscrit original.
Autre source de la lettre : MAINE DE BIRAN, Pierre. Oeuvres, XIII-1 : Correspondance philosophique avec Ampère. sous la dir. de ROBINET, André. Paris : J. Vrin, 1993. p. 220-225
Autre source de la lettre : original manuscrit Bibliothèque nationale de France, N.A.F. ms 14605 f. 98-104.
Autre source de la lettre : copie Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XV, chemise 261 (Copie Naville partielle [note d'André ROBINET]) Pour consulter le fac-similé de cette copie, cliquer ici et naviguer dans le fonds virtuel à l'aide des flèches "page suivante" (jusqu'à l'image 1833).
Autre source de la lettre : copie Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XVII, chemise 274 (Copie partielle commanditée par Jean-Jacques Ampère, de la main d'un secrétaire.) Pour consulter le fac-similé de cette copie, cliquer ici et naviguer dans le fonds virtuel à l'aide des flèches "page suivante".
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Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr366.html
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