Ampère, André-Marie à Maine de Biran, Pierre
(1)
Lyon,
2 novembre 1805 Vous avez sans doute été surpris, Monsieur et cher ami, de n'avoir point
encore reçu de réponse à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de
m'écrire. Un petit voyage que j'ai fait dans le Forez, le jour même où je
l'avais reçue, et dont je ne suis revenu que ce matin, en est la cause. Je l'ai
lue deux fois avec la plus grande attention ; j'ai discuté une partie des
réflexions qui y sont contenues avec deux hommes que je regarde comme assez forts en
métaphysique. L'un d'eux, genevois et grand partisan de Kant, qu'il ne suit pas pourtant
en tout [Roux-Bordier], est celui dont les idées se rapprochent le plus des vôtres
; et, d'après cette discussion et ce que vous me dites dans votre lettre, je vois qu'il
n y a plus entre nous que des questions de mots. Nous sommes d'accord, à ce qu'il me
semble : 1° Que divers mouvements, tels que ceux qui ont lieu lors de la sensation,
pourraient s'exécuter dans les organes sensitifs ou le cerveau sans que l'âme en
fut nullement modifiée ; mais alors, ce serait pour elle absolument comme s'ils
n'avaient pas lieu ; 2° Que l'âme, sans avoir agi, ni avoir, par
conséquent, en aucune sorte, le sentiment du Moi, est modifiée par ces
mouvements, en affections et en images distinctes et coordonnées ; 3° Que ces
affections, et plus encore les images, sont l'occasion pour l'âme d'agir volontairement,
et de sentir ce que j'appelle le Moi phénoménal. C'est là une impression
bien différente de toutes les autres, en ce qu'elle est la seule immédiatement
produite par la volonté. Cette impression se place hors des images déjà
existantes, comme celles-ci se sont placées les unes hors des autres ; et ce n'est qu'en
considérant les choses de cette manière que l'on peut expliquer comment, toutes
nos impressions existant réellement dans le Moi nouménal, ou dans l'âme qui
n'est connue que par une hypothèse explicative, il arrive que toutes nos impressions
sont placées hors du Moi phénoménal. Il me paraît que vous aviez
d'abord confondu les deux premiers des trois états que je viens de décrire, et
que c'est pour cela qu'il vous arrive encore souvent de faire abstraction du second, celui
où l'âme éprouve des affections et des images sans sentir d'effort, parce
qu'elle n'en exerce pas encore. Or, il me semble évident qu'il est contradictoire
que l'âme arrive au troisième état sans passer par le second, qui est
composé des circonstances intellectuelles préalablement nécessaires
à l'exercice de la volonté et, par conséquent, à la conscience. Je
crois donc que vous devez mettre tous vos soins à signaler ce second état, qui
est celui de l'entendement des animaux, et à le distinguer avec autant de soin du
premier état que du troisième. N'est-ce pas maintenant une question de mots
de savoir si l'on doit appeler connaissance ce second état, le premier où
l'âme soit modifiée ? Cela ne dépend-il pas uniquement de la
définition qu'on donnera de ce mot connaissance ? M. Roux, ce genevois dont je
viens de vous parler, est à cet égard de votre avis ; il dit qu'il se passe un si
grand changement dans l'âme à l'instant de la naissance du Moi
phénoménal, et que cela l'élève tant dans l'échelle de
l'intelligence, que l'on doit n'appeler nos modifications connaissances qu'à dater de
cette époque. Mais il pense comme moi qu'il est indispensable de fixer avec le plus
grand soin les circonstances intellectuelles qui la précèdent ; ces circonstances
sont aussi importantes au moins, et aussi nécessaires pour la production du sentiment
d'effort, que les circonstances organiques, les seules que vous eussiez d'abord
considérées. La nécessité où vous êtes, si vous
voulez ne pas continuer à faire sortir ce sentiment de pures circonstances organiques
qui sont évidemment insuffisantes, de parler de l'état de l'âme où,
avant le Moi, elle se trouve identifiée avec des affections ou des images, exige que
vous disiez que, dans ce cas, ces images sont aperçues par l'âme, quoique, n'ayant
pas de Moi, elle ne sache pas elle-même qu'elle les aperçoit. Sans cela, vous
confondrez cet état avec celui où l'âme ne serait nullement modifiée
par les mouvements cérébraux, et vous retomberiez dans le cercle vicieux
où vous vous étiez placé dans votre premier mémoire. M. Roux,
qui admet comme vous qu'avant le Moi, les images ne sont pas des connaissances, n'a pas voulu
me croire quand je lui ai dit que vous répugniez à dire que ces images
étaient, avant le Moi, aperçues par l'âme. Tous ceux que j'ai
consultés à cet égard, comme si c'était moi qui avais
là-dessus quelques difficultés, ont tous pensé que, dans le sens
donné universellement au mot Apercevoir, l'âme aperçoit les images qui lui
sont présentes, avant qu'elle aperçoive en outre son Moi. Il y a donc des choses
aperçues par l'âme sans l'être par le Moi. Il est évident que, dans
le même cas, on doit dire que l'âme exerce la faculté de sentir, quoiqu'elle
ne puisse pas savoir qu'elle l'exerce, parce que le Moi ne peut naître que par l'exercice
d'une autre de ses facultés, celle de vouloir. Vous me dites que l'idée du
Moi ne diffère pas de celle de causalité. N'auriez-vous pas confondu ces deux
mots cause et causalité ? Le Moi est senti comme cause ; la causalité n'est que
le rapport de dépendance aperçu entre les deux termes auxquels nous donnons, en
vertu de cette dépendance, les noms de cause et d'effet ; l'effort est donc la cause et
non la causalité. La permanence du Moi n'exige pas un effort permanent senti ; il
suffirait que cette impression laissât un souvenir, que l'habitude de l'éprouver
souvent rendrait extrêmement familier. Cela m'expliquerait comment il arrive que je perds
le Moi toutes les fois que je dors. A. AMPÈRE
(1) D'après la Philosophie des deux Ampère, p. 197.
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Correspondance du Grand Ampère, tome I, p.
290-291-292
Source de l'édition électronique de la lettre : DE LAUNAY (Louis). Correspondance du Grand Ampère. tome I. Paris : Gauthier-Villars, 1936. p. 290-291-292 Cette édition est incomplète.
Autre source de la lettre : BARTHELEMY-SAINT-HILAIRE, Jules. Philosophie des deux Ampère. Paris : Didier et Cie, 1866. p. 197 Cette édition est incomplète.
Autre source de la lettre : MAINE DE BIRAN, Pierre. Oeuvres, XIII-1 : Correspondance philosophique avec Ampère. sous la dir. de ROBINET, André. Paris : J. Vrin, 1993. p. 12-15
Autre source de la lettre : original manuscrit Bibliothèque nationale de France, N.a.f. ms. 14605, f. 24-31. [note d'André ROBINET]
Autre source de la lettre : copie Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XV, chemise 261 [note d'André ROBINET] (Copie Naville [note d'André ROBINET])
Autre source de la lettre : copie Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XVII, chemise 274 (Copie par Jean-Jacques Ampère, partielle. [note d'André ROBINET] Copie de la main d'un secrétaire.) Pour consulter le fac-similé de cette copie, cliquer ici et naviguer dans le fonds virtuel à l'aide des flèches "page suivante".
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Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr280.html
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