Roux-Bordier, Jacques à Ampère, André-Marie
Genève,
4 Xbre 1818 J’ignore, mon cher Ampère, l’adresse de Ballanche. Vous avez acquis une
maison que vous habitez peut-être, je ne sais donc pas la vôtre actuellement, et
vous recevrez ce billet sous couvert d’ami. Veuillez témoigner à
Ballanche toute ma reconnaissance de l’envoi de son ouvrage sur les Institutions
. Pendant quatre jours
consécutifs employés à lire ce livre j’ai eu la fièvre, mais
la fièvre de plaisir. B. ne trouvera pas un grand nombre de lecteurs avec qui ses
travaux puissent être mieux en rapports qu’avec ses amis Ampère, Bredin,
Bonjour, Touchon et Bodmer [c’est-à-dire lui-même, Roux-Bordier]. Ce
livre est d’un talent prodigieux, il est coulé d’un seul jet ; c’est
un édifice parfaitement symétrique, plein d’harmonie, de majesté et
de force. L’élégance la plus fine brille dans les détails.
L’auteur se place dans la littérature sur le même rang et selon moi
au-dessus de Chateaubriand et de Bonald. Si les idées et les théories de B.
ont en partie leur source dans les créations originales de Fabre d’Olivet, de
Schlegel, de Bonald, de [Meitters] et de l’Auteur des Chartes non écrites [??], ce
n’est pas un plagiat. Raphaël n’avait pas été le plagiaire
du Pérugin, ni Newton celui de Kepler.
B. est l’ordonnateur suprême qui crée un monde harmonique et parfait
avec des matériaux dispersés. Il peint sur de simples croquis un tableau
achevé. Mon admiration est d’autant moins suspecte, que je pense
diamétralement l’inverse de l’auteur sur tous les points fondamentaux de ses
théories. Je l’ai écrit à Bredin, la logique de B. est pleine
d’art et de finesse, mais elle n’est point rigoureuse ; à une
véritable dialectique, B. a substitué de la poésie et les couleurs
brillantes de son imagination ou les élans de la sensibilité. Il en est
résulté que j’ai embrassé avec plein d’énergie et plus
de conviction les opinions inverses et qu’au lieu de faire naître des doutes, il a
détruit ceux que j’avais. Dans quelques jours j’enverrai à
Bredin et Bonjour, quelques unes de mes contre-argumentations ; j’y ai mis la condition
qu’ils exécuteraient des commissions que je leur donne. Il faut vaincre la paresse
et la négligence par la curiosité. Je fais le petit Galliani. Si vous
n’étiez pas un Aigle, j’aurais dit à Bredin de vous envoyer cette
psychologie. Mais vous avez la préscience comme la toute science [i.e.
l’omniscience] et vous ferez la lettre que j’écrirais à Bredin, dans
votre cerveau, et elle sera bien supérieure à la [rélle].
J’attaquerais : 1° la révélation du langage. C’est une vue
très haute, noble, et touchante. Mais l’Homme [illisible] en a réellement
créé le langage. 2° l’émancipation de la pensée des
liens du langage. C’est absolument l’inverse. L’émancipation a
été conforme d’abord avec l’abus des mots et le vague attaché
à leur signification, puis avec la disparition de la liaison du sens puisque, au sens
intellectuel, la métaphore de la figure cessant de plus en plus de fixer notre
attention. Mais il n’y a pas émancipation de la pensée du langage ;
c’est l’inverse. 3° les traditions orales du langage. Sources
[sures]. Les traditions écrites perdant les connaissances intellectuelles, morales
et religieuses. C’est l’inverse. Les traditions orales sont les sources des
allégories, des erreurs, des illusions absurdes. L’écriture ramène
aux vérités, à la divinité.... 4° la suprématie de
la nation française et l’universalité de la langue française.
Singulier paralogisme ! La trivialité et l’absence de caractère et de
mœurs nationales présentées comme raisons de puissance et d’action
… ! … Voilà quelques uns des points que je conteste. Il y en a un
grand nombre d’autres. Ma stérilité et mon absence de richesses me feront
trouver le sentier de la vérité qu’a perdu Ballanche en parcourant les plus
magnifiques régions. Ballanche nous propose finement de nous faire catholiques, il a
donc oublié combien peu seront élus. Nous sommes trop modestes, pour
nous placer dans le petit nombre. Nous laissons ce noble orgueil à [Messieurs ?] de
Rome. L’Infini des Allemands est un terrain moins poétique, mais
plus ferme dans les discussions religieuses. Dans l’ouvrage de Bredin (L’Esprit
Saint des Hébreux), l’auteur, en admettant l’Inspiration
immédiate des anciens temps et les révélations pures, les lie habilement
à la Théorie de l’infini, et il arrive à des déductions
admirables et singulièrement vraies. Il est vrai que la nation française ne
trouve pas même sa place dans le rang intellectuel des peuples, elle représente
seulement les intérêts matériels de la vie. Les sens physiques et
l’esprit sont son apanage. Ce sera néanmoins la suprématie
ballanchienne (qui d’ailleurs est un héritage qu’il a reçu de Bonald
et Chateaubriand), qui fera réussir les Institutions à Paris. Cela est
tout simple, à Pékin, à Madrid, à La Mecque, il en serait de
même. [Fin du feuillet ; il manque vraisemblablement une partie de la
lettre]
if ($lang=="fr" AND $val['bookId'] < '834') { print "Lettre publiée dans "; } ?>
if ($lang=="en" AND $val['bookId'] < '834') { print "Publish in :"; } ?>
Source de l'édition électronique de la lettre : original manuscrit Paris, Archives de l'Académie des sciences, fonds Ampère, carton XXIV, chemise 332. [Lettre non signée, peut-être incomplète ; l’écriture est celle de Roux-Bordier.]
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Voir le fac-similé : |
Lien de référence : http://www.ampere.cnrs.fr/amp-corr1074.html
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