Ampère, André-Marie à Ballanche, Pierre-Simon
(1)
poste restante à Avignon (Vaucluse)
Paris,
Mardi 1er novembre 1808 J'ai reçu hier au soir, mon cher ami, votre lettre du 24 octobre ; je me lève
de bien bonne heure pour y répondre. Vous me dites que vous attendez à Avignon la
réponse de trois lettres ; j'ai répondu à deux. La réponse est
adressée à M. Ballanche fils, à Avignon, poste restante ; cela me fait
craindre que vous l'ayez demandée comme autrefois sous le nom de Basset, et qu'en
conséquence vous ne l'ayez pas eue. Peut-être en sera-t-il de même de
celle-ci à qui je mettrai la même adresse ; cela me désole ; mais si j'y
mets le nom de Basset, vous demanderez sous celui de Ballanche fils, et la lettre ne sera pas
remise. Je ne sais où j'en suis, et, plus je rêve à cela, moins je vois ce
qu'il faut faire pour qu'elle vous parvienne. Mon cher ami, si ce n'était tous vos
chagrins, comment auriez-vous pu négliger de me marquer juste votre adresse à
Avignon : soit en me répétant l'ancienne sous le nom de M. Basset, soit en m'en
donnant une autre ? Ce sont eux aussi qui ont dicté cette lettre d'hier qui m'a fait
tant de plaisir en me donnant de vos nouvelles et qui m'a tant tourmenté par
l'impossibilité d'y rien comprendre. Ah, Ballanche, vous qui m'avez tant
reproché de me tourmenter à la moindre incertitude, que voulez-vous que je
devienne en rapprochant ces deux passages : « J'ai le moins pu réussir qu'il
était possible » et « les choses doivent à présent s'arranger
toutes seules ; sinon, entre deux abîmes, j'aurai choisi le moindre. » Au lieu de
me donner un mot qui fixât un peu les vaines conjectures où je m'abîme
à mon tour, vous me parlez de tout autre chose. Mon ami, les choses peuvent donc encore
s'arranger toutes seules ; mais quel est cet abîme que vous aurez évité
?... Un mot, je vous prie, qui puisse donner quelque repos à mon esprit. J'ignore
ce qui pourra arriver au sujet de la place d'inspecteur pour l'Académie de Lyon ; j'en
parlerai à Philibert [Guéneau de Mussy], si je puis le voir, car on ne le trouve
presque jamais. Maman et ma soeur sont bien sensibles à votre souvenir ; bibi et
« ça petit » vous embrassent bien et leur papa aussi. Je suis obligé
de vous quitter... En sortant, je mettrai cette lettre à la poste, et je vous en
écrirai une autre dès que j'aurai vu Philibert. Mon ami, tâchez de
calmer les agitations de votre coeur ; pensez à ce qui m'est arrivé ! Ne
semblait-il pas, il y a bientôt trois ans, que toute félicité de ma vie
dépendait d'un succès que je n'ai obtenu que pour qu'elle fût
empoisonnée à jamais ! Qui sait si ce que nous désirons si vivement ne
serait pas une source de malheurs pour vous ? Si, à cette heure, votre affaire ne
s'arrange pas, il faudra en conclure que vous êtes la victime d'une
méchanceté raffinée, que vous vous êtes tout à fait
trompé sur l'opinion que vous avez eue des personnes avec lesquelles vous avez
désiré d'associer votre existence. Pourquoi la croire perdue sans ressource quand
il vous reste des amis ? Venez à Paris, mon cher Ballanche, si ce malheur vous arrive :
peut-être pourrais-je, dans ce cas, contribuer à adoucir vos chagrins ! Mais de
quoi vais-je parler ! Espérons plutôt que ces vains obstacles disparaîtront,
qu'on vous conserve la foi qu'on vous a promise ou du moins l'équivalent. Alors, vous
serez heureux autant qu'on peut l'être sur la terre, et, au lieu d'employer autant qu'il
aurait été en moi ma vie à adoucir vos peines, je la passerai à
applaudir à votre succès, à jouir de votre bonheur et je dirai qu'il n'est
pas vrai qu'il n'y en ait pas de véritable sur la terre. Mais je reste toujours
à m'entretenir avec mon ami, tandis que le temps me presse au delà de toute
expression. Adieu, Ballanche, soyez heureux, le plus heureux des hommes, et aimez-moi
toujours comme je vous aime et vous embrasse !
(1) Six pages 17 x 21, papier bleuté ; adresse à la fin. Quelques passages de cette lettre
ont été publiés par Mme Cheuvreux, p. 67, en en modifiant arbitrairement la date qui est
donnée par l'autographe. Il s'agit du projet de mariage avec Bertille d'Avèze.
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