Ampère, André-Marie à Maine de Biran, Pierre
Paris,
5 août 1812
Vous avez vu, mon cher ami, par la lettre commencée à Lyon, que j'ai fait
partir presque en arrivant ici, comment il m'avait été impossible de
vous répondre plus tôt, ainsi je ne m'excuserai pas sur ce délai dont
vous me faites des reproches pleins d'amitié dans celle que je reçus hier de
vous, mais qui n'en ont pas moins été pénibles pour moi, en me
forçant à me faire à moi-même, ou plutôt à des
circonstances impérieuses, des reproches encore plus graves.
Nous voilà à présent bien d'accord sur le langage pour le
4ème système. Reste à l'être sur la théorie de ce
système, théorie dont beaucoup de points nous sont communs, mais sur laquelle
nous différons encore à quelques égards :
1°. Vous voudriez définir l'intuition : la faculté d'apercevoir
dans les êtres simples, des relations qui dérivent immédiatement de leur
existence ou qui ne sont que leur essence même. Or il me semble évident que,
le plus souvent, ce ne sont pas des êtres entre lesquels l'intuition
découvre de nouvelles relations, mais des abstractions de notre
esprit, comme les lignes, les surfaces, et même les nombres, et la dépendance des
espèces en général relativement aux genres qui les
comprennent (voyez ce que j'en dirai tout à l'heure). Ce n'est que quand
l'intuition de cause a lieu entre le moi ou l'effort et les
sensations musculaires qu'il produit, qu'on pourrait se servir du mot
être ; encore les sensations ou impressions musculaires, qui font
nécessairement partie du groupe, comme je disais autrefois, ou de la
coordination comme je dis à présent, dans laquelle se fait l'
intuition, ne sont pas des êtres.
Je ne saurais dire ni que la ligne droite est un être, ni que ce soit
quelque chose de simple, chacun de ses points est un
élément. La droite est la coordination de ces
éléments. Je disais le groupe en prenant ce mot dans une
signification que j'avoue à présent avoir été trop
générale. Je n'emploierai plus ce mot, et je dirai coordination
pour toutes les manières possibles dont les éléments peuvent être
réunis ensemble. Je n'admettrai jamais qu'il puisse y avoir entre les
éléments d'autres relations que celles
qu'établissent les divers modes de coordination. Car si ces êtres
simples réellement élémentaires étaient absolument
identiques c'est comme s'il n'y en avait qu'un, sinon ils seront
différents et n'ayant point de parties, ils ne pourront avoir
d'identité partielle. Tout au plus, pourraient-ils avoir des
ressemblances ou différences, mais cela ne donnerait lieu qu'aux
phénomènes du 3ème système.
Descartes disait que la base de toute vérité nécessaire était
qu'on devait affirmer d'une chose tout ce qui était compris dans
l'idée claire et distincte de cette chose. Il n'y a évidemment rien de
compris dans un élément. On ne peut donc rien affirmer d'une
idée ou notion simple tant qu'elle est isolée. Il faut que
le moi ou l'effort soit joint à la sensation musculaire qu'il
produit, en une coordination formée de ces deux élémens,
pour qu'on puisse affirmer quelquechose, par exemple qu'il est la cause
de cette sensation. Je vous ai expliqué dans ma dernière
lettre qu'il n'y a point de relation de grandeur entre une droite et une
courbe isolées l'une de l'autre, puisque voilà une droite AB
plus longue que la courbe CED que j'ai placée au-dessus [voir la figure sur le
manuscrit folio 3, chemise 261- 560]. Ce n'est que quand elles sont réunies en une
seule coordination, c'est-à-dire en un seul contour qui renferme
un espace de toutes parts, ainsi que cette sorte de coordination entre tous les points
de ces deux lignes entraîne la relation nécessaire AB [inférieur
à] ACEDBE [figure sur le manuscrit, folio 4, chemise 261-563].
Aux idées innées près, je crois que Descartes
est un des métaphysiciens dont les idées se rapprochent le plus des miennes. Il y
a un moyen bien simple de voir si nous nous entendons bien, c'est que vous lisiez
attentivement le chapitre VIII du 4ème livre de Locke, dans le dernier tome de son
Essai sur l'entendement humain. C'est précisément
l'exposition de mes principes contre la ridicule théorie de l'identité de
Condillac. Je me charge en outre de vous prouver quand vous voudrez, que rien n'est plus
faux que de dire que dans le raisonnement, les signes changent seuls, et
que l'idée reste constamment la même sous des signes
différents. Il est bien évident que dans la démonstration de la
fameuse propriété du triangle rectangle, l'idée complète
qu'on a de ce triangle change à chaque opération en acquérant de
nouveaux éléments, elle va toujours en se compliquant. Or voici ce que
je me suis dit : il est incontestable qu'il y a des vérités
nécessaires, évidentes par elles-mêmes ou démontrées par des
raisonnements dont chaque passage successif est évident par lui-même. Je
suis complètement convaincu, par le chapitre de Locke cité tout à
l'heure et par mes propres réflexions, que cette évidence n'est point
fondée sur la prétendue identité des mêmes idées
sous des signes différens. Il y a donc un autre fondement de
l'évidence, et ce fondement auquel personne que je sache n'avait encore
pensé, j'ai eu le bonheur de le découvrir et de le mettre hors de doute.
C'est que les divers modes de coordination établissent entre les
élémens coordonnés, des relations indépendantes
de la nature de ces éléments. Ainsi Saunderson découvrait entre
des points, des lignes, et des surfaces tactiles les mêmes relations que nous
découvrons entre des points, des lignes et des surfaces visibles. C'est là ce
que doit faire l'intuition que je définirai ainsi : l'acte*, par lequel nous
voyons, dans une coordination préexistante, indépendamment
de la nature des élémens coordonnés, le mode même de
la coordination et les relations qui en sont une suite
nécessaire.
* L'intuition est l'acte et non la faculté.
J'appelle réflexion la faculté de voir par intuition et mon 4ème
système, système de la réflexion, aussi bien que système
intuitif.
2° Vous me dites que vous ne distinguez pas l'intuition du
jugement intuitif parce que l'un ne peut avoir lieu sans l'autre. Je
pensais d'abord comme vous que l'un ne pouvait avoir lieu sans l'autre, et
cependant je plaçais dans mon tableau : l'intuition au rang des
élémens, et le jugement intuitif au rang des coordinations,
pour coordination immédiate du 4ème système. Ceci tient
à un de mes premiers principes en psychologie, principe auquel j'attache la plus
grande importance. Le voici : les éléments de nos connaissances ou de
nos représentations ne sont point reçus ou produits par nous
isolés, et ensuite coordonnés. Ils sont en
général reçus ou produits en coordination avec
d'autres, en sorte que par une même circonstance organique pour les
éléments passifs, ou par un même acte pour les
éléments actifs, l'élément naît et est
coordonné à la fois. De là les coordinations que
j'appelle immédiates, et dont il y en a une dans chaque système. Je les
nommais dans mes dernières lettre :
Pour le 1er système... contuition sensitive.
Pour le 2d système... contuition autoptique.
Pour le 3ème système... jugement comparatif.
Pour le 4ème système... jugement intuitif.
La distinction de l'élément et de sa coordination immédiate
est une abstraction, car ce sont deux choses nécessairement simultanées.
Mais sans cette distinction on ne saurait rendre compte du phénomène qu'on
analyse d'une manière claire et précise. Suivons cette analyse dans chaque
système.
Dans le système sensitif une vision complexe, par exemple, comme la vue du
spectre coloré, est composée d'autant d'éléments
qu'il y a de points visibles. Il est impossible de voir un seul de ces
points, on en voit une indéfinité à la fois, et par la même
opération organique par laquelle l'oeil nous les transmet, elles se trouvent par
cela même qu'on les reçoit, coordonnées par juxtaposition.
Cette coordination est ma contuition sensitive.
Dans le système autoptique, par suite de la même manière
d'analyser, j'ai vu de même que le moi ou la perception d'
effort, ne pouvait naître seule et isolée, mais qu'elle
était produite dans une coordination formée de cette perception
du moi et de la sensation musculaire qui est l' effet de
l' effort.
Dans le 3ème système, il est également impossible, absurde même,
que le rapport apperçu reste isolé. Il n'est pas non plus
perçu et ensuite coordonné, mais il nous est donné en
coordination avec les choses qu'on a comparées. Ainsi
l'acte par lequel on voit un chêne et un roseau sous le rapport de la
grandeur, doit s'analyser en y distinguant la perception des rapports
corrélatifs : être plus grand, être plus petit, c'est cette sorte
de perception que je nomme comparaison, et l'union qui se fait
du premier rapport avec les images ou idées déjà
renfermées sous le mot chêne, et l'union du 2ème rapport avec
celles déjà renfermées sous le mot roseau. La preuve
qu'il est indispensable de compter cette sorte d'union que je nommais
jugement comparatif au nombre des coordinations immédiates, c'est
qu'après qu'elle a eu lieu la somme des éléments compris
sous le mot chêne se trouve augmentée d'un nouvel élément :
l'idée qu'il est plus grand que le roseau, idée qui fait
dorénavant partie du groupe du chêne. Or comment
méconnaître qu'il y a une nouvelle union, une nouvelle
coordination toutes les fois qu'une somme d'images ou
d'idées est devenue plus complexe, s'est enrichie ou
compliquée d'un nouvel élément ?
Suivant la même marche dans le 4ème système, j'ai cru longtemps que
les intuitions s'unissaient ou se coordonnaient (car ces mots sont
synonymes dès qu'on prend le mot coordination dans le sens plus
général que je lui donne toujours) dans tous les cas avec les autres
éléments de la coordination où l'intuition avait
lieu. Ce qui ne m'empêchait pas, pour la même raison que dans les autres
systèmes, de distinguer par abstraction l'intuition qui consistait, par
exemple, à voir entre la ligne droite et la courbe, jointes par leurs
extrémités en un seul contour, la relation d'être plus courte.
Et le jugement intuitif qui consistait dans l'union de cette
relation à ce qui était déjà compris dans la notion
de la ligne droite. Les réflexions que
votre lettre m'a suggérées m'ont conduit à un
résultat encore plus différent de votre opinion sur la confusion de
l'intuition avec le jugement intuitif, c'est qu'il arrive
quelquefois que l'intuition ne s' unit immédiatement à
rien, et alors point de jugement intuitif. La notion de
l'étendue, par exemple, vient de l'intuition par laquelle nous voyons
la coordination des élémens juxtaposés,
indépendamment de la nature de ces élémens. Cette notion
loin de s'unir à eux s'en sépare pour rester seule à part.
Aussi n'y a-t-il point dans ce cas de jugement qui la suive
immédiatement, et indépendamment de ces éléments,
ce qui serait nécessaire pour qu'il y eût jugement intuitif. Il
en est de même des intuitions auxquelles nous devons les notions de
divers nombres, etc... Voici le vrai principe des jugements intuitifs. Comme ils ne
peuvent lier ensemble que des notions, il faut qu'il puisse y avoir plus d'une
intuition, génératrice d'autant de notions, savoir
l'intuition totale de toute la coordination et les intuitions
partielles de ses diverses parties. Alors le jugement intuitif unit soit
l' intuition totale et une partielle, soit deux intuitions
partielles, d'après les relations qui existent entre elles
indépendamment des éléments coordonnés, et le
système comparatif se joint à l'intuitif, quand le jugement
exige que les parties soient comparées. Comme dans le cas où dans
un contour en partie rectiligne, et en partie curviligne, l'on a outre
l'intuition totale de tout le contour, les intuitions partielles
de la droite et la courbe. D'autre fois le système comparatif n'y
est pour rien, ainsi dans le même groupe de cinq objets, si on a outre
l'intuition totale du nombre cinq, les intuitions partielles des
nombres 2 et 3, qui y sont compris, il en résultera ce jugement
intuitif 5=2+3. De même l'intuition totale d'une portion de
l'espace et les intuitions partielles de sa longueur, de sa largeur et de sa
profondeur, conduisent à ce jugement intuitif si remarquable :
l'espace a trois dimensions.
De même encore, pour vous donner un exemple de l'application du 4ème
systême au 3ème d'où résultent ces jugements
intuitifs qui servent de base à la théorie du syllogisme, car sur quoi
peuvent-elles reposer si ce n'est comme toutes les autres vérités
nécessaires sur une chaîne d'intuitions et de jugements
intuitifs, en considérant une coordination de classification on a les
intuitions auxquelles nous devons les notions de classe, de genre et
d'espèce, et nous voyons entre ces notions indépendamment de la
nature des choses classées, les relations exprimées par ces
jugements intuitifs. L'espèce comprise dans un genre l'est
nécessairement dans la classe à laquelle appartient ce genre, mais si on sait
seulement qu'elle est comprise dans la classe, elle pourra être comprise dans le
genre ou en être exclue, sans qu'on puisse rien conclure à cet égard,
de ce qu'elle est dans la classe. Au contraire exclue de la classe elle l'est
nécessairement du genre, et exclue du genre, elle peut être indifféremment
exclue du genre ou y être contenue. Dans l'intuition totale d'une chose
qui a commencé, se trouvent les deux intuitions partielles du temps
antérieur à cette chose, et du temps pendant lequel elle dure, de là le
jugement intuitif qu'elle a la raison de son commencement dans ce temps
antérieur, ou si vous voulez une cause nécessairement préexistante. Ex
nihilo nihil, disaient avec cette pleine conviction de tout ce qui est
vérité nécessaire, les philosophes de l'antiquité.
3°. Voici un passage de votre lettre, mon cher ami, auquel je n'aurai pas besoin de
faire une aussi longue réponse. J'avais dit que dans un raisonnement, la
dépendance entre le principe et la conséquence était moins accessible
que dans un jugement intuitif. J'entendais tout bonnement par moins
accessible qu'elle exigeait dans le premier cas un travail de l'esprit dont
l'autre cas n'avait pas besoin. J'ajoutais qu'elle était moins
accessible parce qu'on ne pouvait pas en avoir l'intuition, en un seul acte. Vous
me demandez si l'on peut avoir une intuition en plusieurs actes.
C'est une absurdité. En un seul acte était un pléonasme
explicatif pour élucider le sens des mots : en avoir l'intuition, comme si
j'avais dit : il n' est pas en notre pouvoir d' avoir l'intuition de cette
dépendance, c'est-à-dire de l'appercevoir en un seul acte. Il me
semble que le sens montrait assez qu'il fallait rétablir les mots sous-entendus :
c'est-à-dire de l'appercevoir. Ce passage d'ailleurs faisait
allusion à l'idée suivant moi très juste, que Dieu voit
intuitivement, c'est-à-dire en un seul acte, toutes les
dépendances nécessaires, même celles qui exigent pour nous les
plus longues déductions.
4°. Voici où je ne vous comprends plus du tout. Soit une suite de
vérités A, B, C, D, E, dérivant toutes successivement et
nécessairement de A. Vous dites que le 1er passage de A à B est seul
intuitif. Alors, comment faites-vous celui de B à C, celui de C à D,
etc... Après qu'on a rétabli dans le raisonnement les termes
intermédiaires sous-entendus, dans le cas où il y en aurait, le passage de chaque
affirmation à la suivante est évident par lui-même ; car s'il
fallait démontrer ce passage ce serait au moyen d'autres termes
intermédiaires et c'est précisément ces termes que
j'appelle termes intermédiaires sous-entendus et que je suppose qu'on a
rétablis. Or un passage évident l'est, et ne peut l'être,
que par un jugement intuitif. Ou bien admettez-vous un autre principe
d'évidence ? Si vous l'admettez, quel est-il ? Je vous défie de le
dire. Vous me dites textuellement : «Pour apprécier la relation de D à E,
il faut que j'aie présentes à l'esprit toutes celles qui ont
précédé». C'est ce qui est absolument faux. Prenez, par exemple,
le raisonnement qui conduit à la solution générale des équations du
troisième degré, vous n'apercevez aucune relation immédiate
entre l'équation d'où vous partez x3+px-q, et
celle où vous arrivez [voir la formule sur le manuscrit folio 12, chemise 261-571]. Mais rétablissez toutes les équations
intermédiaires, et vous verrez que le passage de chacune à la suivante
est un véritable jugement intuitif; absolument indépendant des
passages qui l'ont précédé. Ainsi quand après avoir
fait x = a-b, on est arrivé à a3+b3 = q,
et que de a3+b3 = q, on conclut a3 =
q-b3, ce passage n'a que faire de tout ce qui
précède, et c'est un vrai jugement intuitif de dire : quand
a3+b3 = q, il faut que a3 = q-b3.
Jugement qui résulte des intuitions mêmes, à qui nous devons
les notions de somme et de différence.
Ce n'est pas que je prétende que dans chaque passage d'une notion
à une autre, il n'y ait jamais d'intuition qu'entre le
terme intermédiaire précédent et le suivant. Une fois qu'il
est bien reconnu que le principe fondamental de tout jugement intuitif, et par suite
de toute vérité nécessaire, à laquelle on ne peut arriver que
par une chaîne de ces sortes de jugements formant un raisonnement, est
qu'il ne peut y avoir de jugement intuitif que quand [il y a] dans le même
groupe (ou puisque ce mot vous déplaît, pris dans une signification aussi
générale, dans la même coordination) plusieurs intuitions
soit totales, soit partielles, une fois dis-je que ce principe
est reconnu, il est évident que quand on a fait le passage de A à
B, le groupe ou la coordination A a été augmenté de
nouveaux éléments, il est devenu une nouvelle coordination AB,
qui dans sa totalité comprend A et B et la relation qui les lie. C'est dans
cette nouvelle coordination qu'on a l'intuition qui conduit à
C ; souvent il n'y a pas besoin de cette totalité, une partie de
la coordination AB suffit pour passer à C, et il peut arriver que cette
partie nécessaire pour passer à C, ne soit que B, ce qui est le cas
particulier que j'ai d'abord examiné, où de B seul on passe
immédiatement à C. C'est celui de la solution des équations du
3ème degré, cité tout à l'heure, et le plus ordinaire en
algèbre. Mais en géométrie il faut souvent la totalité AB,
ou une partie de cette totalité différente de B seul. Cela ne fait rien
parce que AB est devenue une seule coordination de notion qu'on voit en
masse, tout en en distinguant les diverses parties.
Suivons, par exemple, le raisonnement par lequel on démontre que dans un
triangle rectangle le carré fait sur l'hypoténuse a une surface égale
à la somme des surfaces des carrés des deux autres côtés. On part
d'une coordination où se trouve une intuition totale de triangle,
et sept intuitions partielles, 3 lignes droites, 3 angles, et
l'égalité d'un des angles et de son supplément,
égalité qui est la définition de l'angle appelé droit. On
commence à concevoir une perpendiculaire de l'angle droit sur
l'hypoténuse, voilà deux nouveaux triangles qui donnent chacun autant
d'intuitions que le grand, d'où résulte un tout où il y a
plus de vingt notions. Sans les avoir toutes présentes explicitement,
on considère les angles d'un des petits triangles et du triangle total, et on
voit que deux des angles de l'un sont égaux à deux des angles de l'autre.
On a démontré précédemment que l'égalité de deux
angles entraîne la proportionnalité des côtés. Si l'on voulait
que la démonstration de la propriété du carré de
l'hypoténuse fût une seule chaîne de jugemens intuitifs, il
faudrait rétablir ici tous les termes intermédiaires en faisant sur les deux
triangles de la figure toute la démonstration de la proportionnalité des
côtés dans le cas de deux angles égaux. Mais si elle a été
faite précédemment on l'intercale implicitement dans la
chaîne, et on conclut sur-le-champ que chaque côté est moyen proportionnel
entre l'hypoténuse entière et le segment adjacent. Alors dans le passage
suivant on opère non sur le triangle dont un angle est droit, mais sur le triangle
dont chacun de deux plus petits côtés est moyen proportionnel entre le plus grand
des trois côtés et le segment adjacent.
Le raisonnement se continue toujours de la même manière, soit en
passant d'une notion à la suivante par un jugement intuitif, soit
en intercalant une chaîne de jugements intuitifs, qui, si elle
était rétablie dans toute son intégrité, ferait que tout
le raisonnement ne serait qu'une seule chaîne de jugements intuitifs.
On voit qu'il y a deux manières de procéder dans le raisonnement,
l'une est de rétablir tous les termes intermédiaires, en
répétant par exemple, sur le triangle total et un des triangles
partiels dont je viens de parler, tout le raisonnement qui prouve que deux angles
étant égaux tous les côtés sont proportionnels, ou en se servant de
ce que cela a été démontré précédemment, en faisant
le passage sur-le-champ, d'après le souvenir que l'on a de la
vérité de cette dépendance. C'est ce que j'ai appelé
intercaler, ou sous-entendre une partie du raisonnement. Dans le premier cas
on rétablit au contraire tous les passages en détail, alors il n'y a
plus dans le raisonnement qu'une chaîne de jugements tous
intuitifs. Mais si on était toujours obligé de le faire, les sciences de
dépendances nécessaires ne feraient aucun progrès parce que les moindres
démonstrations deviendraient tellement longues que notre intelligence n'y pourrait
suffire.
Le syllogisme, suivant moi, bien loin d'être la source des vérités
nécessaires n'est qu'un moyen, à la vérité très
utile, d'abréger les raisonnements en se servant de raisonnements
une fois faits pour les intercaler dans la chaîne sans se donner la peine
de les répéter. Ainsi pour ne pas sortir du même exemple, on est
dispensé dans la démonstration relative au carré de
l'hypoténuse de répéter le raisonnement sur la
proportionnalité des côtés des triangles qui ont deux angles égaux,
à l'aide de ce syllogisme :
deux triangles qui ont deux angles égaux ont leurs côtés
proportionnels,
or le triangle rectangle total et un des triangles partiels, ont deux angles
égaux,
donc leurs côtés sont proportionnels.
Le syllogisme est bon et utile toutes les fois que la proposition générale qui
en fait la majeure a besoin d'être démontrée. Sans lui il faudrait
répéter toute cette démonstration sur l'objet particulier dont on
s'occupe, et on n'en finirait pas. Au moyen du syllogisme on applique cette
proposition générale au cas particulier sans avoir besoin d'en
répéter la démonstration, mais c'est encore par un jugement
intuitif qu'on voit que l'application est juste, c'est-à-dire que le
syllogisme est bon.
Le syllogisme est au contraire inutile, et même ridicule, quand la majeure est
évidente d'elle-même, et consiste dans un simple jugement intuitif
parce que la déduction est aussi évidente dans le cas particulier
que dans le cas général. L'enthymème est alors la seule forme sous
laquelle le passage d'une notion à l'autre doive être
énoncé. Exemple : on sait que B est à la fois plus grand que A et
plus petit que C, donc (dira-t-on par enthymème) A est plus petit que C. Voici comme[nt]
le logicien aristotélique renforcé, développerait cet enthymème en
syllogisme :
toutes les fois qu'une grandeur en général est plus grande qu'une autre
et plus petite qu'une troisième, cette autre est plus petite que la
troisième,
or dans le cas particulier que nous examinons, B est à la fois plus grand que
A, et plus petit que C,
donc A est plus petit que C.
Qui ne voit que la proposition générale n'ajoute rien à
l'évidence de la déduction vue intuitivement et dans le cas
particulier indépendamment du cas général et dans le cas
général indépendamment du cas général ? Les uns ont dit que
le cas général n'était vrai que parce que chacun de ces cas
particuliers l'étaient, ce qui est absurde car on ne serait jamais sûr
d'une vérité générale, parce qu'il serait impossible
d'en épuiser, dans l'examen qu'on en ferait, tous les cas particuliers. Les
autres ont dit que le cas particulier n'était vrai qu'à cause que le cas
général dont il est une des applications, était vrai, ce qui est
également absurde, puisque dans le progrès successif de notre intelligence,
la vérité particulière a été reconnue dans chacun des cas
où elle s'est offerte, avant qu'on ne songeât ou même qu'on
pût s'élever à la vérité générale. Moi je
dis que dans le cas général et dans le cas particulier, il y a
indépendamment l'un de l'autre, la même évidence, fruit d'une
déduction également immédiate, due à une
intuition de même nature dans les deux cas. Je vous avais parlé d'une
nouvelle logique résultat de dix ans de méditation. En voilà quelques
fragments. Dites-moi le plus tôt que vous pourrez si nous nous entendons sur tout
cela.
Adieu mon cher ami, je vous aime et vous embrasse de toute mon âme.
A. Ampère
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