Ampère, André-Marie à Carron-Ampère, Julie (1ère femme d'Ampère)
(1)
A Madame Ampère-Carron, grande rue Mercière, maison Rosset, n° 18, à Lyon.
Jeudi soir [8 avril 1802] Jamais, ma bonne amie, je n'ai eu moins de temps à moi. J'examine, devant M.
d'Avrieux, tous les élèves de M. Clerc ; chacun reste près d'une heure
chaque fois et passe deux fois, dans la forme d'examen qu'on a adoptée. Heureusement
qu'on renvoie ceux qui sont très faibles ; car il y en a en tout, je crois, près
de quarante. On ne s'interrompt que pour dîner depuis 8 heures du matin jusqu'à la
nuit. L'examen cessé, et la tête bien lardée de mathématiques, je
vais faire un tour avec M. Clerc, qui est à mon avis le phénix de Bourg. Et nous
causons de diverses choses qui me conduisent au souper. Je t'écris aujourd'hui avant de
me coucher pour te raconter ma vie, et décharger un peu mon coeur du poids de ses
pensées. Depuis deux jours qu'il ne t'en a rien communiqué, toutes ces
pensées se bornent à des triangles, cercles, multiplications, règles de
trois, etc. Mais l'image de ma Julie est toujours là avec tout ce fatras. Que mon temps
aurait passé plus agréablement si tu avais été ici, car je n'aurais
pas paru à l'examen ! Je vois que plusieurs professeurs s'en dispensent. Mais, à
présent que j'ai commencé, M. Clerc me vient chercher lui-même et, comme je
n'ai point de bonnes raisons à donner, j'y vais d'autant plus volontiers que je sens
combien il est à propos d'avoir pour ses élèves un interrogateur qui
connaisse la science et que M. Clerc me rendra la pareille à l'examen de mes
élèves de physique qui aura lieu à la fin de l'année. L'examen au
reste finira samedi. Je t'enverrai cette lettre par la Perrin qui part samedi matin. Je
t'écrirai encore demain en attendant que je puisse t'embrasser. J'espère toujours
te voir à Pâques ; mais j'ignore encore combien durera mon bonheur. Ah, si je
pouvais t'emmener avec moi, ne fût-ce que pour un temps bien court ! Comme j'aimerais
à passer près de toi ces jours qui sont si tristes à présent ! Je
sais tous les obstacles ; mais il ne nous en coûterait rien, ma bonne amie, que tu
prisses, avec la Perrin, pendant qu'elle est à Lyon, les arrangements nécessaires
; que tu susses si elle pourra nous procurer un pliant, des chaises, etc. ; comment tu
t'arrangerais avec elle. Si tu envoyais aussi un matelas et les autres choses
nécessaires, elles se trouveraient ici quand tu y ferais un petit voyage, fût-ce
dans bien longtemps ; elles t'attendraient ici et j'aurais plaisir à les y voir comme le
gage du bonheur qu'elles me promettraient. Adieu, ma bonne, ma trop bonne et bien
aimée Julie, j'embrasse de tout mon coeur les deux êtres qui le remplissent et
j'espère qu'ils s'embrassent quelquefois à l'intention du papa de Bou !
J'espère que la petite joue va bien et ne rappelle plus à ma Julie les sottises
de son mari. Je vais me coucher avec les douces pensées que m'inspire l'attente de
Pâques. Adieu, adieu, ma bonne amie, dors bien cette nuit ! Du vendredi soir
[9 avril 1802] – Ce jour a passé à l'ordinaire, ma bonne amie et, quand je
pense que mes leçons ne recommenceront que lundi, je me repens bien d'être si vite
revenu ! Voilà huit jours de bonheur dont j'aurais pu enrichir ma vie, et dont je n'ai
retiré que de me lier davantage avec M. Clerc et de voir comme les examens se font pour
n'être pas neuf dans six mois à celui de mes élèves. Je me suis
décidé, pour qu'ils puissent y paraître forts, à bien faire des
changements dans ma manière d'enseigner dont cet examen m'a fait voir les
inconvénients : surtout celui de parler toujours et de ne faire presque jamais parler
mes élèves. J'ai communiqué ce soir plusieurs de mes idées
mathématiques à M. Clerc et j'ai été satisfait de l'impression
qu'elles lui ont fait. C'est un homme qui laisse voir toutes ses pensées comme dans un
miroir. Quand pourrai-je te voir, ma bonne amie, ma Julie ? Qui m'aurait dit que nous
serions ainsi séparés après l'heureux instant où j'ai cru ne te
quitter jamais ? A Pâques, ma bien-aimée, à Pâques ! J'aurai deux
jours de bonheur et peut-être pourras-tu... ; mais non, je ne l'espère pas, tu ne
pourras pas ! Adieu, ma bonne amie, que je voudrais t'embrasser ce soir ! Adieu, je serre mon
petit et sa maman sur mon coeur ; mais c'est malheureusement de douze lieues de distance que je
t'aime ! A. AMPÈRE.
(1) Huit pages in-4° de 19,5 X 22,5 ; adresse sur la dernière.
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