Ampère, André-Marie à Carron, Elise (sœur de Julie)
(1)
A Mademoiselle Élise Carron, chez Mme Carron, à Saint-Germain-au-Mont-d'Or.
Paris,
Dimanche 2 thermidor [21 juillet 1805] Tu dois m'en vouloir, ma chère soeur, d'être resté si longtemps sans
t'écrire. Mais que t'aurais-je écrit ? Ma vie est un cercle dont tous les moments
se ressemblent ; m'ennuyer en travaillant, m'ennuyer lorsque j'ai un moment de repos,
voilà à peu près toute mon existence. Je n'ai qu'un seul plaisir, bien
bête, bien factice, et que je goûte rarement, c'est celui de me disputer sur des
questions de métaphysique avec ceux qui s'occupent de cette science à Paris et
qui me montrent encore plus d'amitié que les mathématiciens. Mais ma position
m'oblige à travailler au gré de ces derniers : ce qui ne contribue pas peu
à m'ennuyer parce que je n'aime plus du tout les mathématiques. J'ai cependant
fait deux Mémoires de calcul depuis que je suis à Paris qui vont être
imprimés dans le journal de l'École Polytechnique. Ce n'est guère que le
dimanche que je peux voir des métaphysiciens tels que M. Mayne-Biran (sic) [Maine de
Biran] avec qui je suis fort lié et M. le sénateur de Tracy chez qui je vais
quelquefois dîner à Auteuil, où il demeure. C'est presque le seul endroit
près de Paris dont le paysage rappelle les bords de la Saône. Il y a aussi
là de jolies saussaies au bord de la Seine, mais la campagne ne fait plus que
m'attrister. Il y a quelque temps que je dînai chez lui avec le célèbre La
Fayette dont le fils a épousé sa fille. La vue du libérateur de
l'Amérique me fit éprouver une émotion dont je ne me croyais plus
susceptible dans cette sorte d'apathie morale qui fait à présent toute mon
existence. Je ne sais de quoi je vais te parler, mais en vérité, je suis
tellement vide d'idées et de sentiments que je ne sais où trouver un sujet dont
je puisse t'entretenir sans t'affliger. Tu verras dans la lettre que j'écris
à ta maman que tous ceux à qui tu peux t'intéresser à Paris se
portent bien. Adieu, ma chère soeur, songe quelquefois à moi, si tu le peux
faire sans trop de chagrin. Embrasse pour moi ta maman, je t'embrasse de toute mon âme.
Adieu, ton frère A. AMPÈRE
(1) Coll. Bodin. Quatre pages 17 x 21, adresse sur la quatrième. Publié d'après Mme
Cheuvreux, p. 281
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