Ampère, André-Marie à Maine de Biran, Pierre
Paris,
9 février 1806 En recevant il y a deux jours une lettre de vous, mon cher ami, je m'attendais à un
grand plaisir ; mais en lisant ce que vous me marquez de l'affreux malheur que vous venez
d'éprouvez, j'ai ressenti un sentiment bien contraire : combien vous avez raison dans ce
que vous me dites de la nécessité de se résigner à souffrir dans
cette vie ! Que je voudrais être près de vous pour partager vos peines, pour vous
consoler s'il était possible ! Vous me demandez de la métaphysique et vous
n'en aurez guère aujourd'hui, mais je me propose d'en écrire bientôt une
letre plus détaillée que je porterai chez M. Romain d'Allemagne lorsqu'il me sera
permis de sortir, car quoique je me porte mieux, je suis toujours fort enrhumé, et je
n'ai point encore repris mon travail à l'école : on me défend absolument
de sortir. Je voulais prier un de mes amis qui me vient voir presque tous les jours de porter
cette lettre chez M. Romain, mais j'ai pensé que c'était lui faire faire une
course dont je pouvais le dispenser, et je le prierai seulement de la jeter dans la
première boîte. Il n'y a donc plus qu'un point où nous
différons essentiellement en métaphysique, et le voici. Vous confondez le
sentiment de l'effort et la sensation musculaire ; pour moi, ce sont deux choses absolument
différentes. Quand je meus mon bras, je rapporte la sensation musculaire au bras, comme
une douleur de dents à la mâchoire. Je sens l'effort dans le cerveau, et je le
rapporte, comme les hommes qui ne savent pas ce que c'est que le cerveau, à
l'intérieur de la tête. C'est cette impression toute intérieure et purement
cérébrale, ou si vous voulez réfléchie, produite par le mouvement
excité dans le fluide nerveux par la force hyper-organique et non par le nerf brachial,
qui constitue le Moi. Qui jamais s'est avisé de placer son Moi, son être voulant
dans le membre qu'il meut actuellement et auquel il rapporte la sensation musculaire ? Cette
impression produite sur le cerveau par l'action immédiate de l'âme, permanente
pour nous dans l'état de veille, devient si familière qu'on l'aperçoit
à peine quand on y fait peu d'attention. Mais au moindre retour sur moi-même, je
la sens très distincte de toutes les impressions qui viennent, de même que la
sensation musculaire, des organes par l'entremise des nerfs. Au lieu d'être, comme elle,
excitée par la force interne agissant sur le cerveau, la sensation musculaire, qui vient
au cerveau par le nerf brachial, est à cet égard dans le même cas que
toutes les autres. Comme elles, elle est nécessairement rapportée hors de
l'effort, par cela même qu'elle vient par un nerf et qu'elle est, par ce nerf, transmise
d'un autre organe au cerveau, cette sensation musculaire serait éprouvée dans le
Moi, par un enfant dont on secouerait le bras avant qu'il eût agi. En quoi la sensation
musculaire est-elle donc remarquable ? En ce que, lorsqu'ensuite on vient à agir
volontairement, on sent à la fois l'impression d'effort qu'on excite
immédiatement dans le cerveau, et cette sensation hors de l'effort, et qu'en même
temps que ces deux impressions sont présentes l'une hors de l'autre, on aperçoit
entr'elles le rapport de causalité, qui constitue le premier terme, l'impression
d'effort, cause, et le second terme, l'impression musculaire, reportée par le nerf
brachial au cerveau, effet. De là notre idée qu'une chose est cause d'une autre.
La causalité est ce rapport aperçu entre les deux termes que nous nommons cause
et effet ; et un rapport ne peut être aperçu qu'entre deux termes présents,
l'un hors de l'autre, à l'entendement. Quand l'effort a pour but d'augmenter un
mouvement cérébral, ce qui est le cas de ce qu'on nomme attention, il n'est plus
hors de son effet ; car ce sont deux impressions sur le même point du cerveau, l'une
venant par le nerf, l'autre produite par la force hyper-organique. Suivant la loi
générale, ces deux impressions doivent se confondre en une seule. C'est ce qui
m'arrive constamment ; je ne sens pas plus mon Moi distinct, quand je fixe mon attention sur
une conception quelconque, que dans les autres efforts que j'exerce sur le système
musculaire. Plus je concentre ainsi mon attention, plus je perds mon Moi ; c'est là un
fait que j'ai vérifié nombre de fois depuis vous. Il faut l'expliquer dans toute
théorie ; mais, dans la mienne, c'est une conséquence nécessaire de la loi
universelle de la distinction des impressions faites sur des points différents du
cerveau, tellement que, s'il n'en était pas ainsi, ce serait cette unique exception qui
me paraîtrait bien difficile à expliquer. Vous ne pouvez plus dès
lors me demander si, quand un autre homme contrarie mon effort, j'ai la perception
immédiate d'une force étrangère à la mienne. C'est me demander si,
outre la sensation musculaire qui résulte du mouvement qu'il imprime à mon bras
je sens, hors de cette sensation, l'impression de son âme sur son cerveau, impression que
lui seul peut percevoir. Mais comme, quand je me donne des sensations musculaires, je sens,
hors de ces sensations et dans mon cerveau, un effort que je reconnais pour la cause de ces
sensations, et que je ne sens rien de pareil quand un autre homme, que d'ailleurs je ne vois ni
ne touche de l'autre main, meut un de mes membres, je suis porté naturellement à
hypothétiser à la fois, et un effort analogue au mien, hors du mien, et des
sensations musculaires que cet homme me fait éprouver, et un rapport de causalité
entre cet effort hypothétique et ces sensations musculaires. Vous voyez aussi
d'après cela que je rejette d'avance toute la théorie de M. Engel, sans l'avoir
lue. Je vois par ce que vous m'en dites qu'il prend l'idée de cause dans la sensation
musculaire portée au cerveau par les nerfs, et non dans cette autre perception, ou, si
vous voulez, aperception, de l'action immédiate de l'âme sur le cerveau, et de la
modification ou mouvement qu'elle y produit. Si celle-ci n'est éprouvée
d'abord que quand il y a mouvement volontaire, c'est que l'enfant n'agit jamais sur son
cerveau, simplement pour agir sur lui, mais toujours pour transmettre cette action au membre
qu'il veut mouvoir. Actuellement nous exerçons et sentons cet effort, même dans le
repos, pourvu que nous soyons éveillés. Voilà, mon cher ami, des
idées que je vous soumets, quoique mes réflexions à cet égard ne me
laissent plus de doute. Ayez bien soin de votre santé ; cherchez des distractions
à vos peines dans la métaphysique ; rien n'est plus nuisible que de s'abandonner
à sa douleur, et je crois éprouver d'ici toute celle que vous devez ressentir. Je vous embrasse de toute mon âme, et ferai vos commissions pour nos amis les
métaphysiciens, dès que je pourrai sortir. J'attends la lettre que vous me
promettez avec la plus vive impatience. A. AMPÈRE
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Lettre publiée par extrait dans Correspondance du Grand Ampère, tome I, p.
292-293-294
Source de l'édition électronique de la lettre : DE LAUNAY (Louis). Correspondance du Grand Ampère. tome I. Paris : Gauthier-Villars, 1936. p. 292-293-294 Cette édition est incomplète.
Autre source de la lettre : BARTHELEMY-SAINT-HILAIRE, Jules. Philosophie des deux Ampère. Paris : Didier et Cie, 1866. p. 200
Autre source de la lettre : MAINE DE BIRAN, Pierre. Oeuvres, XIII-1 : Correspondance philosophique avec Ampère. sous la dir. de ROBINET, André. Paris : J. Vrin, 1993. p. 23-27
Autre source de la lettre : original manuscrit Collection particulière [note d'André ROBINET] L'original est passé en vente chez P.L. Bader, Genève, Catalogue n°23, s.d. [note d'André ROBINET]
Autre source de la lettre : copie Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XV, chemise 261 (Copie Naville ) C'est au fac-similé de cette copie que l'on renvoie ici, l'original étant inaccessible.
Autre source de la lettre : copie Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XVII, chemise 274 (Copie partielle par Jean-Jacques Ampère [note d'André ROBINET]. Copie de la main d'un secrétaire.) Pour consulter le fac-similé de cette copie, cliquer ici et naviguer dans le fonds virtuel à l'aide des flèches "page suivante".
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Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr263.html
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